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Perché dans la montagne, le luxueux chalet de bois rond est entouré de sapins, d’épinettes et de pruches. Il est assez vaste pour accueillir une grosse famille. C’était l’idée de Nancy, l’idée d’une femme qui veut des enfants avant que ses ovules ne montent en graine. Une idée de fou, selon Nicolas qui, tous les week-ends, doit être à son resto de longues heures. En fait, il n’a que le lundi pour relaxer, et encore. Il a pourtant payé la moitié du versement initial et il contribue aux paiements hypothécaires et autres frais. C’est un éléphant blanc et il l’a uniquement acheté pour faire plaisir à Nancy. Déjà, il le regrette.

— C’est beau, hein, Nicolas! Un chalet de rêve! Va falloir que je décore les cinq grandes chambres. J’ai des idées… On est bien ici tous les deux. Es-tu content?

Devant les fenêtres panoramiques, Nicolas admire la vue spectaculaire sur les montagnes laurentiennes. Elle le rejoint, l’enlace par-derrière. Il soupire un brin.

— Si tu l’es, je le suis.

— T’entends pas ton TON.

— J’ai pas de ton.

Il se dégage de son étreinte et se dirige vers la cuisine ultramoderne. Elle le talonne, anxieuse.

— Tu me fais la gueule.

— Pas du tout. J’essaie de relaxer… Arrête ça!

— Pourquoi t’es pas content? Tu penses que j’ai voulu le chalet parce que je veux des enfants?

— Ben, c’est clair comme de l’eau de roche. T’es peut-être une bonne pédiatre, mais en manipulation, t’es zéro. On change l’auto. Qu’est-ce que madame veut? Une familiale! Je voulais acheter un loft à Tremblant pour le ski, toi tu veux un gros chalet avec cinq chambres!

Elle s’accroche à son cou, le bécote en riant. Il n’a jamais pu résister à ses chatteries, et elle le sait. Il l’enlace.

— Joue avec moi, mon amour. Je suis heureuse là…

— Si je t’aimais pas tant…

— Qu’est-ce que tu ferais?

— Mais je t’aime. La question se pose donc pas.

— Si t’aimes tout de moi, c’est ce que tu me dis souvent, tu vas aimer un enfant qui sort de mon ventre. Peut-être un garçon. Aussi beau, aussi talentueux que toi. Un mini Nicolas…

— Nancy, c’est NON!

— TU COMPRENDS RIEN!

Ils en viennent vite à se japper des insultes, tels des chiens enragés. C’est leur première vraie engueulade. Ils n’ont jamais réellement pris le temps de se disputer pour vrai. Ils n’avaient aucun motif sérieux de s’affronter auparavant. Préoccupés chacun par leur travail, une fois de retour à la maison, ils n’avaient pour seules envies que de se mitonner un bon repas, regarder un DVD, faire l’amour et puis dormir. Aujourd’hui, elle dormira seule. Il aura trouvé un prétexte pour rentrer tôt en ville.

De retour en ville, assise sur un tabouret, Nancy grignote un sandwich de grains entiers aux légumes grillés bio sur le comptoir de marbre de sa cuisine. Elle est seule, comme tous les soirs, car Nicolas est au restaurant. Elle est furieuse et triste. C’est la première fois qu’il lui sert un «non» pas négociable.

«Clara! Faut que je lui parle. C’est une mère, elle va me comprendre. Est-ce que c’est une mère? Je pense, oui. Ça doit. Elle en parle jamais. Peut-être qu’on oublie ses enfants quand on vieillit. À cette heure-ci, je vais sûrement la joindre avec Skype.»

— Clara? Je suis contente que tu sois là. Tellement contente! J’ai personne à qui parler. Ma mère, ça compte pas, les seules idées qu’elle a sont celles de son mari. Elle les radote constamment. Comme il vit à Édimbourg et elle à Montréal, elle est de plus en plus à court d’idées.

Nancy rit, mais peu à peu ses yeux se plissent, sa bouche se tord et un torrent de larmes jaillit autant de ses yeux que de son nez. Clara ne l’a jamais vue ainsi.

«Ça paraît qu’elle pleure pas souvent, elle a pas vraiment le tour.»

— Veux-tu qu’on se reparle plus tard?

— Non!

Et Nancy de lui raconter en reniflant que Nicolas ne veut pas d’enfants et que cela semble définitif et que, pour elle, c’est la fin du monde.

— Pourquoi veux-tu un enfant?

