Dans le jardin d’herbes contigu au potager, Nicolas, le chef propriétaire du restaurant branché Les Herbes folles, sélectionne une à une les tiges de sauge, de livèche, de basilic, de romarin et autres fines herbes pour les besoins de son menu du soir. C’est un bel homme, élégant dans son style négligé chic. Il est nerveux, la mine assombrie. Clara devine qu’il est venu pour lui parler car, la veille, il a pris ses herbes au point de chute en ville.
— As-tu le temps de jaser ou tu cours après ta queue comme toujours?
— Le contact avec les producteurs, j’y tiens…
— Eh bien jasons d’herbes.
«Cette Clara est une véritable sorcière.»
— Allons nous asseoir dans la balancelle, on sera à l’ombre.
— Ton mari?
— Tu peux me parler si c’est ça que tu veux savoir.
— C’est parce qu’un homme d’affaires, chef d’un resto chic, demande pas conseil comme un enfant d’école. Je voudrais pas que ça s’ébruite.
— Ce serait la honte totale, la faillite de ton restaurant!
— Tu ris de moi on dirait?
— Oui!
Il la fixe en souriant. Comme il aime cette femme qui le comprend à demi-mot.
— Alors, ta Nancy?

Nancy McKenzie, la femme de Nicolas, a trente-huit ans. Elle est née à Notre-Dame-de-Grâce d’un père d’origine écossaise et d’une mère canadienne-française. Elle a vécu toute son enfance sans savoir qu’il existait à l’est de la rue Saint-Laurent une majorité francophone. À l’adolescence, par rébellion, elle est allée à la découverte de cette partie de la ville comme d’autres vont en Europe. Elle a fait ses études au cégep du Vieux Montréal et sa médecine à l’Université de Montréal. Et, insulte suprême pour son paternel, elle a épousé un Québécois pure laine. De plus, elle est pédiatre dans une clinique d’un quartier défavorisé francophone. Elle a deux sœurs plus jeunes, également médecins, comme leur père, anglophones comme lui et qui baragouinent le français.
Nancy a hérité des cheveux roux de son père, de sa haute stature, et de ses joues roses plus près de la rosacée que de la santé. S’habiller est le cadet de ses soucis, elle travaille en t-shirt et jean sous son sarrau, et en espadrilles. Si elle n’avait pas ses magnifiques cheveux longs, elle pourrait passer pour un garçon. C’est une travailleuse acharnée qui, tout comme son père, croit que le bonheur est dans l’action. C’est une pédiatre très populaire auprès des enfants. Elle inspire confiance et, dans ses bras, les petits deviennent sages comme des images.
À quatorze ans, l’amitié pour Nicolas s’est naturellement transformée en amour. Ils se connaissaient depuis la petite enfance et ils étaient toujours collés tels des jumeaux. À dix-huit ans, ils étaient prêts à se marier, mais comme le père de Nancy considérait que celle-ci était trop jeune pour le mariage, il offrit au nouveau couple d’habiter le sous-sol de la résidence familiale, en espérant fortement que sa fille change d’idée et épouse un anglophone.
Le couple ne s’est toutefois jamais marié, mais Nancy et Nicolas ont continué de vivre ensemble, comblés l’un par l’autre. Le succès de leur union? Chacun fait ce qui le passionne. Elle soigne des enfants, il traite aux petits soins les clients de son restaurant. Ils sont très occupés, mais heureux.

— Nancy veut un enfant!
— Elle a quel âge déjà?
— Elle vient d’avoir trente-huit.
— C’est le temps ou jamais.
Nicolas se renfrogne. Il n’a pas consulté la bonne personne. Il n’a surtout pas envie d’entendre qu’une femme ça veut des enfants, que ç’a l’instinct maternel à vif et que ce désir est tout à fait normal.
— Je veux pas d’enfants!
— C’est pas à moi qu’il faut dire ça. C’est à Nancy!
— Elle m’entend pas, on dirait.
— Faut le lui dire comme tu me le dis. Raide de même! Elle va comprendre.
— Oui, mais ça va faire de la chicane. Moi, la chicane… j’ai horreur du ton qui monte, de l’affrontement.
Clara revoit alors son mari qui, yeux exorbités, lui avait hurlé: «Ne me parle plus jamais de Claude!» Elle n’en a plus jamais parlé, elle redoute la colère d’Étienne, colère qu’il réfrène, mais qu’elle sent pas loin, toute prête à jaillir, comme la lave d’un volcan silencieux depuis cent ans. Tout comme Nicolas, elle a horreur de l’affrontement et elle privilégie la douceur au quotidien.
— Excuse-moi, Nicolas, j’ai pas entendu ce que tu me disais.
— Tu pourrais pas lui parler? Lui dire que je veux pas d’enfants, qu’elle arrête de me harceler? C’est du harcèlement sexuel! Elle veut toujours faire l’amour. L’amour sur commande, moi ça me coupe l’inspiration. Elle te respecte tellement, il me semble que ça passerait mieux si c’était toi qui… J’ai même pensé me faire vasectomiser sans le lui dire…
— Pas une bonne idée. Vois-tu ça qu’elle se fasse enlever les ovaires en secret?
