Devant la petite maison jaune au bout du rang, Charlène observe sa fille et son beau-fils qui s’aspergent d’eau avec le boyau d’arrosage. La camionnette de Clara se gare dans l’allée de graviers. Elle sourit en descendant et va chercher à l’arrière un panier rempli de légumes.
— Les courgettes sont parties en peur cet été et mon mari est fatigué des courgettes en salade, des courgettes en soupe, des gâteaux aux courgettes. Tiens, je t’ai aussi mis des recettes simples. Elles sont savoureuses.
— C’est drôle, je pensais à toi justement, je voulais te remercier pour l’autre nuit, et m’excuser aussi. Je savais pas trop où aller, ni à qui parler. Ma mère est morte j’avais quinze ans… Mégane, ôte-toi de son chemin si tu veux pas qu’il t’arrose! Je suis fatiguée de faire la police. C’est tout ce que je fais dans la journée, les guetter pour pas qu’ils s’arrachent la tête. Émile, je vais le dire à ton père quand il va revenir, tu vas y goûter! Ils sont après me rendre folle.
— Je m’en charge… Les enfants, arrêtez, je veux vous parler! Venez! Plus près. Là… J’ai une demande à vous faire. Bon. Bonjour Mégane. Bonjour Émile. Moi, c’est Clara. Je suis la quatrième voisine, la maison fleurie, loin de la route, avec le potager. J’ai une petite ferme et j’aurais besoin de bras. Oui oui, les vôtres sont assez gros. Charlène, je les emmène avec moi et je te les ramène après souper.
— Non non, ils sont pas endurables. Tu vas voir. Ils se battent tout le temps.
Ce soir-là, après sa journée de gardiennage d’enfants, Clara confie à son journal:
Passé une journée délicieuse avec les
enfants. Ils ont joué avec les chats puis ont cueilli à la main les
insectes ravageurs, doryphores, chenilles, papillons du céleri,
sauterelles et autres. Ces enfants de la ville allaient de
découverte en découverte. «Les carottes poussent dans la terre?»
«Les concombres piquent?» Ils ont goûté à tous les légumes, même
aux betteraves crues. Après leur journée et un lunch de légumes
grillés au romarin et de framboises cueillies par eux, je leur ai
chanté des chansons de La Bonne Chanson, dont ils ont repris les
refrains avec moi. La chanson à répondre a été une autre
découverte. Ils ont adoré. Pas une bousculade, pas une engueulade.
Quand je les ai ramenés, ils dormaient presque. J’ai frappé à la
porte au moins dix fois puis sont apparus Charlène et
Jean-Christophe. Ils avaient les cheveux épars, leurs robes de
chambre couvrant à peine leur nudité encore toute chaude de leurs
ébats. Ils avaient profité amplement de ce moment de répit. Ils
étaient fripés, mais heureux. Ces deux-là s’aiment et voudraient
que leurs enfants en fassent autant tout de suite, et c’est là
l’erreur. Il faut donner du temps aux enfants pour s’acclimater,
s’apprivoiser entre eux d’abord. Il ne se sont pas choisis, eux.
J’avais décidé de ne pas me mêler de ce couple mais… il y a les
enfants. Si je peux les aider à former une vraie famille. Me taire,
être capable de les enlever de ma tête, les laisser vivre leur vie, mais il s’agit d’enfants que déjà
j’aime. C’est mon devoir de transmettre ce que je sais, le peu que
je sais, mais que je sais pour de bon.
Le lendemain midi, Clara et Étienne cueillent des framboises quand un klaxon insistant les fait sursauter. N’étant pas très porté sur la cueillette des framboises, il en profite pour courir au-devant d’éventuels nouveaux clients. Elle ramasse les petits fruits à toute vitesse, elle n’a qu’un désir: retrouver son ordi. Claude lui envoie constamment des photos de Gabriel prises sous tous les angles. Ainsi, elle le voit grandir, grossir. Il est beau, avec son visage rond et ses yeux en amande. Elle se meurt de l’embrasser encore pour vrai.
