C’est la mi-août. Il fait un temps splendide. Magali se fait dorer la peau sur sa galerie arrière. Ça la distingue des autres serveuses du bar pâlottes presque vertes. Et puis Samuel est fou du hâle. Une peau dorée l’excite au plus haut point. Mais ce n’est pas tant le hâle qui l’excite que la ligne de démarcation entre le doré et ce que sa culotte cache. Allongée sur une serviette de plage, en string et les seins nus, elle ne se formalise pas de la présence des deux ouvriers qui, en break, fument sur le toit d’en face. Leurs regards concupiscents ne lui déplaisent pas. Tout le contraire. Ce sont des caresses sur son corps. Elle est seule aujourd’hui. Samuel, parti depuis le matin, ne reviendra pas avant cinq heures. Elle s’interroge.
«Qu’est-ce que je veux? Si je pouvais savoir ce que je veux… Pourquoi à mon âge je sais pas encore ce que je veux? Je veux Samuel, ça c’est sûr, mais est-ce que je le veux pour toujours, à la vie, à la mort? Nous deux dans un lit, c’est divin, c’est magique, c’est méga super bon… ça, je veux que ça continue. On travaille puis on fait l’amour. On fait l’amour puis on travaille. Mais le reste, est-ce que je veux le reste, genre le quotidien? Et puis quand on fait l’amour, je sais où il est, j’ai le contrôle. C’est pas que je sois une control freak, mais j’ai peur de le perdre. Toutes ces comédiennes avec qui il va étudier, si on peut appeler ça des études, jouer à faire semblant d’être le méchant, le bon, l’amant. Dans le fond, l’idée qu’il va embrasser une autre fille au cinéma ou sur scène me rend malade. Faire semblant! Son pénis, il le sait pas lui qu’il fait semblant! Je veux pas qu’il soit comédien, mais je réussirai pas à le faire changer d’idée. Il changera pas d’idée, il veut être acteur depuis qu’il est né, pour être un autre, qu’il me dit, pour être tout le temps dans la peau d’un autre comme si la sienne était pourrie. Lui, il s’aime pas, mais moi celui que j’aime, c’est lui, tel qu’il est. Il a pas besoin de changer de peau et de devenir acteur pour que je l’aime. Je pense que je suis jalouse de son métier. Je veux-tu endurer ça, qu’il fasse semblant d’aimer d’autres femmes, de coucher avec?… S’il m’aimait vraiment, il changerait de métier.»

Dans un wagon du métro, Samuel marmonne comme s’il s’adressait à un auditoire.
«Oh, être un grand acteur, faire vibrer le public, l’attendrir, le toucher, le faire rire, le manipuler, le mettre à ma main. Je ris, il rit, je pleure, il pleure. C’est ce pouvoir-là que je veux. Donner du bonheur aux gens, les émouvoir, les amener ailleurs, leur faire oublier les malheurs de la vie. Il y en a dont le but est de devenir premier ministre, moi ce que je veux – et ça, depuis que je suis tout petit –, c’est m’emparer du public et l’émouvoir jusqu’aux tréfonds de son âme. J’aurais le pouvoir de changer les individus en les faisant réfléchir ou rire ou pleurer, un pouvoir plus grand que celui d’un premier ministre. Je veux ce pouvoir! Je vais être le meilleur, le plus célèbre et pas juste au Québec, partout dans le monde. Je sais ce que je veux et je vais l’obtenir. Et c’est pas Magali qui va m’en empêcher. Merde! J’ai oublié d’acheter le bœuf haché, ma blonde va me tuer! Ma blonde! C’est bon d’être aimé, je sais, et elle m’aime, mais comme je change de vie, je devrais peut-être changer d’amoureuse. Les amours interchangeables! Un beau titre pour une pièce de théâtre. Disons que Magali ne me convient plus, c’est le mot juste. J’ai changé, elle pas, donc elle me convient plus… Pas question de lui dire “Je t’aime plus”, je m’embarquerais dans des discussions sans fin. Je suis mieux de la tromper, c’est plus simple. Le cave, j’ai pas besoin de m’embarquer dans une histoire avec une autre, j’ai juste à lui faire accroire que je l’ai trompée… Si je suis pas capable de jouer cette scène-là, je suis mieux de changer de métier.»
— Elle m’a-tu dit d’acheter des pains hamburger aussi?