— Elle t’écoute, toi. C’était une adepte du fast-food. Tu l’as convertie au bio. Parle-lui! Le plus tôt possible. Fais-lui comprendre… sans ça, notre couple s’en va chez le diable. Ça allait bien entre nous, le bonheur parfait… pis fallait qu’elle se mette en tête que notre amour était en danger si on avait pas de bébé. C’est le contraire: trois… ça marchera pas!
Clara est très embêtée. Le mandat est délicat. Elle réfléchit un moment, soupire puis:
— Bon, je la vois jeudi. Elle vient chercher son panier. Je vais voir ce que je peux faire.
— Clara merci, merci. Je savais que je pouvais compter sur toi. J’ai tellement confiance!
Il extirpe son long corps de la balancelle, rassuré. Pris d’une tendresse subite, il lui plaque deux becs retentissants sur le front. Amusée, Clara en rougit presque. Elle est surtout ravie de se sentir utile. Alors qu’elle le raccompagne à sa Lexus, il est en veine de justifications.
— Quand, à dix-huit ans, on s’est mis ensemble, on voulait pas d’enfants ni l’un ni l’autre. On voulait des carrières, des voyages, une belle maison, de bonnes autos. On a travaillé fort pour tout ça. Il a jamais été question de fonder une famille. Jamais! On avait pas le temps. Nancy disait qu’elle étanchait sa soif maternelle avec ses petits patients. Moi, ç’a toujours été clair que je voulais pas d’enfants. Quel est l’intérêt de se fabriquer des problèmes? On se suffit tous les deux. Moi en tout cas, Nancy me suffit amplement.
Le regard compréhensif de Clara l’encourage à poursuivre.
— La semaine dernière, c’était son anniversaire. Je savais que trente-huit ans c’était un chiffre douloureux pour elle, un chiffre qui lui faisait peur. Deux ans avant la quarantaine. Je l’invite dans le meilleur restaurant en ville, le mien. Au dessert, je lui sers son gâteau favori, une torte aux amandes, et là, entre deux bouchées, je lui tends mon cadeau. Elle ouvre la boîte, écarte le papier de soie, jette à peine un œil sur le collier de perles noires qu’elle remballe vite fait. Elle me lance: «Va le rapporter… C’est pas des perles que je veux.»
— J’ai fait l’innocent. J’ai répondu: «Ah oui, tu aurais préféré les boucles d’oreilles de diamant.» Sa réaction a été violente. Elle m’a lancé la boîte, elle s’est levée bien droite et a crié: «Je veux un bébé!» J’avais honte. Mes clients et mes employés nous observaient…
— C’est pas poli, mais ç’a le mérite d’être clair.
— J’ai quarante-deux ans. Elle, trente-huit! On est ensemble depuis vingt ans. On a une belle vie. On a pas besoin de qui que ce soit d’autre. Notre vie est parfaite comme c’est là. Je veux pas de petits qui vont m’empêcher de dormir. Je veux pas jouer avec un petit à «gédi-géda». J’aime pas ça, les bébés. Puis regarde-moi pas avec des yeux sévères, Clara, je suis pas un monstre! Je connais plein de gens qui n’aiment pas du tout les enfants, qui ont pas besoin de ça pour être heureux. Ils le disent pas parce que, pas aimer les enfants, c’est pas politically correct. Moi, je le dis! Un gars a le droit de dire ce qu’il ressent! J’en veux pas d’enfants!
Au fil de son monologue, Nicolas est devenu rouge comme une tomate, proche de l’éclatement. Pour le calmer, Clara reformule de sa voix la plus douce.
— Nancy veut un enfant, et toi t’en veux pas, c’est bien ça?
— C’est ça. J’en connais des couples avec des enfants, ils se chicanent, pire, ils se parlent plus, et quand ils se parlent, c’est pour accuser l’autre: «Tu sais pas comment élever les enfants. T’en as que pour ces petits morveux.» Ils ont plus de vie de couple. Ils font plus l’amour et, quand ils le font, ils ont peur que leurs chers enfants poussent la porte dans le meilleur. Et pourquoi, moi, je gâcherais ma vie pour des enfants qui vont devenir mes ennemis à l’adolescence? C’est ce qui arrive de nos jours, à douze ans y paraît!
— Il y a des plaisirs dans la paternité. Des petits becs…
— Qui laissent des traces de chocolat sur ta chemise, oui.
— Des petits bras autour de ton cou…
— Qui t’étouffent! Non, les enfants, ça brise les couples. Nos amis qui en ont sont soit divorcés, soit les serviteurs de leur enfant-roi. Je veux pas ça.
— Nicolas, excuse-moi, je regarde l’heure et je dois relayer Étienne au potager. Pauvre lui, il a mal aux épaules et je suis là à jaser… Je vais voir jeudi avec Nancy, mais je te promets rien.
— Elle a tellement confiance en toi. Moi aussi!
— T’oublies tes herbes!