Elle est surprise de voir les enfants de Charlène et de Jean-Christophe qui courent vers elle.
— Eh bien, de la belle visite!
Émile et Mégane lui sautent au cou. C’est à qui la serrera le plus fort. Arrive ensuite Charlène, suivie d’Étienne, qui doit de force décoller les petits de Clara.
— J’ai apporté le souper. Un macaroni que j’ai cuisiné ce matin. Il y a juste à le réchauffer.
Clara consulte Étienne du regard. Il salive déjà.
— Merci, madame, c’est gentil. Je vais apprendre à vos enfants que les petites fèves poussent pas dans les boîtes de conserve.
— Je reviens les chercher au début de la soirée. Salut les enfants!
Étienne est ravi que ces nouveaux petits voisins viennent rompre la tension dans son couple. Pas Clara, pour qui le projet était de joindre Claude par Internet et de faire des «guili guili» à son petit-fils.
«Désormais, je me mêle de mes affaires. Je donne plus de conseils à personne. Qu’ils s’arrangent! N’empêche que ces deux beaux enfants-là ont pas demandé que leurs parents divorcent. On les a mis devant le fait accompli et on leur a dit: “Nous deux, on s’aime. Alors il faut que vous vous aimiez vous aussi comme frère et sœur.” Eux qui se connaissent pas ont pas les mêmes affinités ni les mêmes goûts, ni le même milieu social. Déjà qu’il y avait pas de mode d’emploi pour les familles d’hier, il leur faudra inventer un nouveau code pour la famille reconstituée. Claude, son conjoint Francis, leur fils Gabriel, eux aussi forment une famille originale et très nouvelle, ils vont avoir besoin de beaucoup beaucoup d’invention et surtout de beaucoup d’amour et de communication pour la réussir.»
Et Clara, tout en cueillant des framboises avec l’aide des enfants, se revoit à Toronto avec cet amour de bébé, qui lui tenait le doigt en toute confiance pendant qu’elle lui donnait le biberon.
«Rien, rien ne va m’empêcher de profiter de ce cadeau de la vie: un petit-fils.»
Après le souper, Jean-Christophe et Charlène sont venus chercher les enfants. Émile s’est jeté au cou de son père et Mégane s’est coulée dans les bras de sa mère. Ils se font des grimaces, ils se donnent des coups de pied. Clara, qui veut parler à Charlène, lance:
— Les enfants, prenez la lampe de poche et allez vite montrer à Jean-Christophe comment débusquer les limaces des radis. Celui ou celle qui en rapporte le plus aura droit à un tour de tracteur.
Mégane saisit la main d’Émile. Il lui sourit et s’écrie:
— C’est moi qui vas gagner!
Ils partent en courant et en se chamaillant mais cette fois comme de vrais copains.
— T’as le tour, Clara.
— Ils se sont pas choisis, ces deux-là. Ils ont subi un divorce qu’ils désiraient pas. Ils ont chacun un parent blessé à qui ils veulent pas faire de peine, c’est normal qu’ils soient insécures.
— Qu’est-ce que je devrais faire pour qu’Émile m’adopte comme mère?
— T’es pas sa mère, tu le seras jamais… Il en a une mère et il l’aime. Essaie pas de la remplacer, tu y arriveras pas.
— Oui, mais je vais être qui, moi, pour lui?
— L’amoureuse de son père, la mère de Mégane et… sa grande amie.
— Oui, mais qui va faire la discipline?
— Charlène, le mieux dans les familles recomposées, au début surtout, est que chaque parent discipline son propre enfant selon ses valeurs. Ainsi, tu évites les discussions sur l’art d’élever les enfants qui séparent tant les nouveaux couples.
