16

L’ambiance est glaciale dans le potager malgré la journée chaude. Clara et Étienne travaillent côte à côte depuis trois heures sans se regarder ni se parler. N’en pouvant plus du silence pesant, elle se plante devant lui.

— Tu voudrais quoi? Que je reste? Dis-le donc si tu veux pas que j’aille à Toronto!

Il est éreinté – il a passé la nuit précédente couché sur des cartons dans une ruelle à Montréal. Mais ça, il ne le lui dira jamais. Il fuit son regard, il ne veut pas entrer dans l’arène, il ne se battra pas.

— T’es libre.

— C’est pas Claude que je vais voir, c’est le petit. Notre petit-fils, Gabriel.

— C’est même pas un vrai!

— Quand l’amour se présente, on demande pas d’où il vient, on le prend.

— Vas-y, mais je veux pas en entendre parler.

— Je peux y aller?

— Que je le veuille ou non, tu vas y aller pareil, mais reviens pour la livraison de paniers jeudi. Puis prends l’avion, c’est loin Toronto en auto. Je vais aller te reconduire à l’aéroport.

Elle ne comprend plus rien. Y aurait-il un piège? Non. Il n’est pas du genre à la piéger.

— Mon avion est à huit heures demain matin. Faut que je sois là trois heures avant.

— T’as déjà ton billet?

— Ben oui. Par Internet. J’aurais encore pu l’annuler si t’avais pas voulu.

— Me semble, oui!

Clara a cru sentir un brin d’humour, et quand il y a de l’humour, il y a de l’espoir… Elle l’enlace, lui souffle à l’oreille:

— Je te comprends pas, mais je t’aime pareil.

— Je te comprends pas, mais je t’aime pareil.

— Faudrait qu’on se parle si on veut se comprendre.

— On a pas le temps, on a du travail…

Ce soir-là, elle écrit dans son cher journal.

Demain, je vais connaître mon petit-fils, mon ange Gabriel. Claude va venir me chercher à l’aéroport avec sa… son… mari. Non, ça voudrait dire qu’il est la femme dans le couple et il n’a rien d’une femme, à moins que ce soit Claude le mari et elle, lui… la femme. STOP! Ne plus me poser de questions dont je n’ai pas les réponses. Accepter les faits tels qu’ils sont. Mon fils et un homme forment un couple et ils ont un enfant. D’une manière ou d’une autre, c’est une famille que je vais aimer. Point. C’est plus facile à écrire qu’à vivre. Est-ce que je pourrai y arriver? Je ne suis pas une sainte. Moi aussi, le nouveau, l’inconnu me dérange. J’ai beau avoir lu sur l’homosexualité, il reste que des gais j’en ai jamais fréquenté. Il faut que je garde l’esprit ouvert! Grand Dieu que je vais essayer de ne penser qu’à cet enfant qui ne demande qu’à être aimé. Comme je vais l’aimer même s’il est… comme mon fils. Et pourquoi serait-il comme son père? L’homosexualité ne s’attrape pas, pas plus que l’hétérosexualité. La preuve: Claude est le produit d’Étienne et de moi, un couple hétéro.

Je pars quand même infirme. Privée de ma moitié, je boite. J’ai hâte à demain. Je sens que ma vie déjà comblée va déborder de bonheur. On va finir par se parler, Étienne et moi, et ça va se terminer comme chaque fois qu’on se parle; il va comprendre. J’espère!

Clara tente de repérer son fils Claude parmi les voyageurs. Elle ne le voit pas, regarde à la ronde, proche de la panique. Des larmes lui montent. Non, elle ne va pas pleurer! Elle opte pour une direction et revient sur ses pas. Finalement, elle se laisse choir sur un banc, sort de son sac à main son carnet d’adresses et son portable, puis elle l’aperçoit derrière une poussette. Il a la tête rasée pour cacher un début de calvitie et a fière allure, avec sa barbe de trois jours, ses lunettes noires de style aviateur, son jean noir bien coupé et son veston décontracté de lin blanc. Il est très élégant, très mode. Elle court vers lui, ils s’enlacent tendrement, longuement. Elle s’en détache pour le regarder dans les yeux.

