8

Dans le potager, Clara sarcle les mauvaises herbes tandis qu’Étienne pose des tuteurs aux plants de tomates qui, cette année, poussent en orgueil. C’est une journée caniculaire de juillet. Il s’arrête, boit à même le thermos l’eau citronnée et aromatisée de menthe fraîche que Clara prend toujours soin de lui préparer le matin. Ils travaillent, unis dans leur désir de faire pousser de beaux légumes exempts d’insecticides et d’engrais chimiques pour les vendre à des clients qui les apprécient, clients dont certains sont devenus des amis… ou presque.

— Chéri, je viens de voir une énorme bibitte à patate. Pis elle est pas seule, elle est avec son équipe de démolition. Faut faire quelque chose! Mes patates, c’est pas des ordinaires, c’est des rattes. On est les seuls dans le rang à faire pousser ça. Mes clients sont fous de mes rattes.

— Taleure! Là je suis plus capable!

— Ton mal de dos?

— C’est rien… manque d’exercice.

— Hein? Un potager, c’est pas de l’exercice?

— C’est pas comme nager.

Clara délaisse sa besogne, se rapproche et soulève le filet antimaringouin d’Étienne, puis le sien. Elle le fixe avec tout l’amour qui l’habite, puis lui donne un baiser rapide.

— Merci d’avoir sacrifié ta natation pour moi.

— J’ai rien sacrifié pantoute. On a décidé ensemble de quitter… moi ma natation, toi l’enseignement pour venir vivre ici.

— T’as sacrifié ton rêve pour le mien. Toi, tu rêvais de fonder une école de natation à Montréal pour les jeunes de la rue. Moi, mon rêve, c’était ça, ici. C’est pas juste…

— Je suis heureux ici, mais des fois, c’est vrai que l’eau me manque.

— Pauvre toi!

— C’est pas grave. Je tiens assez à toi pour faire des sacrifices.

— Moi, te faire plaisir, c’est jamais un sacrifice.

— On serait pas ensemble depuis si longtemps si on avait toujours fait selon nos goûts personnels. J’ai compris ça il y a longtemps. Pour que l’amour dure, il faut se faire mutuellement plaisir tout en se respectant, que tu dis. C’est ce qu’on fait.

— J’aurais pu te faire plaisir moi en restant à Montréal.

— On va pas recommencer cette discussion-là. On est ici et on est bien. Point final!

— C’est pas trop difficile de te priver de piscines pleines de chlore et de bactéries?

— Oui c’est difficile, mais tu vaux ça mille fois.

Elle fond, il l’embrasse, cette fois-ci au travers des filets moustiquaires. Pour eux, l’amour est une dépendance choisie, voulue et assumée. Elle consulte sa montre, elle s’active, car Mireille, une cliente de longue date, préfère venir chercher son panier le lundi à la ferme. C’est jour de congé au salon de coiffure.

— Elle te fait perdre du temps, la Mimi.

— Rencontrer mes clients, c’est la partie de mon travail que j’aime le mieux. Chéri, saute donc dans le pickup, va nager au lac…

— J’aime pas les lacs, ça manque de chlore et… de bactéries.

Elle rigole tout en s’essuyant le front. Il lui sourit avec affection.

— Je t’aime!

— Moi aussi, tellement!

Au lieu du lac, Étienne a entraîné sa dulcinée sous la douche. Il l’a longuement savonnée et caressée de ses mains rugueuses, d’un côté puis de l’autre, en s’attardant là où il sait pour la faire couiner de plaisir. Puis à son tour de le savonner en insistant sur les zones sensibles. Ils s’embrassent sous la pluie tiède de la douche, langues emmêlées et… le téléphone sonne.

C’est Mireille qui, ne voyant personne à l’extérieur et ayant frappé à la porte d’entrée à répétition, appelle de son cellulaire.

— On s’est fait prendre…

— Les culottes baissées!

Quand il rit, ses yeux plissés, les commissures de ses lèvres retroussées, c’est un jeune homme. Elle le revoit quand sa mère faisait irruption au salon avec une assiette de sucre à la crème-alibi et le surprenait la main dans son soutien-gorge. Il avait alors un sourire tendre et moqueur qui avait le don d’amadouer madame mère, comme il l’appelait.

— Ris pas, qu’est-ce que Mimi va penser? Une femme de mon âge!

— Qu’est-ce qu’elle penserait d’un homme de mon âge avec une érection de cette force-là?

C’est elle maintenant qui rigole, flattée de provoquer un tel désir à son âge. Elle s’extirpe de son étreinte, se sèche rapido et attrape son boubou africain, cadeau d’une cliente d’origine malienne. Elle dévale l’escalier en criant.

