13

C’est un avant-midi tristounet. Il fait chaud et humide. Une pluie fine arrose le potager. Clara en profite pour faire les confitures de fraises dont ses clients sont si friands. Le téléphone sonne. Ennuyée, elle amorce le mouvement pour décrocher le récepteur. Mais:

«Je réponds pas!»

Elle interpelle son mari une première fois, puis lui crie:

— Réponds! J’ai les mains collées. Étienne!

Dans la remise, il ne peut l’entendre car il tranche à la scie mécanique le vieux cèdre abattu la veille. Clara essuie ses mains sur son tablier et décroche le combiné.

— Allô?

— Allô!

— Vous voulez parler à qui? Allô? À qui voulez-vous parler? I do not speak english!

— Maman!

— Claude!

Un long silence s’ensuit, fait de joie et d’inquiétude.

— Es-tu là, maman?

— …

— On peut se parler, maman?

— Oui oui. Ton père est dans la remise. Comment tu vas, mon trésor?

— Ça va bien, très bien même.

— Attends que je ferme le feu sous les confitures.

Elle éteint les ronds de la cuisinière, jette un œil vers la remise, se tire la berceuse du pied et s’assoit, toute au bonheur de parler à ce fils qu’elle n’a pas vu en chair et en os depuis des années.

— Je m’ennuie de toi. Les courriels, c’est bien beau, même avec Skype, c’est pas comme te voir en personne, te toucher, t’embrasser.

— Tu pourrais venir à Toronto?

— J’ai jamais fait un voyage sans ton père. Puis l’été, on peut pas partir à cause du potager. Et l’hiver, avec la neige dans le rang, on sort pas beaucoup. On est pas jeunes jeunes…

— Je voudrais tellement que tu voies où je vis.

— Je le vois un peu avec la caméra Web.

— J’ai du nouveau dans ma vie…

— Ah oui?

— Je voudrais te présenter quelqu’un, maman.

Clara frissonne d’espoir. Et s’il avait changé, s’il était amoureux d’une femme…

— J’ai enfin trouvé l’amour.

— L’amour… Je suis contente pour toi, mon grand.

— Je pourrais même me marier, un jour.

— Ah… oui?

«Il a changé, il aime une femme!»

— Et on a l’intention d’avoir un enfant… même que c’est déjà fait. J’ai un bébé, un garçon.

Clara pose une main sur son cœur, qui veut sortir de sa poitrine.

— Il s’appelle Gabriel, comme l’ange. C’est un ange!

Clara tousse un peu pour raffermir sa voix et reprendre contenance.

— Je suis grand-mère!

— Oui… t’es grand-maman.

— Le rêve de ma vie! Tu le sais que je rêvais d’être grand-mère, tu le savais?

— Oui maman, je le sais. Il est beau. En santé. Il rit tout le temps. Je suis tellement heureux. J’aimerais que tu le voies et aussi j’aimerais que tu rencontres la personne avec qui je vis…

— C’est naturel, normal, mon chéri.

— C’est un enfant qu’on a adopté. J’ai pas voulu t’en parler avant. Le processus d’adoption a été très long.

— Claude, je vais essayer de trouver le moyen d’aller te voir, pas cette semaine, l’autre. Je peux plus te parler là, ton père s’en vient par ici. T’as pas idée du cadeau que tu me fais! Puis dis à la femme que t’aimes qu’elle prenne soin de toi, t’en vaux la peine. Je suis heureuse, mais je peux plus…

— M’man, raccroche pas. C’est pas une femme que j’aime, c’est un homme, tu le sais bien. L’enfant, on l’a adopté ensemble.

Clara est déçue, mais ne veut pas le montrer.

— Ah! Je pensais, excuse-moi. Je peux plus te parler. Ton père…

Elle raccroche comme Étienne ouvre la porte. Elle rallume le feu sous les chaudrons de confiture. Il remarque la berceuse à proximité du téléphone.

— J’ai au moins vingt deux par quatre de cèdre. Ça sent bon ici-dedans. Qui c’était au téléphone?

— Magali. Elle veut que je l’accompagne à Toronto. Elle va voir une amie. J’en profiterais pour aller au congrès des fermières. Tu sais, où j’étais invitée, tu te rappelles? Je voulais pas y aller seule, mais là on serait deux à conduire.

«Je me pensais pas capable de mentir avec autant de facilité.»

Elle poursuit, presque fière de ce nouveau talent qu’elle se découvre.