«Tu peux pas être Hamlet le soir et le matin nettoyer les toilettes. Je veux être libre pour me donner à corps perdu à ma carrière. Pas de femme, juste le jeu, le théâtre, les téléséries peut-être!»

Tassés sur la galerie entre le minibarbecue et le bac de recyclage, Magali et Samuel grignotent leurs hamburgers sur pain tranché. Ils ne parlent pas. Il sent le besoin de briser le silence pour préparer sa scène des faux aveux d’infidélité.
— Pas trop cuit?
— Je pense pas.
— Comment ça, tu penses pas?
— Parce que…
— Parce que quoi?
— C’est pas une réponse, ça.
— J’ai d’autres choses à faire dans la vie que de vérifier si la viande est trop cuite ou pas assez.
— T’es ben à pic!
— Je suis pas à pic!
— Qu’est-ce que t’as encore?
— Rien.
— Tu dois faire la baboune pour quelque chose?
— Tu veux savoir ce que j’ai? Tu vas le savoir…
— Bon!
— Je suis enceinte.
Un ange passe, puis deux et trois et puis tout un bataillon d’anges et d’archanges.
— Dis quelque chose, Samuel!
Il est assommé raide. Sa scène de rupture mise au point et répétée dans le métro, il ne pourra pas la jouer. Le scénario vient de changer de façon dramatique. La réalité encore une fois dépasse la fiction.
— Tu veux rire?
— J’ai-tu l’air d’une fille qui rit?
— Tu prends la pilule.
— Ça s’oublie, une pilule.
— T’as pas oublié ta pilule? Crisse, c’est la seule responsabilité que t’as!
— J’ai oublié.
— T’es enceinte?
— Ben, c’est ce que dit le test de grossesse.
— Ça se trompe.
— Trois tests d’affilée? Et une visite au CLSC?
Il se lève, dévale l’escalier en colimaçon et fuit par la ruelle. Il court droit devant comme pour égarer ses problèmes. Au bout d’une heure, il est plus calme et revient par la porte d’entrée cette fois. Magali est dans la chambre, très concentrée à retoucher le vernis de ses ongles d’orteils.
— T’es enceinte!
— J’ai pas fait exprès, je te le jure. J’ai oublié de prendre la pilule pendant une couple de jours. Il y a pas d’autres raisons ni d’autres motifs. J’avais déjà pensé à devenir enceinte pour te garder, mais je trouvais pas ça honnête. Je m’en voudrais de baser ma vie avec toi sur un mensonge.
— T’es pas enceinte. Ça se peut pas. Je commence mes études!
— Désolée, je suis bel et bien enceinte…
— Tu vas pas le garder?
— Ça dépend de nous deux. Pas de toi seul ni de moi seule, mais de nous deux.
— C’est pas moi qui a oublié la… les maudites pilules! Crisse crisse crisse de crisse…
— Pogne pas les nerfs!
— Je venais pour te dire que je t’avais trompée et tu m’annonces que t’es enceinte, il y a de quoi capoter solide.
— Tu m’as trompée?
— Non, non, je t’ai pas trompée, j’avais inventé ça pour qu’on se laisse.
— Tu veux me laisser?
— Je sais plus. Je suis tout mêlé.
Ils ont l’air de deux enfants perdus. Magali prend une grande respiration, sa voix est basse, presque douce.
— Je suis pas folle, je vois très bien qu’entre nous la passion est éteinte, mais si on le veut, tous les deux, on peut commencer à bâtir une relation à trois, toi puis moi puis le bébé. Clara a coutume de dire que ce qui compte dans un couple, c’est la qualité de la relation. Moi je suis prête à y mettre du mien, si tu y mets du tien… puis la venue du bébé va arranger le reste.
— Magali, j’ai besoin de réfléchir. Je peux pas penser à trois affaires en même temps, je suis pas une femme. Je pense que je vais aller faire un tour par chez nous, il y a longtemps que j’ai pas vu ma famille, mes amis. Je reviens dans une semaine et on en reparlera.
— Je serai peut-être plus là…
— Ça réglera pas le problème.