— J’arrive! J’arrive!

C’est une Clara ébouriffée et suintant la sensualité qui ouvre la porte moustiquaire de la cuisine à sa visiteuse.

— Pour l’amour du saint ciel, qu’est-ce que tu faisais?

Clara pouffe de gêne et de plaisir. Mireille saisit vite.

— Non non non. Dis-moi-le pas! Surtout pas de détails scabreux!

Mireille ressent de la jalousie. «Pourquoi elle et pas moi?»

— Mon panier est-tu prêt?

— Viens donc t’asseoir un peu. C’est l’heure du dîner, tu dois avoir faim?

Mireille aurait voulu déguerpir tant la jalousie envers la maraîchère s’incrustait. Mais le besoin de se confier était plus fort. Clara sort du frigo une bouteille de rosé et dépose sur un grand plateau sa tapenade d’olives noires, de sauge et d’amandes, des biscottes rôties et aillées. Mireille se charge des verres, des assiettes, napperons et ustensiles.

Elles sont attablées sous l’épinette géante dans des chaises de rotin bleu ciel. Le soleil darde des flèches de lumière au travers des branches. Pour faire diversion, Clara parle «cheveux».

— Est-ce que je devrais cesser de me teindre en brun auburn et devenir blanche comme mon mari?

— C’est ma journée de congé, Clara. Je suis dans le cheveu cul par-dessus tête toute la semaine.

— C’est vrai!

— Excuse-moi d’être bête, mais là, moi je suis tannée d’être fine! Au salon, tu peux pas être toi-même, faut que tu sois au service des madames qui, la plupart du temps, savent pas ce qu’elles veulent. Pis quand elles décident de quelque chose, c’est une tête qu’elles ont découpée dans un magazine pour ados. Pour la coiffeuse, même si ça marche pas dans son couple, faut qu’elle ait le gros smile pareil.

— Ça marche pas dans ton couple?

— Je dis ça comme ça.

— Qu’est-ce qui va pas?

Il n’y a aucune curiosité dans le ton de Clara, que de l’empathie. Mireille respire à fond. Elle ne pleurera pas. Elle se connaît. Si elle ouvre les écluses… De plus, son mascara ne supporte pas ses larmes. Elle a beau essayer les imperméables, ils restent perméables au sel de ses larmes.

— Il y a des choses qui se disent pas de même.

— Tout se dit, ça dépend de comment on le dit et à qui on le dit. Moi, je juge pas, j’essaie de comprendre, c’est tout.

Mireille rougit, embarrassée. Clara respecte son silence et reverse du rosé dans leurs verres. Un silence où toutes les deux observent Étienne qui, sorti de la maison, se dirige d’un pas léger et en sifflotant vers le potager.

— Mais si t’aimes mieux qu’on parle d’autre chose…

— C’est gênant. J’ai peur de pas avoir les mots distingués… J’ai pas été à l’école longtemps…

— T’as un amant!

— Jamais dans cent ans!

— Ton mari a une maîtresse?

— Je sais pas comment il pourrait avoir une maîtresse: il bande pas!

«Bon, le chat est enfin sorti du sac. Je m’en doutais bien que c’était d’ordre sexuel, son problème.»

Pour se donner du courage, Mireille cale son verre de vin.

— C’est-tu normal, un homme de cinquante-quatre ans qui bande pas?

— Les humains ont pas tous le même appétit. Certains mangent tout le temps, d’autres grignotent, d’autres mangent n’importe quoi, d’autres mangent toujours la même chose, d’autres se tannent de la même nourriture. Et puis, il y a ceux qui mangent peu ou pas du tout. L’anorexie, en amour, ça existe, la boulimie aussi…

— Le mien, il fait la grève de la faim! Pourtant le soir, je fais tout pour l’exciter. Je me promène devant la lumière pour qu’il voie mon corps au travers de ma jaquette. Il détourne la tête. Rendue dans le lit, j’ai beau me coller, j’ai juste droit à un petit bec sec et un «bonne nuit», puis vite il vire de bord et s’endort. Moi, je dors pas. Je suis frustrée. Je me colle sur lui. Il fait semblant de ronfler. C’est l’enfer, coucher avec quelqu’un que tu désires pis qui est frette comme un frigidaire. C’est le pire des rejets et Dieu sait que j’en ai connu, des rejets. Mon père, il a jamais pu me blairer. Quand je voulais y donner un bec, il me repoussait, j’allais salir sa maudite chemise blanche. Bob est rendu pareil. Depuis un certain temps, finito les «frenches». Puis tout ce qui vient avec. Puis moi, hein? Puis moi? Je suis supposée faire la grève moi aussi et mourir sèche comme un coton? Moi, j’ai un gros appétit. Plus je suis privée de nourriture, plus la nourriture m’attire. J’ai faim, Clara! Je m’enverrais un bœuf en entier, tu sais veux dire.

