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— Oui oui oui! Plus fort Bob, plus fort. Plus vite! Là! Oui… Là! Ahhhh!… Heille! Qu’est-ce que tu fais? Pourquoi t’arrêtes? Bob, mautadine, j’étais sur le petit bord! Viens, minou. Viens s’il te plaît, laisse-moi pas en plein milieu…

— J’ai mal à la tête!

C’est un lit à baldaquin qui se donne de fausses allures de lit espagnol. C’est un lit double qui, s’il parlait lui aussi, en aurait long à raconter sur les soubresauts qu’ont subis les ressorts du matelas. C’est dans ce lit que Mireille et Robert se sont follement aimés et désirés. Beaucoup de nuits, certaines matinées et parfois des après-midi, ce lit devenait l’arène de leurs corridas érotiques.

Et puis un garçon est né et puis une fille. Malgré la fatigue, le manque de sommeil, quelques chicanes ici et là, leur lit à baldaquin est tout de même resté le lieu de tous les désirs, de tous les jeux charnels, de tous les défis érotiques. Une vie sexuelle réussie! Les bébés, et, plus tard, les ados ne les ont pas empêchés de pratiquer leur hobby préféré: faire l’amour.

Mireille avait vingt-deux ans et était apprentie au salon de coiffure de sa tante Éva quand elle a fait la connaissance de Robert lors d’un congrès de coiffeurs. Il avait vingt-quatre ans et était représentant de produits capillaires. Ils avaient jasé cheveux tout en se dévorant des yeux. Puis leurs mains en étaient venues à se frôler, et leurs genoux, timidement d’abord, à se rejoindre lascivement sous la table. De son pied nu, Mireille avait pu se rendre compte de l’effet qu’elle lui faisait. Ils avaient fait l’amour dès le premier soir. Ce n’était pas vraiment un coup de foudre, mais un coup de sexe.

Ils n’avaient rien en commun, sauf le cheveu. Pourtant, séparés quelques heures, ils dépérissaient, comptaient les minutes. Il aimait son corps capitonné de soie humaine, son visage rieur, ses cheveux soyeux. Elle était flattée qu’un homme si populaire auprès des femmes s’intéresse à elle. Foudroyés par le désir, ils avaient quitté leurs parents respectifs pour emménager ensemble. Au bout d’un an, ils s’étaient mariés à l’église. Elle désirait des enfants, un chien, un bungalow en banlieue, une grosse voiture américaine. C’était le kit conjugal rêvé. Lui désirait son corps, passionnément. Issu d’un milieu défavorisé, le couple a travaillé d’arrache-pied pour s’offrir ce dont il avait été privé jusque-là.

Robert et Mireille réussirent à devenir propriétaires du salon de la tante. Elle était ainsi devenue gérante et coiffeuse en chef, tandis que lui avait continué à vendre teintures et traitements capillaires dans les salons de la ville et de la banlieue. Leurs rejetons furent traités comme des enfants-rois. Le couple ne vivait que pour eux. Le soir et les fins de semaine, elle était à leur service, une mère-esclave. Lui faisait du temps supplémentaire pour choyer ses enfants. Ils s’engueulaient souvent sur la meilleure façon d’élever leurs deux démons. Pire, quand elle faisait la discipline, il prenait pour les enfants, et quand c’était lui qui se choquait, elle avait toujours les bonnes excuses pour eux. L’enfer! Un enfer qui grugeait leur temps et leur énergie. Ils avaient cessé petit à petit de faire l’amour. Trop fatigués!

Et puis, l’année précédente, en septembre, de gros changements: les enfants ont quitté le nid familial en banlieue pour aller étudier à Montréal. L’aîné, Jonathan, fait des études en cinéma et vit en résidence, la cadette, Geneviève, a opté pour l’Institut d’hôtellerie et partage un appartement avec des colocataires dans Villeray. Malgré l’inquiétude pour leur progéniture, les parents furent soulagés. Enfin, la maison pour eux seuls, ne plus avoir à donner l’exemple, pouvoir laisser les chips et les canettes vides traîner, la table de la veille non desservie, la vaisselle dans l’évier, leur lit en pagaille. Comme au temps de leurs amours sans enfants. Se retrouver seuls dans le grand bungalow, quelle joie! Il arrivait même à Mireille de s’y promener nue, chose impensable avant. Robert – lui qui avait toujours eu un mal fou à donner l’exemple des bonnes manières à sa progéniture – buvait dorénavant sa soupe à même le bol, se permettant même des petits rots.