«Je suis pas apte à donner des conseils sur la maternité. Je suis pas une mère parfaite, une épouse oui, mais pas une mère puisqu’un jour j’ai eu à choisir entre mon fils et mon mari et que je l’ai choisi, lui. Aussi, j’ai peur que Nicolas me pose la fameuse question: “As-tu des enfants?” J’ai jamais révélé à mes clients que j’avais un fils. Cette partie-là de ma vie ne les regarde pas.»

Le jeudi suivant, à dix-sept heures précises, Nancy se présente au point de chute du Vieux-Longueuil. Clara est mal à l’aise. Comment aborder le sujet?
— Nancy! T’arrives juste à temps. Je fermais boutique.
— J’ai acheté des fraises au supermarché, ça goûtait rien. Tu as les meilleures, les plus sucrées. Miam!
— J’accepte le compliment.
— Je vais en prendre un crate, je vais faire des confitures. Nicolas est fou de ça.
— Cette année, elles sont grosses et fermes. L’année dernière, elles étaient petites et molles, gonflées de pluie. Écoute, j’ai le temps pour un café si tu veux. Je t’invite?
— Je le sais pas trop si j’ai le temps.
— Je te vois plus, c’est toujours ton Nicolas qui vient me rendre visite.
Nancy accepte finalement l’invitation et elles vont s’installer à la terrasse du bistro en face du parc.
— Je vais plutôt prendre une eau minérale.
— Tu prends toujours un café d’habitude. Ici, leur café est équitable.
— Je prends soin de ma santé. J’ai coupé pas mal dans le café.
— T’es pas malade, toujours?
Clara se demande si Nancy ne serait pas déjà enceinte. Elle plonge.
— Dis-moi pas que t’es enceinte?
— Non non, pas encore, mais je me prépare. On est jamais trop en forme pour donner la vie.
— Ça c’est vrai, mais on a pas juste besoin d’être en santé pour ça, il faut plus…
— Comme quoi?
— Il faut aimer les enfants.
— Je les aime, je suis pédiatre! Et puis j’ai pris soin de mes sœurs autant que ma mère. J’étais l’aînée de la famille. En plus, je babysittais pour me faire des sous durant mon secondaire.
— Devoir, obligation, travail… c’est pas de l’amour.
Le silence devient pesant.
— Nicolas a dû te dire que je voulais un enfant…
— Il m’en a parlé un peu.
— C’est par amour pour lui que je veux un enfant. Je sais pas comment t’expliquer ça, mais on était en symbiose. Je dis «on était» parce que après toutes ces années ensemble notre symbiose a un peu, disons… ramolli. Je veux lui offrir une autre symbiose, un amour commun pour un bébé.
— Tu vas l’aimer ton bébé, c’est sûr, mais Nicolas lui?
Nancy saisit son propos, mais le rejette. Elle reste persuadée que leur couple saura s’aimer assez fort et sera en mesure d’aimer un petit être qui vient d’eux. Un enfant, c’est un projet commun, un projet d’amour qui va renouveler leur relation.
— Toutes mes amies ont des enfants, je suis la seule… Et regarde dans les magazines people, rien que des actrices et des chanteuses radieuses avec leurs beaux poupons. Elles ont l’air très heureuses, leurs conjoints aussi. Il y a comme une recrudescence de maternité, un autre baby-boom. Mon cabinet ne désemplit pas. C’est si naturel d’avoir des enfants! Et puis… Et puis… j’ai tout ce qu’il faut dans mon corps pour en fabriquer un qui va m’aimer pour la vie.
— Un enfant diachylon en quelque sorte.
Nancy la fixe avec hostilité. Clara se demande si elle n’est pas allée trop loin. Après tout, cela ne la regarde pas.
— Je suis une femme, mon corps est fait pour enfanter. Je vais pas gaspiller mon outillage, le laisser rouiller sans qu’il ait servi. À la clinique, chaque bébé que je prends dans mes bras me rappelle que mon corps sert à rien, et des enfants, j’en examine à longueur d’année, c’est devenu insupportable! Et puis j’ai trente-huit ans, c’est le temps ou jamais, surtout que j’en veux trois, trois filles comme chez moi. Et tu me connais, Clara, tu sais que j’aime le risque. Ce nouveau défi va me changer de la médecine. L’entends-tu tiquer mon horloge biologique? Moi, elle m’assourdit.
— Nicolas…
— Je le connais, il est incapable de prendre une décision quand ça concerne pas son restaurant. Lui, il faut toujours que je le mette devant les faits accomplis. Après, il est ben content.
— Jusqu’à nouvel ordre, un poupon ça se décide à deux.
— Si Nicolas veut pas me faire un enfant, il y a des banques de sperme et l’insémination artificielle. Je suis ben ben décidée…
— À mettre ton couple en péril?
— À avoir un enfant et à garder mon couple.
— Bonne chance!
Clara paie les consommations. Elle est de mauvaise humeur parce qu’elle n’a pas su trouver les arguments pour la convaincre qu’il faut être deux pour danser le tango. Nancy la suit, ne comprenant pas trop son changement d’humeur.
Clara dépose le crate de fraises et le panier de produits bio dans le coffre arrière de la voiture luxueuse de la pédiatre, puis lui dit au revoir abruptement et monte dans sa camionnette.