— T’es peut-être trop gourmande?

— Je veux pas le bœuf entier, même pas le gros T-bone, je me contenterais des amuse-gueules!

— Lui as-tu parlé de ta faim de caresses?

— Ça, il le sait que je veux faire l’amour, mais pour les caresses… Ben, non! L’amour avant, on en parlait pas, on le faisait. Maintenant qu’on le fait plus, on va pas se mettre à en parler!

— Il le faudrait pourtant… Ton mari, c’est pas un devin, il peut pas savoir ce qui se passe dans ta tête si tu lui dis pas.

— Clara…

Coup d’émotion de Mireille, dont les yeux s’embuent. Sa bouche tremble et ses mains tordent son papier-mouchoir. Clara lui tapote affectueusement l’épaule, ce qui encourage son amie à poursuivre ses confidences.

— Ça se peut-tu qu’un gars bande pas avec sa femme parce qu’il en aime une autre? Hier soir, je pensais ça, je l’ai même accusé de me tromper! Ça se peut pas, hein? Il peut pas baiser une autre femme s’il bande pas avec moi.

— Oui, Mimi, ça se peut qu’avec une autre femme il puisse… Comment te dire? Le désir et l’amour, c’est deux choses…

— Pour moi, c’est la même chose. Je l’aime, donc je le désire.

— T’es une femme, lui c’est un homme.

— Je le sais ben que c’est un homme!

— Le désir masculin est axé sur la conquête, sur la nouveauté, sur l’interdit. L’homme dans la cinquantaine qui a vécu en couple pendant des années veut parfois changer de job, de maison, de sport, et des fois de femme. C’est le fameux «démon du midi». Ses enfants sont partis de la maison, il se retrouve seul avec une femme qu’il appelle «maman» dans une société qui valorise les femmes. Il peut sentir le besoin de prouver sa virilité en ayant des relations avec d’autres femmes. Ça veut pas dire qu’il les aime. Ça veut surtout pas dire qu’il aime plus sa femme. Ton mari, contrairement à toi, peut facilement séparer le sexe de l’amour… et faire l’amour sans aimer.

— Si ton mari te trompait, ça te ferait rien?

— Ça me ferait de la peine, mais je comprendrais que c’est dans la nature des hommes de «semer à tout vent».

«Si Étienne me trompe, j’arrache les yeux de sa maîtresse, et lui, je le jette dans le composteur avec les épluchures de patates! Mais il me trompera jamais. On a encore de l’appétit l’un pour l’autre, même si on mange moins, et moins souvent.»

— Je peux pas rester de même…

L’attention de Mireille se focalise sur Étienne qui arrive d’un bon pas dans leur direction.

— Je vais sauter sur le premier venu!

— Bonjour Mimi! Clara, j’ai besoin de ton aide pour l’échelle. Deux chats sont dans l’arbre, impossible de les faire descendre. Tu pourrais…

Clara s’est levée pour enlacer son mari, afin de bien signifier à sa visiteuse qu’il ne sera pas le premier venu en question.

— J’arrive dans cinq minutes.

— Tu veux que je mette le panier de Mimi dans sa voiture?

— Oui, bonne idée. Merci mon amour.

Clara retourne s’asseoir avec la coiffeuse, qui a observé le couple avec envie.

— Ne précipite rien, c’est peut-être juste une baisse de testostérone.

«Comment lui dire que la satisfaction physique dans une relation qui dure de longues années n’est qu’un plaisir parmi tant d’autres? Que le désir, somme toute, ne joue qu’un rôle mineur dans le bonheur à long terme? L’essentiel, c’est l’affection qui unit le couple dans son intimité. Mais il me semble qu’elle devrait savoir ça à l’âge qu’elle a.»

— Le Viagra?

— Il voudra jamais! Lui, prendre une pilule pour bander! Un gars qui se vante d’être un chaud lapin. Si ses chums apprenaient ça!

— C’est juste une panne de désir. Ça va revenir. Il y a aussi des sexologues… Mimi, je dois aller aider mon mari. Il a déjà mis ton panier dans ton auto.

— Ton mari est tellement gentil, serviable. C’est pas comme le mien! De ce temps-ci, mon Bob est au neutre, pas juste dans le lit, dans la maison aussi.

— Et au travail?

— Ben de bonne humeur!