— Mais je lui ai dit que je pouvais pas te laisser tout l’ouvrage…

— C’est sûr qu’en plein mois de juillet…

— Puis je veux pas t’abandonner une semaine surtout.

«Décidément, je suis plutôt douée.»

— Quatre jours, je dis pas, mais une semaine… C’est jamais arrivé qu’on soit loin l’un de l’autre…

— Tu partirais quatre jours?

— Ou trois? C’est un congrès de trois jours. Tu comprends, ces fermières-là doivent être occupées elles aussi en juillet. Tout comme moi. Juste trois petits jours.

— Si tu veux… Et puis chérie, t’as pas à me demander la permission.

«Non, je partirai pas, ce serait le trahir. Mais d’un autre côté, il y a mon petit-fils, je me meurs tellement de le prendre dans mes bras…»

— Clara, les confitures débordent!

Ce soir-là, la chambre est envahie du chant des ouaouarons et du bourdonnement de maringouins qui s’y sont faufilés, assoiffés de sang humain. L’air est léger et une bonne odeur de verdure fraîchement arrosée se mêle à celle des confitures de fraises qui embaume la maison. Clara fait mine de consulter un traité d’horticulture. Étienne lit un polar suédois ou peut-être fait-il lui aussi semblant de lire.

— Ton fils vit à Toronto.

— Et?

— Tu vas pas aller le voir?

— Oui!

— Pardon?

Clara a soudain décidé de lui dire la vérité. Elle se sent odieuse de lui mentir. Jamais elle ne lui a menti auparavant. Enfin, presque jamais…

— Je vais pas à Toronto avec Magali. Le congrès, c’était pour te faire avaler le voyage, mais je veux pas de mensonges entre nous. T’as droit à la vérité.

— Bon…

— Je vais voir mon petit-fils.

— Quel petit-fils?

— Le fils de Claude. C’est lui qui a téléphoné cet après-midi. Il m’a annoncé la nouvelle. Il a adopté un bébé.

— Ça se peut pas. Claude est pas normal.

— Notre fils est normal, il est homosexuel!

Étienne est blanc comme un drap. Il est envahi par une colère qui se traduit par un tremblement de la lèvre inférieure et une voix basse.

— Je t’ai dit de jamais me parler de ça!

— Ça fait dix-neuf ans, chéri, que je te parle pas de l’homosexualité de ton fils, depuis que tu l’as mis dehors. T’as vieilli, la société a changé. Les… comme Claude sont maintenant acceptés…

— Me parle pas de lui!

Il quitte le lit, enfile sa robe de chambre et sort en claquant la porte derrière lui. Il dévale l’escalier et sort dans la noirceur de la nuit. Il s’éloigne en prenant de grandes respirations pour calmer son cœur.

Il est bientôt rejoint par Clara. Elle lui enlace la taille, le presse tout contre elle pour l’adoucir. Il se cabre, la repousse, l’affronte.

— Tu m’as choisi, moi! Si tu veux le choisir lui… t’as beau! C’est lui ou moi! Et c’est pas négociable!

Elle rentre en serrant les dents et, comme pour nourrir sa colère, pour la millième fois, elle revit ce fameux soir, ce moment déchirant. Les images douloureuses reviennent.

Clara et Étienne veillent sur le balcon de leur logement au centre-ville. C’est un soir d’été étouffant. Ils rêvent, chacun dans ses pensées. Ils sont un couple amoureux, un couple qui a le bonheur d’avoir un fils affectueux, studieux. Clara rêve d’une petite ferme pour sa retraite. Étienne aimerait, lui, enrôler dans le sport – la natation – les enfants du quartier laissés à eux-mêmes. Puis Claude arrive en vélo, ce qui les extirpe de leurs rêveries. Il est radieux quand il les rejoint sur le balcon pour leur annoncer avec candeur qu’il est amoureux fou. Comblés, les parents échangent un regard attendri, se voyant déjà grands-parents. Enfin, leur fils amoureux, lui qui avait été tout à ses études d’ingénieur et qui n’avait pas pris le temps pour l’amour. Puis en bas, dans la rue, une voix enjouée:

— Youhou!

— Viens, monte vite!

Ils pensaient rencontrer une belle jeune fille, mais c’est un jeune homme qui grimpe l’escalier. Leur fils fait les présentations comme si c’était naturel d’être amoureux d’un homme. Étienne se fige raide, incapable de parler. Il se lève, livide sous son hâle de professeur de natation, et rentre à l’intérieur. Claude est profondément vexé par sa froideur. Clara hésite, mais elle sourit tout de même à l’amoureux de son fils, politesse oblige, pour ensuite les laisser seuls sur le balcon.