— C’est vrai que c’est notre grand sujet de discorde. Il gâte trop son fils. Je le trouve trop sévère avec ma fille. On se chicane tout le temps là-dessus. Je voudrais tellement que ça marche, notre petite famille. Il y a juste son garçon qui sème la bisbille. Il est pas du monde.
— Va pourtant falloir que tu fasses sa conquête si tu veux garder le père.
— Comment je vais faire? Cet enfant veut rien savoir de moi.
— Essaie de l’aimer tel qu’il est, de passer du temps de qualité avec lui, et surtout, n’essaie pas de calquer ta famille sur la famille traditionnelle. Une famille recomposée est une famille à inventer.
— J’aurais dû discuter du cas d’Émile avant de me marier, mais j’étais follement en amour avec son père, alors j’ai inclus son fils dans mon amour en pensant qu’il en ferait autant. Quand on aime, on a le cœur grand ouvert. Je pouvais pas prévoir que ce serait si compliqué, nous quatre, qu’on en viendrait son père et moi à se déchirer, à vouloir même se quitter à cause des enfants. Et pourtant, on s’aime. On s’aime tellement. Si c’était pas des enfants… Moi qui rêvais d’une famille unie où le bonheur règne… J’ai pas connu ça avec mes parents ni avec mon ex. Ce que je veux, dans le fond, c’est qu’on vive heureux comme vous deux. Ç’a l’air d’aller tellement bien, vous deux.
Clara fait mine de ne pas avoir entendu ces dernières paroles.
— Ça va aller mieux dans votre couple si tu bâtis une relation amicale avec le fils de ton amoureux et si tu l’entretiens chaque jour… Une relation rien qu’à vous deux, unique. Jean-Christophe fera de même avec ta fille. Les enfants, ils ont leur vie à eux, chacun leur caractère, tu peux pas tout contrôler. Surtout, jamais se chicaner devant les enfants. Toujours présenter un front uni quand il y a une décision à prendre. Soyez solidaires…
Elles sont interrompues par le retour des enfants et de Jean-Christophe. Émile brandit un pot d’eau savonneuse rempli de limaces mortes. Il se proclame le roi des cueilleurs de limaces. Il saute de joie. En larmes, Mégane tente d’expliquer qu’elle en avait elle aussi un plein pot, mais qu’il lui a glissé des mains dans le champ de fraises. Jean-Christophe essaie de minimiser le drame et, tandis que la mère console la fillette, Clara a une idée.
— Pour féliciter Émile et pour consoler Mégane, vous aurez droit chacun à un tour de tracteur…
Tout le monde est heureux.

Ce soir-là, fatiguée, Clara écrit dans son journal.
Si je pouvais avoir autant de discernement
pour moi que pour les autres. Le recul! Voilà ce qui me manque pour
juger de ma situation. Je n’ai pas de recul. L’arbre me cache la
forêt. Mais à qui parler? Qui aurait ce fameux recul? Il faudrait
alors raconter mon histoire, mais à qui? Mon fils Claude? Il
prendrait aveuglément pour moi. Il n’a pas de recul, il m’aime
trop. Mes amies de femmes? Depuis que je suis fermière, je ne les
ai presque pas revues, trop occupée à planter des choux. Je n’ai
pas d’amis d’hommes. Je suis d’une génération où les femmes ne
faisaient pas confiance à l’amitié entre hommes et femmes. L’ami
masculin était soupçonné de cacher un désir secret.
Jean-Christophe! C’est le seul. Je me suis confiée à lui dans un
moment de faiblesse. Il en sait un bon bout sur moi. Mais c’est
bête, je suis contente de l’avoir fait. J’ai été délivrée d’un
secret lourd à porter. Il est intelligent, raffiné, il pourrait
peut-être m’aider. Après tout, il est psychothérapeute. Mais
comment l’attirer ici sans sa femme et les enfants? Comment lui
parler en privé sans que sa femme et mon mari en prennent
ombrage?