Magali est morte de peur. Son amour agonise. Comment le ranimer? Elle a un enfant dans son ventre qui n’aura pas de père. Clara! En parler à Clara. Parler pour se défouler, lui refiler son fardeau pour qu’il pèse moins lourd. Parler pour comprendre, se comprendre au fil des mots. Pour trouver des solutions ou découvrir qu’il n’y en a pas. Parler pour se soulager, pour se faire bercer de mots rassurants comme seule Clara en est capable.
Pendant que Samuel jette ses effets dans son sac à dos, Magali, défaite, se couche en position fœtale sur le lit et pleure doucement, juste assez pour donner mauvaise conscience à son amoureux. La vie pour elle n’a plus de sens.

Dans l’autobus qui l’amène vers son Abitibi natale, Samuel, seul sur sa banquette, marmonne:
«Maudites femmes! Toutes pareilles! On les aime, puis après, tout ce qu’elles veulent, c’est nous mettre en cage en nous faisant un petit. Si encore on s’aimait comme avant. Magali et moi, on s’est aimés à la folie. On a fait l’amour passionnément. Pourquoi ç’a changé? Je veux pas de vie de couple, je veux la passion. Je suis un être passionné. Il me faut de la passion. L’amour, c’est pas assez. Je suis prêt à retourner avec Magali à condition que ce soit comme avant quand on s’adorait. Je veux être au septième ciel tous les jours. J’ai le droit de vouloir rien que le meilleur de l’amour quitte à me servir de plusieurs femmes pour obtenir ce “high”. C’est comme ça qu’on acquiert de l’expérience, du vécu qui nous sert après pour jouer au théâtre. Mais je la connais, tout ce qu’elle veut c’est retourner aux études en notariat, redevenir la petite péteuse d’Outremont, se marier avec moi et avoir une famille. J’haïs la famille! La mienne en premier puis toutes les autres. Je suis pas fait pour vivre le quotidien, rien que la passion. C’est pas grave, je vais retrouver avec une autre fille la passion que j’ai connue avec Magali. C’est facile. Il y a plein de filles autour de moi qui demandent pas mieux que je les embarque dans une ride de romantisme. C’est ça qu’elles veulent les filles dans le fond, du romantisme cucul comme dans l’ancien temps puis le mariage avec la robe longue, le kit. Elles se disent pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais elles veulent que tu les traites en princesses, puis là, quand toi t’es bien accroché, que t’es tombé en amour, elles décident qu’il est temps de mettre du sérieux dans la relation: elles oublient de prendre leur pilule.
«Magali est enceinte! De moi? Depuis que j’ai appris la nouvelle, j’ai ce maudit doute qui me trotte dans la tête. Quelque part, tous les hommes doutent de leur paternité. Je suis un homme comme les autres. Et s’il est de moi… Je veux pas être père, devenir comme le mien, une brute ivrogne. Je pourrais être le contraire: un père aimant comme j’en vois des fois dans la rue, qui poussent les poussettes et qui s’inquiètent du bébé et qui lui sourient et qui l’embrassent à chaque lumière rouge. Moi, je ferai pas comme mon père, moi je vais l’aimer, lui dire qu’il est intelligent, qu’il va réussir quoi qu’il entreprenne. Je vais lui dire souvent que je l’aime. J’en parle comme si c’était déjà fait. C’est concombre, mais je le vois dans le beau ventre de Magali. Il est petit petit, puis il me ressemble. Si c’est une fille, elle peut ressembler à sa mère, qui est une maudite belle fille. Puis j’aurai pas à me bâdrer de courir la galipote pendant que j’étudie pour devenir comédien, je vais avoir une petite famille. Et me faire photographier par les journaux à potins avec mon bébé dans les bras. Yes! Moi, le nono de la famille, celui qui a pas réussi dans le métier de mineur, celui qui se lance à corps perdu dans le métier le moins sûr du monde, celui d’acteur, moi je vais avoir une petite famille! Je capote, moi là! C’te maudit p’tit embryon-là, il est en train de m’avoir!
«Ç’a pas de bon sens! Je commence quatre ans d’études. Puis je suis même pas sûr d’aimer Magali pour la vie. La vie! Je veux pas. Je peux pas passer ma vie avec la même fille! Je vais mourir d’ennui. Je suis pas fait pour m’attacher pour la vie! C’est trop long la vie astheure. Puis je le voulais pas, moi, cet enfant-là. Je commence mes études en art dramatique, je vais pas m’embarrasser d’une famille. Je veux pas! Je veux être libre!»