Étienne l’attend dans la cuisine. Il est calme, d’un calme qui fait peur. Elle ne l’a jamais vu comme ça.

— Je ne veux pas de ÇA dans ma maison! Je reverrai Claude que s’il revient au bon sens. J’exige la même attitude de toi. Je t’avertis, Clara. Ce sera fini entre nous si tu obéis pas.

Elle tente de le raisonner. En vain. Ce n’est pas négociable. C’est son fils ou lui!

Par la suite, Claude a aussi essayé d’amadouer son père. Ce fut une fin de non-recevoir. Il a donc quitté le foyer familial pour vivre avec son amoureux.

Au cours de cette soirée fatidique, Étienne a erré des heures dans les rues du quartier. À son retour, il s’est couché comme si de rien n’était. Elle lui a demandé d’expliquer son comportement. Il lui a redit, glacial:

— Tu choisis, c’est lui ou moi!

Il a éteint la lampe de chevet, lui a tourné le dos, faisant mine de dormir. Dix-neuf ans plus tard, Clara se retrouve dans la même position, à regarder son dos, son dos de glace qu’il pose entre eux pour l’empêcher de discuter. Il fuit ce qu’il est impuissant à expliquer, à s’expliquer en fait. Elle rallume, se lève, contourne le lit et le force à lui faire face.

— Il y a dix-neuf ans, je t’ai choisi toi, mais aujourd’hui, je choisis mon petit-fils. Je vais aller le voir que tu le veuilles ou non.

On frappe à la porte, des coups répétés comme un appel au secours.

— Entends-tu?

— Je dors.

Devant sa mauvaise foi, Clara endosse sa robe de chambre et descend au rez-de-chaussée, suivie des chats qui roupillaient dans la pièce. Les coups ont redoublé. Elle allume et, un brin craintive, elle ouvre la porte à une jeune femme en pyjama, une veste de laine sur les épaules, qui se rue dans le vestibule.

— Fermez la lumière! Barrez la porte!

Clara obéit machinalement.

— Vous êtes qui?

— La porte arrière est-elle fermée?

— Ben non.

— Faut tout tout fermer!

Talonnée par l’inconnue qui reprend son souffle, Clara se rend à la cuisine et verrouille la porte arrière. Seule la lumière de la cuisinière les éclaire. Elle observe la jeune femme. Trente ans, pas davantage, assez jolie, un format moyen, des cheveux blonds, raides et longs.

— On se connaît?

— Fermez la lumière du poêle. S’il voit de la lumière, il va me retrouver. J’ai pas envie de me réconcilier. Qu’il me cherche un peu!

Clara éteint à contrecœur et elles sont aussitôt plongées dans l’obscurité.

— Qui, «il»?

— Mon chum.

— Ah…

— Moi, c’est Charlène, votre voisine, ben depuis une semaine. J’ai loué la petite maison jaune au bout du rang, celle des Veilleux, ceux qui sont morts dans un accident de la route l’an passé. Je suis leur petite-cousine de loin, c’est comme ça que j’ai pu louer pour quelques mois. Mon chum est au coton. Il est psychothérapeute. Il a besoin de tranquillité pour se reposer. Puis, moi, je voulais prendre congé du bureau, je suis sur le bord du burn-out. On a deux enfants, j’ai pensé que l’air de la campagne leur ferait du bien. Lui a un gars de six ans, moi une fille de sept ans. Son gars aime pas ma fille, et ma fille c’est pas une idiote, elle l’aime pas non plus, ça fait que la vie est pas vivable. Moi je prends pour ma fille, lui prend toujours pour son gars. L’enfer! À Montréal, ils allaient à l’école le jour, ils se voyaient que le soir, mais là qu’ils sont toujours ensemble… T’aurais pas une bière que je décompresse?

— Écoute Charlène, il est passé minuit… tu penses pas qu’il faudrait rentrer…

— Non. Qu’il s’inquiète un peu… Il me tient trop pour acquise, il va voir que je peux découcher.

— Êtes-vous mariés?

— Ben oui! Moi je voulais pas, j’y avais déjà goûté, mais lui, il lui fallait le contrat signé. Je l’ai marié pour lui faire plaisir. Moi, je crois pas au mariage. Tu fais des bouts de chemin avec un, puis avec l’autre. Quand ça fait plus l’affaire, tu changes de partenaire…

— T’es une adepte des amours simultanées.