— C’est toi! C’est bien toi! Mon petit gars!

— Je suis en retard, le petit a régurgité juste comme on partait, j’ai dû me changer, je m’excuse. Laisse-moi te regarder en entier. Depuis des années que je te vois juste le haut du corps à l’écran de l’ordi… T’es belle, maman! Tu vieillis pas!

— Arrête ça!

Rouge de plaisir, elle se penche vers la poussette, où un bébé dort, sucette en bouche.

— C’est Gabriel?

— C’est lui! Comment tu le trouves?

— Il est… spécial.

— Comment ça, «spécial»?

— Je l’avais imaginé autrement.

— Blanc?

— Oui… comme toi et moi.

— Eh bien, il est jaune avec des yeux en amande et des petits cheveux noirs ben raides sur le coco! Il est du Vietnam.

— Il est beau. Vraiment beau.

— Je le trouve splendide. Et c’est pas parce que c’est le mien.

L’enfant ouvre les yeux et bâille tout en étirant ses petits bras. Clara s’accroupit, lui caresse d’un doigt sa joue ronde.

— C’est mamie! Je suis ta mamie! Il me sourit… Claude, il me reconnaît! Il a quel âge?

— Sept mois.

— Je peux le prendre?

Claude sort son fils de la poussette pour le tendre délicatement à sa mère. Elle le bécote, lui murmure des petits mots d’amour, le serre contre son cœur, lui fait des sourires, des grimaces puis…

— Ouf! Il a besoin de changer de couche.

— Il y a pas de table à langer dans les toilettes des hommes. Sorry mom! Je te donne une couche et tout ce qu’il faut.

Tout en cherchant les toilettes des femmes, Clara s’inquiète, puis:

— Euh, l’autre, ben l’autre… ton, ton… Il est pas là?

— Francis travaille. Il était pas prêt à s’occuper d’un enfant à temps plein, ça fait qu’il travaille, lui. Tu vas le voir au souper. Gabriel lui ressemble, c’est un rouspéteur comme lui.

— Ça va bien vous deux? Votre couple?

— Oui. On est en période d’ajustement. Depuis la venue du bébé, il trouve que je le néglige, je trouve qu’il s’implique pas assez. Ça va s’arranger… Papa et toi, ça s’est toujours arrangé, non?

— La toilette des femmes. Je vais aller le changer.

— Pas pour un autre j’espère! Gabriel, c’est mon fils à moi, comme je suis ton fils à toi.

Clara cache dans le visage de Gabriel ses larmes de joie.

Dans la fourgonnette Mercedes, Clara jette souvent un œil vers la banquette arrière, où Gabriel roupille en tétant sa suce. Elle revient à son fils qui – comme s’il voulait reprendre les années perdues – est particulièrement bavard.

— C’est pas juste les femmes qui ont une horloge biologique, les gars aussi. Pas tous, mais plus que tu le penses. J’ai toujours rêvé d’être un papa, mais comme j’aime les hommes, c’était pas possible. De vingt à trente-cinq ans, j’y ai pas trop pensé. J’ai travaillé comme un fou pour devenir cadre de ma compagnie d’engineering. J’ai couru la galipote, pas mal merci! Des passions, j’en ai eu. Un gars après l’autre. Des amours qui durent pas. Je me suis tanné. C’est pas ça que je voulais. Je voulais une vie de couple simple, remplie de tendresse, comme la vôtre, puis je voulais un enfant à aimer. Comme vous m’avez aimé. J’ai eu envie de faire la même chose que vous, d’être heureux comme vous. Pendant les cinq dernières années, mon désir d’enfant était tellement fort! Mais l’élever seul, pas question. Je voulais qu’on soit deux, qu’on lui présente la meilleure image possible d’un couple. Je suis pas fou. Je sais que l’idéal c’est un papa et une maman, mais le second idéal, c’est deux papas ou deux mamans, non?

— L’idéal, c’est l’amour, d’où qu’il vienne.

