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— Un coin à moi! Pas une chambre à moi, juste un coin à moi. Me semble, Étienne, que c’est raisonnable.

— Dans notre chambre, la petite table, c’est pas un coin à toi ça?

— Un coin où tu risques pas d’arriver dans mon dos et lire ce que j’écris.

— Je regarde jamais ce que t’écris dans ton journal. D’abord, il me faudrait mes lunettes de lecture et je les ai jamais avec moi. Quand je suis dans ton dos, c’est ton odeur que je viens respirer.

— C’est pas que je veuille te cacher quoi que ce soit, mais me semble qu’un coin à moi c’est pas trop demander.

— La chambre d’amis! Prends-la, mon amour, et fais-en ton coin.

— Ben non, c’est là que tu vas dormir quand je ronfle trop fort.

— Il reste la remise et le poulailler.

— T’es pas drôle…

— D’accord, c’est pas drôle…

— J’ai pensé à la cuisine d’été, le haut côté dont on se sert pas vraiment. Tu pourrais l’hiverniser. Je la décorerais à mon goût. C’est pas grand, ça va être vite fait. Comme demain…

— Donne-moi au moins une semaine.

— Merci merci. Oh toi, je t’aime!

Et elle l’embrasse et elle le prend à bras-le-corps et tente de le soulever. Ils en viennent à se tirailler et à rire comme des enfants, pris de fous rires.

Une semaine plus tard, Clara est devant son ordinateur dans la cuisine d’été devenue «La cachette», comme l’indique un mini-écriteau qu’Étienne lui a fabriqué non sans une certaine ironie. Elle tape vite, ses idées se bousculant à une vitesse folle.

«Ma cachette» n’est pas un caprice, mais une nécessité. J’ai besoin de solitude. Étienne ne doit absolument pas savoir ce que j’écris à propos de Claude, il m’accuserait d’être déloyale. Est-ce que je suis déloyale en pensant autrement que lui au sujet de notre fils? J’écris ce que je ressens, c’est tout, et il ne peut pas m’en vouloir pour ça. Personne jamais ne lira mon journal. C’est pour moi seule que je l’écris. Pour mettre de l’ordre dans mes idées. Pour me comprendre et comprendre les autres. Par exemple, le problème de Nancy et Nicolas m’amène à me poser la question: «Pourquoi, en ce moment, cette glorification de la maternité?» Y aurait-il une conspiration pour cacher aux jeunes couples ce qui les attend quand ils mettent un bébé au monde?

Si j’avais su quelles inquiétudes mon enfant m’apporterait plus tard. Si j’avais su… Personne ne m’a parlé des raisons profondes du désir de la maternité, des ambivalences de ce désir. Je voulais un enfant. Tout le monde le fait, fais-le donc! Je réalise qu’il existe autour de la maternité un complot qui leurre les couples et les amène à fabriquer des enfants. Avant, il fallait faire soit des soldats pour la patrie, ou donner des âmes à Dieu, ou encore perpétuer la race. De nos jours, on fait des enfants pour combler un vide affectif ou encore pour attacher le mari et, surtout, pour s’assurer qu’une personne au moins va nous aimer pour la vie. Autant de femmes, autant de raisons pour enfanter. Personne ne m’a parlé de la difficulté du mari à accepter ce rival qui, carrément, lui vole sa femme, lui vole le temps de sa femme, l’amour de sa femme. Personne non plus ne m’a parlé de la préadolescence, de l’adolescence, de la postadolescence, de longues années de difficultés et de soucis de toutes sortes. Tout le monde vante les vertus de l’amour maternel inconditionnel, mais personne ne parle des enfants qui n’aiment pas leurs parents, des enfants qui détruisent leurs parents à petit feu… Si j’avais su! Si Nancy savait. Je vais la lui dire, la vérité, moi! Mais en aurai-je le courage et surtout la manière? Ai-je le droit de déjouer une conspiration qui, finalement, arrange tout le monde?