— Si tu veux appeler ça de même… Ouain.

— Et les enfants?

— Les enfants? Quoi, les enfants? Ils s’adaptent, ils ont pas le choix, c’est ça ou pas avoir de parents pantoute. C’est pas pire que mes arrière-grands-parents, qui ont fait élever leurs enfants par des bonnes, mes grands-parents qui ont mis tous leurs enfants dans des pensionnats. Il y a mes parents qui se sont mis à parler d’amour à propos des enfants. Avant, ça existait pas. On les aimait pas, on les élevait!

— Et toi, ton enfant?

— Ma fille, c’est pas pareil. C’est un amour de petite fille. Pis c’est pas parce que c’est la mienne…

Clara décapsule une bière et la verse dans deux verres. Elle sait que ça va être long, elle indique la berceuse à sa visiteuse et se tire une chaise. Elle va l’écouter en essayant très fort de ne pas la juger. Et puis, cela va la changer de la bouderie d’Étienne.

— Si l’ex de mon chum le gardait, le petit maudit, il y aurait pas de problème. Mais non, elle l’a dumpé chez son père sous prétexte qu’elle voyage pour son travail. Elle là! Elle là! La grande Caro, la belle Caroline, elle est toujours rendue chez nous, soi-disant pour voir son petit gars qui fait de l’asthme. Mon œil! Elle défait toute mon autorité. Il peut ben être le diable en personne, cet enfant-là, elle l’élève pas. Là, elle est en congé, ça fait qu’elle est chez nous en ce moment. Puis je sais pas ce qui se passe avec mon chum quand je suis pas là. Ils sont-tu en train de baiser? Tout le monde sait comment c’est facile de retomber dans ses vieilles pantoufles. Moi, je suis pas comme Johnny – en fait il s’appelle Jean-Christophe, mais je trouve ça péteux, ça fait que je l’appelle Johnny – , lui, il est resté chummy avec ses anciennes blondes comme pour se faire un coussin au cas où… Moi, mes ex, je les vois plus, puis le beau Johnny lui… Je tourne la page. On divorce.

— Mais ta fille?

— Mégane?

— Ta Mégane, elle aime Johnny?

— C’est son adoration, cet homme-là.

— Donc c’est un bon père.

Charlène pose son verre de bière vide sur la table.

— C’est ça, une autre qui prend pour lui!

— Je ne prends ni pour toi ni pour ton mari, que je ne connais pas. Je prends pour les enfants.

— Si c’était pas pour le faire baver en restant cachée, je sacrerais mon camp. Moi, me faire sermonner par une femme que je connais même pas. Là, je suis pognée ici jusqu’à demain matin. Ça fait que… je vais dormir sur ton sofa.

Clara se mord la langue. Elle a appris pourtant avec les années à ne pas toujours livrer le fond de sa pensée, mais c’est plus fort qu’elle.

— Tu devrais réfléchir aux conséquences d’un divorce pour ta fille. Bonne nuit.

— C’est moi qui divorce, pas ma fille.

— Les enfants divorcent aussi!

Au matin, Charlène est partie, sans un mot de remerciement, oubliant sa veste de laine en boule sur le sofa. Clara se rend à vélo chez ses nouveaux voisins pour la lui remettre. Un garçon lui ouvre.

— Bonjour madame.

— Charlène est là?

— Elle dort avec papa. Pis quand papa fait dodo avec elle, c’est interdit de le déranger.

— Bon. Ta sœur elle fait dodo aussi?

— Elle déjeune.

— C’est toi qui lui as fait son déjeuner?

— Non, c’est ma maman à moi.

— Bon.

— Bye.

— C’est ça, bye!

Clara dépose sur un crochet du vestibule la veste de laine. Elle est déçue, elle aurait aimé voir ce terrible Jean-Christophe. Sur le chemin du retour, elle replonge dans ses problèmes: Claude, Toronto, l’entêtement de son mari. Elle voudrait bien mettre de l’ordre dans ses pensées en les écrivant dans son journal, mais Étienne doit l’attendre pour préparer les paniers bio. C’est aujourd’hui jour de livraison.

— Où étais-tu passée?

— J’ai rapporté la veste de laine de Charlène, celle qui se sauvait de son mari cette nuit. Eh bien, imagine-toi donc qu’elle était couchée avec lui et que…

— Ça m’intéresse pas, leur histoire. On a quinze paniers à remplir avant que tu partes pour Longueuil.