— Ça fait que je suis parti à la chasse, mais sérieusement cette fois-ci. Je voulais un amoureux qui embarquerait avec moi dans mon projet de paternité. Ç’a pas été facile. Les gais sont pas habitués de se faire dire après l’amour: «Je veux être père, je me cherche un partenaire qui désire aussi un enfant.» Il y en a qui riaient de moi, d’autres me décourageaient, d’autres pensaient que j’étais tombé sur la tête. Puis, miracle, il y a deux ans, dans un sauna… Je te scandalise pas là, maman?

— Tu me surprends, mais non, tu me scandalises pas.

— Ça me fait tellement de bien de te parler de moi librement, en personne, sans mentir, ni masquer la vérité. Toujours est-il que… J’étais au sauna, je rencontre un gars…

— Un gai?

— Ben oui!

— Il aurait pu ne pas être gai! Il y en a qui fréquentent les saunas qui sont pas gais à plein temps. Ta mère est pas née de la dernière pluie. Et puis, depuis que je sais que tu l’es… eh bien gai, comme tu dis, j’ai lu pas mal de livres, des articles là-dessus. Continue, mon chéri…

— Je lui ai fait ma demande et il a pas dit non. Il venait d’une grosse famille et il était fou des enfants. Il reconnaissait que ce qui était le plus difficile dans l’homosexualité était de se priver d’être père. Il m’a mis ses conditions. Il fallait qu’on se fréquente un bout pour savoir si on ferait un bon couple, qu’on se marie…

— T’es marié?

— Non. Je trouve ridicule d’imiter les hétéros. Je préfère inventer notre couple et notre paternité. J’ai fini par en convaincre Francis, mais je sens qu’il va un jour remettre l’idée du mariage sur la table.

Clara boit les paroles de son fils. Elle veut à tout prix redécouvrir cet homme mûr qu’il est devenu. Surtout ne pas le juger.

— On a cohabité pour tester si on pouvait vivre le quotidien. On a passé au travers… enfin avec les mêmes difficultés que beaucoup de couples, je dirais.

— La répartition des tâches, l’argent, les sorties… l’égalité.

— Oui. L’égalité, ça c’est facile, on est deux hommes, il y en a pas un qui sert l’autre, il y en a pas un qui veut dominer l’autre.

Elle se mord la langue. Ce n’est pas le temps de lui dire que, chez les humains, dès que deux êtres sont en présence l’un de l’autre, il y a forcément lutte de pouvoir, lutte de territoire. Non, elle reste en mode écoute.

— Et puis?

— On s’est mis en quête d’un enfant. Je le voulais bébé naissant, lui il le voulait après les couches. J’ai réglé le conflit en lui disant: «On prendra ce qu’on pourra avoir.» Et puis on a cherché… cherché… Je te passe les détails, toutes les démarches qui avortent dès qu’on se déclare un couple gai. Finalement, Gabriel est là.

— C’est tout ce qui compte.

— Je suis heureux, m’man, tu peux pas savoir comme je suis heureux. Puis je suis heureux que tu sois là, que tu connaisses ton petit-fils, que tu le trouves de ton goût. Ça te fait pas peur qu’il soit asiatique?

— Non! Je suis heureuse de te savoir heureux. Je t’aime tant.

Il se gare sur l’accotement. Des larmes lui sont venues qui lui brouillent la vision; pudique, il regarde ailleurs.

— Qu’est-ce qu’il y a?… Claude…

— Il y a pas de windshield wipers pour les yeux. Merci d’être là, maman. Merci! Il manque juste papa.

De la main, elle force son fils à la regarder et elle essuie ses larmes.

— Ton père, faut le comprendre…

— Il me comprend-tu, lui?

— C’est pas toi qu’il comprend pas, c’est lui.

Il lui sourit tristement en redémarrant. Le rejet de son père, il a su s’y adapter, mais revoir sa mère en chair et en os lui rappelle douloureusement l’abandon paternel.

La fourgonnette se gare dans l’entrée d’un townhouse coquet de brique rouge, entouré d’arbres et de bosquets de fleurs. La porte d’entrée s’ouvre sur Francis, l’amoureux de Claude, un grand Noir genre joueur de basketball. Rapidement, il descend les quelques marches pour ouvrir familièrement ses bras à sa belle-mère et l’accueille avec des mots anglais.