Les premiers mois furent divins. Des vacances! Mireille se laissait aller à crier son orgasme, et Robert à hurler les mots cochons qui la faisaient planer. Les jours passèrent et la nouveauté devint ennuyeuse. Habitués à ne parler que des enfants, ils cherchaient en vain des sujets de conversation. Pour compenser, elle se réfugiait dans le lit double et il devait lui faire l’amour. L’acte sexuel comme distraction, comme antidépresseur, comme passe-temps, l’amour tel un somnifère. Faire l’amour pour ne pas avoir à se parler. Et puis il se mit à avoir des pannes de désir. Elle se mit à le soupçonner d’infidélité.

— Mimi non, ouvre pas la lumière!

— T’as des choses à me cacher?

— Non! J’étais sur le point de m’assoupir.

— T’as une blonde, dis-le donc!

— Lâche-moi avec ça! J’ai pas de blonde, puis j’en veux pas! J’ai toi et c’est ben assez!

Elle allume la lampe de chevet, d’inspiration espagnole, elle aussi. Il bougonne.

— Baptême, Mimi!

— Qu’est-ce que ça signifie «J’ai toi et c’est ben assez»?

— Ça veut dire ce que ça veut dire. Je veux pas d’autres femmes, j’en ai une.

— Ça veut dire que t’es tanné de moi? Je suis pas folle, je lis entre les lignes.

— Il y a rien à lire entre les lignes. Lâche-moi patience, caltor, dors donc!

— Tu sais que je peux pas m’endormir sans avoir eu mon petit plaisir.

— Ben vas-y, gêne-toi pas pour moi!

Robert se contorsionne pour éteindre la lampe, côté table de chevet de sa femme.

— Bon ça y est, tu m’as donné une chaleur. Dès que t’es pas fin avec moi, j’ai une maudite chaleur.

— Mets-moi pas tes chaleurs sur le dos, t’es en ménopause, caltor.

— Tu m’aimes plus!

Elle a pris le ton «petite fille» de certaines chanteuses françaises, avec accent de circonstance.

— Si tu m’aimais, tu me désirerais.

— Je dors. Caltor!

Un silence s’ensuit, aussi épais qu’un mur de béton.

— Elle s’appelle comment, ta maîtresse? Je la connais-tu?

— Mimi, j’ai pas d’autre femme que toi. Bon!

Elle n’est pas rassurée. Cela fait bien deux mois que son mari ne bande plus ou presque. Il a essayé ses positions préférées à elle, les siennes, d’autres du Kâma-Sûtra. Rien n’y fait. On dirait que, plus il s’obstine, moins il bande. Pour elle, qui a la tête pleine des confidences de ses clientes, il ne peut s’agir que d’infidélité.

«C’est faire l’amour qui nous tenait. Si on le fait plus, notre mariage est foutu, on va se séparer comme tout le monde. Je vais en parler à ma mère. Non, je peux pas, elle va me sortir les infidélités de mon père, une litanie qui va finir par: “Les hommes, tous des écœurants!” Ma mère part toujours sa cassette contre les hommes quand j’essaie de lui parler de mon couple. C’est vrai qu’à part moi elle a personne à qui parler. Faudrait une bonne fois que je prenne le temps de l’écouter avant qu’elle meure. Il faudrait ben… Elle, sa vie est finie. Heille, quatre-vingts ans! Moi, j’ai juste cinquante-deux. C’est pas vieux, cinquante-deux. Les enfants partis, je sers plus à rien, à personne. Je pensais qu’on pourrait vivre en amoureux, qu’on vivrait une nouvelle lune de miel. Ben non, Bob a des problèmes – comment ils disent ça à la télé? – érectiles! Pis moi, avec ma maudite ménopause! Shit! Shit de shit! Il faut que j’en parle à Clara demain. Je vais lui parler du problème de mon mari. C’est pas moi le problème, vu que ma ménopause, elle, m’empêche pas d’avoir du plaisir, tout le contraire, j’ai le diable au corps. Clara est la bonne personne, elle juge pas, elle dit les vraies affaires, elle est directe. Pourquoi c’est pas elle ma mère?»