— Moi je suis incapable de pas m’intéresser aux gens qui croisent ma vie. Qu’ils soient comme ils veulent…

— Il y a plus de fraises, les écureuils ont fait tout un ravage cette nuit, puis les framboises sont pas mûres…

— Mais je t’aime.

— Ça leur en fait un pli à nos clients que tu m’aimes si on a pas de fraises…

— Ça leur donne un exemple de couple qui dure malgré les tempêtes.

— Il y a les tempêtes quotidiennes et il y a les tsunamis.

— Notre amour est plus fort.

— Je me le demande.

Au point de chute de la livraison, Clara n’a écouté que d’une oreille les confidences de Magali, de Nicolas, de Mireille et des autres. Elle a la tête ailleurs. Elle est revenue à la ferme, décidée à affronter son mari, à exiger des explications. Elle a mijoté dans sa tête tous ses arguments. Étienne, qui est un être logique et raisonnable, va comprendre et il va accepter son fils tel qu’il est. Arrivée chez elle, elle remarque que la voiture d’Étienne n’y est pas. Sur la table de réfectoire, elle trouve un mot.

Je suis à Montréal.

Un mot comme une insulte, même pas signé, sans mots doux. Elle chiffonne le papier, le jette à la poubelle et se précipite dans la cuisine d’été où l’attend son confesseur virtuel.

Comment ai-je pu, il y a vingt ans, choisir de ne plus revoir mon fils, de ne plus lui parler, de l’exclure de ma vie? Comment ai-je pu ne pas remettre en question la décision de mon mari de me priver de mon fils? Parce que c’était ça ou perdre Étienne. Parce que je suis loyale, parce que je ressentais envers mon mari un très fort sentiment d’allégeance, de soutien et d’engagement. Parce que je savais que les enfants partent et que les maris restent. Parce que ça faisait mon affaire, peut-être… de retrouver la vie à deux après tant d’années de partage à trois. Parce que, même si j’ai aimé mon fils à la folie, je savais que je le perdrais un jour ou l’autre. Au début de notre union, l’amour que j’avais pour Étienne me satisfaisait pleinement. Mon mari m’épanouissait, mes élèves m’épanouissaient. L’enseignement pour moi, c’était plus qu’une vocation, c’était une passion. Existe-t-il quelque chose de plus excitant que de voir l’étincelle du savoir s’allumer dans les yeux de ses élèves? J’avais trente enfants, je ne sentais pas du tout le besoin d’en avoir un de plus. La progéniture, ce serait pour plus tard, ce serait quand j’aurais mûri, quand Étienne aurait été prêt à accepter un intrus dans notre couple. Je n’étais pas pressée. Il n’est même pas certain que je désirais un enfant quand ma meilleure amie Francine est devenue enceinte. Elle était si épanouie qu’il me fallait aussi un enfant pour me prouver que j’étais une vraie femme. Étienne était plus ou moins d’accord, mais comme il m’aimait, on a essayé.

Le bébé de Francine est né. Moi rien. Je suis une entêtée et une orgueilleuse. Je me suis mise à faire de la recherche sur l’infertilité. J’ai tout essayé, les pilules des médecins, les tisanes des shamans, les herbes chinoises, les positions censées favoriser la rencontre des spermatozoïdes et des ovules. Un jour, après cinq ans d’efforts, le rendez-vous eut lieu: j’étais enceinte. J’ai porté cet enfant comme la coupe Stanley. J’ai aimé Claude autant qu’on peut aimer la chair de sa chair. Je l’ai amené jusqu’à ses vingt-trois ans en vivant pour lui, en ne pensant qu’à lui. Vers ses douze ans, j’ai perçu qu’il serait différent. Je n’en ai pas parlé de peur de me tromper. Trop souvent, j’avais pris mes craintes pour des intuitions. Un soir, j’ai tenté de confier mes inquiétudes à Étienne. Il m’a regardée droit dans les yeux, a pris un air que je ne lui connaissais pas, sérieux et très en colère, il m’a dit: «Si un jour j’apprends que Claude est… ce que tu penses, je me tue!»

Quand est arrivé ce fameux soir où Claude est sorti du placard, devant le choix qu’Étienne m’a imposé, j’ai choisi mon mari. Claude amoureux n’avait plus besoin de moi, et je pourrais revenir à ma vie de femme, m’occuper exclusivement de mon mari, que j’avais privé de mes attentions après la naissance de Claude. Je n’ai jamais compris l’homophobie d’Étienne. Lui qui n’est ni raciste ni sexiste, pourquoi déteste-t-il autant les homosexuels? J’ai tenté de le savoir, il ne m’a plus jamais permis d’aborder le sujet. Et pourtant, on peut parler de tout sans qu’il s’offense. C’est un homme ouvert, excepté quand il s’agit de son fils et de sa différence. Si seulement on pouvait parler de l’homosexualité, je pourrais le faire changer d’idée. C’est justement parce qu’il ne veut pas changer d’idée qu’il ne veut pas m’en parler.