Dans mon temps, si on faisait l’amour avec un homme, fallait s’attendre à ce qu’un bébé, deux, trois, quatre et plus naissent. Des fruits de l’amour! Le seul moyen de contraception au début des années soixante, en tout cas dans mon milieu, était le «requinben»! La pilule est venue plus tard. Comment un homme jeune et follement amoureux pouvait-il se détacher d’un vagin chaud, humide et éjaculer dans un mouchoir? Et comment une femme pouvait-elle trouver du plaisir à cette masturbation assistée rapide et qui n’était profitable qu’à l’homme? Le couple se fatiguait vite de cette pratique. Ils auraient les enfants que le bon Dieu voudrait bien leur donner. Et puis tous les couples avaient des enfants. Ils ne seraient pas pires que les autres. Surtout que les couples sans enfants étaient considérés comme des pervers. On les blâmait, on les tenait à distance, mais surtout on les plaignait. On se demandait ce qu’ils pouvaient faire en couple rien que tous les deux. Qu’est-ce qu’ils pouvaient se dire? On les traitait d’égoïstes, et pour qu’ils se sentent coupables, il y avait souvent dans le journal du samedi le portrait d’un monseigneur entouré d’une famille de dix-neuf enfants. Influencée par cette propagande religieuse, je rêvais d’un beau gros bébé rose, une fille qui serait ma copie conforme, mais en mieux. J’étais brune, elle serait blonde. J’avais les yeux bruns, elle aurait les yeux bleus. Un bébé fille rieuse et calme, amoureuse de la vie comme les bébés des annonces du savon Baby’s Own. J’en voulais deux, deux filles, et les deux devaient m’apporter la cerise sur mon sundae de couple. Dans notre foyer, il y aurait des rires, des jeux et de l’amour. Mes filles seraient les plus belles, les plus fines, les plus talentueuses et, plus tard, elles deviendraient des maîtresses d’école tout comme moi, mais en mieux: des directrices d’école!

Nous, les parents de ces petites merveilles, serions des parents aimants, mais sévères et justes. Des parents parfaits. Pas comme les parents que je connaissais. Eux ne savaient pas comment éduquer leurs enfants, les «dresser» comme on disait alors, pour les rendre polis et dociles. Nous, ce serait différent!

Au bout de cinq années de sexe sans frontières, Claude est né, un chérubin tel que je l’avais commandé, mais un garçon… J’ai tu ma déception, mais mon fils a-t-il perçu ma déconvenue? Étienne, content d’avoir un fils pour perpétuer son nom, n’a cependant pas trop apprécié que celui-ci me dévore les seins, que je le baigne, le crème, le caresse. Je le revois, attendant que je couche Claude pour me saisir comme si l’enfant m’avait volée à lui. Il me faisait l’amour pour m’arracher au bébé. Il jalousait son enfant… Je sentais que je perdrais Étienne si je continuais à m’occuper de mon fils à plein temps. Instinctivement, pour préserver mon amour, j’ai sevré mon bébé très tôt et j’ai passé le biberon à Étienne pour qu’il le nourrisse et puisse ainsi s’en rapprocher, s’y attacher. Est-ce que j’ai bien fait de le séparer de moi pour l’offrir à son père? Me suis-je trompée? J’ai inventé. Il n’existait aucun mode d’emploi pour m’aider. Il était hors de question de partager mes doutes avec mes parents. Ils m’auraient vite jugée mauvaise mère et, pour une femme à cette époque, et encore aujourd’hui, c’est la pire des tares.

Étienne, lui, était rassuré, mais je crois que mon fils a ressenti mon abandon parce que, pendant ses jeunes années, il tentait continuellement de me conquérir. Il voulait m’épouser, il était toujours dans mes jupes. J’acceptais ses petits becs, ses caresses quand Étienne travaillait et je le repoussais quand il était là. Je voulais tellement que Claude aime son père comme moi je l’aimais. Je voulais qu’Étienne aime son fils comme moi je l’aimais. Je me demande des fois si je n’ai pas rêvé tout ça, comme Étienne le prétend. Mon mari n’aime pas beaucoup ressasser ses émotions, les analyser. Il préfère les nier, les remiser loin dans sa tête. Moi, c’est tout le contraire, je picore dedans pour trouver des réponses. C’est peut-être lui qui a raison. Je m’en fais trop. Je me suis toujours demandé si c’est mon amour pour Étienne qui a fait Claude tel qu’il est. Cet enfant-là a senti la concurrence et il a voulu m’avoir juste pour lui. Peut-être? Peut-être pas?

Si j’avais su les dommages que peut causer l’arrivée d’un bébé dans un couple fusionnel, dommages au couple, dommages à l’enfant. Est-ce que je l’aurais eu, cet enfant? Personne ne m’a dit la vérité sur ce qui m’attendait ou – si on me l’a dit – je n’ai pas voulu l’entendre. Je naviguais dans l’inconnu. Mais à bien y penser, l’ignorance a du bon. Si les femmes savaient comment c’est du boulot d’élever des enfants, il n’y aurait pas beaucoup de bébés sur la planète. Nancy! Me taire? Dire la vérité? «Il ne faut pas briser un rêve», dit la chanson. Je ne dirai la vérité que si Nancy ou Nicolas l’exigent. Je ne me fais pas d’illusions, ils me questionnent non pas pour avoir des réponses, mais pour que je confirme leurs positions. Je sais, je fais la même chose.

«Ah sirop! Le téléphone sonne. Pourquoi Étienne ne répond pas? Bon, il doit être dans le potager. J’arrive!»

Avant de quitter son coin de travail, elle prend bien soin de fermer le fichier de son cher journal.