— Quelle question! Ben… C’est tout naturel. J’ai un utérus exprès pour en porter. C’est normal de vouloir un enfant quand on est une femme. C’est un accomplissement personnel.

— Tu veux ajouter un bébé au tableau de tes succès?

— Euh… Oui! Réussir sa vie, c’est pas juste gagner de l’argent, c’est réussir à avoir ce qu’on veut…

— Et tu veux un enfant. Alors il te le faut.

— Oui! Et pas juste un.

— C’est un désir ou un besoin?

— Euh… Les deux?

— Le désir, cela va de soi, mais le besoin? Tu as vraiment besoin à trente-huit ans de passer du couple au trio? Tu veux risquer de perdre ton mari qui, lui, veut pas d’enfants?

— Je le perdrai pas. Quand je vais être enceinte, il va changer d’idée.

— Et s’il en change pas?

— Pourquoi t’es si dure avec moi?

— Je te dis la vérité pour que tu prennes une décision en toute connaissance de cause. Je veux aussi contrecarrer la mode qui nous montre les jeunes mères, belles, minces et reposées, alors que prendre soin d’un bébé, c’est fatigant, astreignant et des fois décourageant. Si j’avais eu une mère aimante, c’est ce que j’aurais aimé qu’elle me dise avant que je fasse un enfant. Personne parle des grosses responsabilités qui viennent avec les enfants, personne ose dire la vérité à celles dont l’horloge biologique s’affole. Résultat: elles se lancent tête baissée dans la maternité. Leurs attentes sont si grandes, si romantiques qu’elles ne peuvent qu’être déçues d’une réalité dont elles ont aucune idée.

— T’es trop déprimante. Bonsoir!

Nancy a coupé sec la communication. Figée devant l’écran, Clara n’est pas contente d’elle-même. Elle n’a pas écouté Nancy. Elle devrait la rappeler pour s’excuser. Et puis non! Elle a dit le fond de sa pensée. Elle aurait tout de même pu s’exprimer plus gentiment, mais elle est excédée de la fausse promotion sociale autour de la maternité.

C’est la mine sombre qu’elle rejoint Étienne, qui lit avec intérêt un grand livre illustré sur les sherpas qui accompagnent les alpinistes sur l’Everest. Voyant qu’elle obtiendra difficilement son écoute, elle lance:

— Il fait trop chaud! Je sors prendre l’air.

Il lui sourit pour la forme, mais son attention revient rapidement à son livre.

Dans la balancelle, Clara se berce avec frénésie, comme pour exorciser son malaise intérieur.

«Qu’on arrête de me demander des conseils si on veut pas les suivre! De toute façon, qui suis-je pour dire aux autres quoi faire? Comme si j’avais le secret du bonheur! C’est vrai que la vie m’a appris certaines choses, et qu’il est légitime que je veuille en faire profiter les autres. Mais ces conseils, je devrais peut-être les garder pour moi? C’est ça! Juste pour moi! Les autres, qu’ils s’arrangent!»

Forte de sa résolution, calmée, soulagée, elle ralentit la cadence et fixe les yeux vers le ciel étoilé.

«Les étoiles pétillent comme du champagne, c’est tellement beau… Comme j’ai de la chance d’être vivante, en santé, de vivre ici, d’être amoureuse. Merci, la vie!»

Elle s’abandonne dans la beauté de la nuit. Elle sourit quand elle réalise que, une à une, les lumières tamisées de la maison s’éteignent.

«Mon amour se prépare pour la nuit. Je suis mieux de rentrer.»

Clara ne trouve pas le sommeil, contrairement à son mari qui dort à poings fermés. Elle vire constamment, se couvre du drap léger qu’elle rejette aussitôt.

«Vaudrait mieux me lever au lieu de gigoter.»

Elle se lève doucement. Surtout ne pas réveiller Étienne. Elle descend au rez-de-chaussée sur la pointe des pieds. Dans la cuisine, elle se prépare une infusion de mélisse pour ensuite s’installer devant son ordinateur. Elle relit la dernière ligne de son journal avant de le poursuivre.

Il n’y a pas de bonheur avec un grand B, mais des petits plaisirs que tout un chacun peut s’offrir, s’il le veut. Ces petits plaisirs aident à supporter les malheurs, les insignifiants comme les gros. Ces petits bonheurs sont des respirations dans l’étouffement du quotidien et, en plus, la plupart du temps, ils sont gratuits. Hier matin, dans le potager, la première tomate. Après avoir frotté mes mains sur les feuilles et avoir respiré leur parfum, je la cueille et qu’est-ce que je trouve? Une minitomate en excroissance sur la grosse. Une mère tomate avec son bébé! J’ai mangé le bébé tomate et, après, j’ai dégusté la mère. Juste ça, ça m’a mis de bonne humeur pour la journée.