Cher journal, moi qui suis la confidente de mes clients et qui suis de bon conseil, à ce qu’on me dit, je ne sais plus quoi faire. Une chance qu’il y a l’écriture. À me relire, il m’arrive d’avoir le recul nécessaire pour y voir clair. Là, mon mari et moi, on peut dire qu’on se boude. J’attends un geste de lui. Je rêve qu’il me prenne la main, qu’il pose ses lèvres dans ma paume en me regardant dans les yeux, comme avant, avant Claude, et qu’il me dise qu’il aime son fils tel qu’il est. Je rêve! Quand il s’agit de son fils unique, mon mari est un mur. Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire qu’il soit gai? Il n’y est pour rien. Claude n’a pas plus choisi d’être gai que d’avoir les yeux bleus. Étienne est persuadé que c’est un choix que son fils a fait pour l’embêter. Qui choisirait de faire partie d’une minorité ridiculisée et démonisée? Personne! Je dois avouer que, même en sachant qu’être gai n’est pas un choix, c’est difficile à accepter. Moi-même qui ai tout lu à ce sujet, je me demande souvent si j’ai ma part de responsabilité. L’ai-je trop aimé, mal aimé? Ce fils que j’ai mis tant de temps à concevoir, l’ai-je trop couvé? Il m’est arrivé, assez souvent je l’avoue, de le pousser vers les filles dans l’espoir inconscient qu’il change et me donne des petits-enfants à aimer. Ne pas avoir de petits-enfants, c’est la conséquence la plus difficile à avaler pour une mère. Mais de quoi je me plains? L’enfant, Claude me l’offre aujourd’hui, et je vais recevoir le cadeau avec joie, et tant pis pour Étienne si son homophobie le prive de cette joie. Il n’a pas le droit de me refuser ce bonheur. Pourquoi dois-je encore choisir entre deux amours? Cette fois, je ne choisis pas, je les prends, et si Étienne ne veut pas me suivre, tant pis pour lui, qu’il sèche dans ses préjugés!

Étienne est né à Montréal de parents âgés. À sa naissance, sa mère avait quarante-deux ans, son père soixante. Ses parents sont morts quand leur auto a plongé dans le canal Lachine à la suite d’une crise cardiaque du père. Étienne avait dix ans et, grâce à ses cours de natation, il a pu nager jusqu’à la rive. Il a toujours cru qu’il aurait pu les sauver. Un oncle du côté maternel l’a pris en charge. Il est mort depuis.

Étienne n’a donc pas de famille à Montréal. Ni d’amis. Depuis la ferme, il n’a plus entretenu de contacts avec ses collègues de travail et amis d’enfance. Ce soir, il erre dans le centre-ville, distrait par la faune animée et les boutiques colorées. Il consulte la marquise du Quartier latin, choisit un film d’action. Un film est la meilleure façon de ne plus penser à rien pendant deux heures.

Après le film, il s’arrête à plusieurs terrasses de la rue Saint-Denis pour y boire des bières. Plusieurs heures plus tard, il a trop bu pour conduire son auto. Il décide de s’asseoir sur un banc du parc La Fontaine. Peu habitué aux excès d’alcool, il est malade et vomit dans une poubelle. Il a honte. Il trouve finalement un abri sous une immense boîte en carton dans une ruelle déserte. Décidément trop soûl, l’idée de louer une chambre d’hôtel ne lui vient même pas à l’esprit.

«Si tu me voyais, Clara, mon amour!»

Dans la balancelle, au beau milieu de la nuit, Clara attend Étienne tout en peaufinant son argumentation. Elle est prête. Son discours est structuré, tempéré et parsemé de «mon amour». Elle ne peut pas croire qu’un homme intelligent comme lui se braque dans un préjugé d’un autre temps. Elle va lui parler, il va comprendre. Elle croit au pouvoir du dialogue. Tout devrait s’arranger. Peut-être même qu’il l’accompagnera à Toronto.

Au loin, des phares apparaissent. Sur le qui-vive, elle se lève à demi, puis éprouve une grande déception quand le véhicule dépasse la ferme.