28

Début de septembre, Nancy se retrouve à l’hôpital atteinte d’une fièvre dont elle ignore la cause. Elle est vivement contrariée, d’autant que, depuis leur réconciliation à Venise, Nicolas et elle s’essayaient à faire leur bébé tous les soirs, tous les matins et parfois les midis. Être père n’est pas encore tout à fait le projet de Nicolas, mais il aime sa femme. Elle veut un enfant; il va lui en faire un. Comme on accepte un caprice de celle qu’on aime. Elle attend Nicolas, qui lui a promis de passer la soirée avec elle. Son Nicolas qu’elle ne voit plus que comme un pusher de spermatozoïdes. Il surgit dans la chambre, tenant un bouquet d’iris blancs, ses préférés. Il lui sourit doucement. On sourit toujours doucement aux malades.

— Allô sweetie!

— Allô papa!

— C’est pas encore fait.

— Ce sera pas long.

— Comment vas-tu?

— J’ai passé je sais plus combien d’examens, personne sait ce que j’ai. Je dis que c’est un virus attrapé des enfants à ma clinique, mais lequel? Le spécialiste pense que c’est pas un virus. Il connaît rien. C’est un abruti!

Il rigole. Malade, sa femme se permet de juger ses pairs, alors que, bien portante, elle les défend toutes griffes sorties.

— Viens plus près, mamour.

— T’es toute chaude.

— J’ai le goût de… «tu sais quoi»…

— Pas ici, voyons.

— Ferme la porte. Je dois pas être la première hospitalisée qui fait l’amour dans son lit de fer.

— Nancy, non.

— Je te jure, le personnel frappe avant d’entrer.

— Je veux pas!

Air boudeur de Nancy, qui remonte sa couverture jusque sous son nez.

— Ç’a pas de bon sens de faire l’amour à tout moment. J’ai l’air de quoi, un étalon?

— Ben, il en faut!

— Je me sens pas bien sous pression. Je suis restaurateur, je vis déjà sous pression, rendu chez moi, je veux décompresser et, si le désir monte, eh bien profitons-en, sinon on se couche et on dort. Le désir, on commande pas ça comme une pizza. Et jusqu’ici, j’ai fait de mon mieux. Mais là t’es malade, tu fais de la fièvre.

— Tu me désires plus.

— C’est pas ça que je dis. Je dis…

— Tu veux pas me faire un enfant?

— Je dis: je veux plus qu’on fasse l’amour dans le seul but de faire un enfant. On jouit pas, on procrée, et moi j’aime pas ça.

— Un beau moment pour me parler de ça!

— C’est le seul temps que j’ai pour te parler, autrement on est dans le lit à faire un petit. Lève-toi, on va aller marcher dans le corridor. Ça va te faire du bien.

Elle tousse un peu, et il lui sert un verre d’eau qu’elle sirote. Il est impassible. Pour une fois qu’il lui tient tête. Il est fier de lui.

— Je suis impulsive, c’est même pour mon impulsivité que tu m’aimes. Vrai?

— Vrai. Mais quand tu veux quelque chose, ce n’est plus de l’impulsivité, c’est de l’acharnement. Et quand tu obtiens pas ce que tu désires, c’est le désespoir.

— Ouain…

— J’ai juste peur, mon amour, que si le bébé se pointe pas le bout du nez pour une raison ou pour une autre, tu vires sur le top, que t’en fasses une dépression.

— Pourquoi j’aurais pas d’enfant? J’ai pas de temps à perdre, je vais avoir bientôt quarante ans.

— Je comprends. Je veux juste que tu mettes la pédale douce. On s’aime, nous deux, faudrait pas qu’on ruine ce qu’on a pour un… peut-être. Faudrait que je retourne au restaurant, il y a un gros party corpo ce soir.

— Tu m’avais dit que t’allais passer toute la soirée avec moi. Je m’ennuie à mort ici.

— Un imprévu, une demande de dernière minute… plus d’invités que prévu.

Il l’embrasse sur la joue. L’imprévu n’est pas tout à fait vrai, mais il en a marre de leur unique sujet de conversation: l’enfant. Elle le retient un instant dans ses bras et lui murmure à l’oreille:

— Si j’ai pas un bébé, j’aime mieux mourir.

Le lendemain matin, Nicolas a trouvé le prétexte pour visiter Clara: des fines herbes pour son fameux carré de porc qu’il a intégré dans son menu du soir. Afin d’éviter qu’il ne lui parle de Nancy et de son problème de couple, elle entonne son refrain habituel sur la nécessité des fermes biologiques.

— Deux pour cent de la population est responsable de la nourriture de cent pour cent des êtres humains… et la malnutrition est responsable de la plupart des cancers…

Elle continue de soliloquer sur la mission écologique qui lui tient à cœur, en tentant d’ignorer la tristesse apparente de son client. Elle s’est promis de ne plus se mêler des affaires de cœur des autres. Il l’interrompt:

— Nancy aura pas d’enfants!

L’air interrogatif de Clara l’encourage à poursuivre.

— J’avais tellement besoin de t’en parler… Hier, j’ai joué au golf avec le médecin traitant de Nancy, un copain du cégep, et il m’a informé qu’il avait découvert que ses trompes de Fallope étaient atrophiées des suites d’une chlamydia. Elle a dû faire une salpingite aiguë dans le passé. Elle peut définitivement pas avoir d’enfants.

— Pauvre elle!

— Puis moi donc? Du même coup, j’apprends qu’elle est stérile et qu’elle m’a peut-être trompé avec un homme qui lui a passé une cochonnerie.

Sa bouche tremble, ses yeux se plissent, sa mâchoire se serre: surtout ne pas pleurer. Clara se retient de ne pas enlacer et bercer ce petit garçon égaré.

— Nancy sait pas encore qu’elle est stérile. Elle est en ce moment avec Michel, son médecin, qui doit le lui annoncer.

Sur la banquette de sa voiture, le carillon de son portable retentit.

— Merde! C’est elle!

Nicolas se rue vers sa voiture et, juste avant d’ouvrir la portière, il crie à Clara:

— Je veux savoir qui lui a donné cette cochonnerie-là!

— Nicolas, attends! Qu’est-ce qui est le plus important: être heureux avec elle toute ta vie ou savoir de qui elle a attrapé la chlamydia?

— Nancy?

Clara s’éloigne par discrétion, observant de loin Nicolas qui, prostré, écoute la douleur de Nancy. Puis il éteint la communication, lance son portable sur la banquette et cogne son front sur le châssis de sa voiture. Hésitation de Clara: devrait-elle le rejoindre, le consoler ou lui offrir de l’accompagner pour couper les herbes fines qu’il est venu chercher? Mais il a déjà démarré et est reparti en vitesse sans la saluer.

«Être capable d’empêcher la souffrance sur terre, même pas sur terre, juste autour de moi. Être capable de rendre heureux ceux que j’aime, il me semble que ce serait raisonnable. Je sais que la vie est faite d’obstacles à surmonter, mais on peut-tu faire une pause de temps à autre?»