C’est comme la nourriture. Il faut se nourrir pour vivre et, tant qu’à manger, il est préférable que ce soit de la nourriture que j’aime. Plat enfance. Plat confort. Plat sensuel. Et je m’offre ces plaisirs avec délectation, sans aucune culpabilité. Je ne cuisine plus jamais de plats qui m’ennuient ou que je rate systématiquement. Cuisiner pour moi n’est plus une corvée ni un défi, c’est devenu un plaisir. J’ai tant d’autres petites félicités. Lire des magazines, les miens et ceux des autres, surtout ceux des autres. La nuit, me réveiller avec une fringale. Descendre l’escalier pieds nus, ouvrir le frigo et choisir ce qui me tente, une aile de poulet, ou un concombre cueilli l’après-midi, ou une poignée de framboises pas lavées. Et puis, pour les soirées où Étienne est sorti, ce qui est rare, m’étendre en jaquette devant la télévision avec une boîte de chocolats. Écrabouiller chaque bouchée. Remettre les mous dans la boîte. Croquer les durs, les sucer longtemps. Le septième ciel!

Et il y a aussi le plaisir de dormir seule. Celui de prendre toute la place dans le grand lit, d’écarter mes bras et mes jambes, de remonter ma couette sur mon nez et de penser à mon fils Claude, mon amour, en toute quiétude. Et quand j’ai des cauchemars, quelle joie que de me réveiller et réaliser que ce n’était qu’un foutu rêve. Et quand je suis couchée près d’Étienne, tout le plaisir de le sentir là, à portée de ma main, à portée de mon désir. Aussi, l’incomparable plaisir de boire un grand verre d’eau quand on a soif et celui de faire pipi quand on a longtemps retenu son envie. Je compte parmi mes satisfactions sensorielles les plus puissantes les odeurs de mon enfance, l’encre, l’odeur du cigare de mon père mêlée à celle de son after-shave, l’odeur de la poudre Coty de ma mère, l’odeur de la cire à prélarts, l’odeur de la térébenthine qui venait à bout des poux, l’odeur de l’encens à l’église, l’odeur sucrée du cream soda, l’odeur de l’alcool à friction pour faire sécher mes boutons, l’odeur des feuilles mortes l’automne, l’odeur javellisée du linge qui l’hiver séchait dans le corridor. Plus tard, l’odeur de l’école où j’ai enseigné, de la craie, des pommes rouges sur mon bureau, l’odeur âcre des adolescents et celle plus fruitée des filles. L’odeur du pain chaud et des oignons frits. J’ai même songé à créer un parfum «oignons caramélisés». J’aurais, j’en suis certaine, eu une énorme clientèle d’hommes. L’odeur des bébés, de la poudre Johnson, celle du lait suri sur l’épaule, là où on fait faire le rot.

Le plaisir des soldes! Le seul moment où économiser devient jouissif. Trouver le vêtement rêvé à rabais. Être celle qui, avant les autres, a repéré l’aubaine. Et je ne parle pas des plaisirs de la maternité. Il y en a. Se pavaner avec son gros ventre pour montrer qu’on est en train de fabriquer une petite merveille. Et puis, quand la merveille est née, sentir qu’on vaut quelque chose. Le plaisir du petit poing qui tient très fort le doigt. Le premier sourire qui n’est hélas souvent qu’une grimace due à une colique… Enfin, je m’efforce de me remémorer que les souvenirs heureux, les autres, je les oublie. À ressasser mes petits plaisirs passés, présents et à venir, je ne m’ennuie finalement jamais. Mon bonheur quotidien est fait de ces petits moments heureux que je sais reconnaître. Je les engrange pour me les rappeler avec délices quand ça va moins bien. C’est de l’argent en banque pour les jours tristes. Mais comment faire comprendre cela à ceux qui voient la vie en noir et gris, aux victimes? Est-ce que Nancy sait que, si la maternité a des plaisirs, il y en a aussi ailleurs, et qu’à attendre le bonheur que d’une seule source on risque de ne pas goûter aux autres? Bon, ma tisane dodo fait effet… Tiens… une autre volupté. Dormir et se réveiller le matin, prête à commencer une journée pleine de surprises agréables.