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Robert, dit Bob pour les intimes, est un charmeur. Il aime séduire sa clientèle des salons de beauté qu’il visite à titre de représentant de produits capillaires. Il adore la proximité des femmes et s’entend bien avec les coiffeurs gais. Il est entré dans la vie à deux très sérieusement. Il voulait une famille avec Mireille, lui être fidèle, mais être père l’a épuisé émotionnellement. Maintenant dans la cinquantaine, il se demande s’il n’est pas passé à côté de sa vie d’homme. Certes, il aime sa femme, l’adore même, mais il a toujours en bouche le goût amer de s’être fait manipuler par elle au départ, de s’être bêtement fait embarquer dans le bateau du mariage, un bateau qui ne va plus nulle part et qui prend l’eau.

Il se revoit à l’église le matin de son mariage, mince dans son habit tout neuf, chevelu, beau même, mais envahi d’une panique qui lui sciait et les jambes et le souffle. Il aurait voulu fuir, s’en aller ailleurs, loin. Néanmoins, la certitude d’avoir du sexe gratuit tous les jours lui avait donné la force de dire «oui, je le veux». Il était fatigué de draguer, fatigué de payer des verres à des filles pour rien en retour la plupart du temps. Il voulait se caser, arrêter la chasse. Il s’est marié par paresse. Il a été un bon mari, un mari correct, mais il s’est toujours senti encagé, et la cage a rapetissé et rapetisse encore depuis le départ des enfants.

Aujourd’hui, chauve et bedonnant, il se retrouve avec une Mireille qui ne le surprend plus. Il la connaît comme s’il l’avait tricotée. Toujours les mêmes mots d’amour, toujours la même routine au lit. Toujours les mêmes sorties avec les mêmes amis, dans les mêmes restaurants. Les mêmes voisins qu’il ne peut plus supporter. Les mêmes clients à qui il refait les mêmes farces plates. Au moins, quand les enfants étaient là, il y avait de l’action, des disputes, des négociations, des réconciliations. Depuis leur départ, il s’ennuie à mourir. Son soulagement est de fuir la cage matrimoniale et de n’y mettre les pieds que pour dormir, et encore, il va souvent finir ses nuits dans la chambre vide de sa fille depuis que sa femme a des chaleurs et que lui ronfle à cause des kilos en trop.

Robert trouve injuste que sa femme subisse sa ménopause en même temps que lui se pose des questions sur leur couple, sur sa vie. Il se serait attendu à ce qu’elle l’écoute, l’encourage, le console. Mais non, quand il veut discuter, elle a des sautes d’humeur, elle pleure pour des riens et exige qu’il l’écoute, l’encourage, la console. Il sent que leur couple est usé à la corde, c’est normal, tout s’use après trente ans, mais comment faire pour le réparer? Il lui arrive de penser en bon capitaliste: «Je jette, je remplace», mais son côté petit épargnant l’incite à ne rien jeter, les vieilles affaires pouvant toujours servir. Son garage, son sous-sol, le cabanon ne sont-ils pas pleins de cochonneries pouvant encore servir? Pouvoir poser Mireille sur une étagère, la prendre quand il en a besoin, si jamais il en a besoin, n’est pas possible.

Son manque de désir envers sa femme le turlupine. Est-ce que c’est elle qui en est la cause ou lui qui vieillit avant le temps? Comment savoir? À qui demander conseil? Le sujet est plus que délicat. Dans les histoires cochonnes qu’il collectionne, «le gars-qui-bande-pas» est encore plus ridicule que le cocu. Il a toujours cru que la virilité se mesurait aux capacités du pénis. Il a toujours été fier de son pénis, une extension de lui-même qui ne lui a jamais, jamais avant ces derniers temps, fait défaut. Il se sent trahi… Plutôt être paralysé d’un doigt, d’une main, que de perdre sa puissance sexuelle. Impuissant! Il déteste ce mot.

«Et à qui parler de cette déchéance? À mes chums? Je vais tout de même pas raconter mon histoire de “gars-qui-bande-pas” à un homme. Même si c’est un chum, il va me juger, me comparer, me ridiculiser. En parler avec Mimi donnera rien pantoute. Elle discute pas, elle braille ou elle crie et, souvent, c’est les deux en même temps. Elle est plus parlable ni baisable.»

Mireille, dite Mimi, a cinquante-deux ans. Elle qui, jeune, était ronde comme une belle McIntosh est devenue melon d’eau. Elle a peu de rides, la graisse est supérieure au Botox pour les remplir. À vingt-deux ans, sexée, pulpeuse, glamoureuse et cochonne, elle a épousé son beau Robert, mince et chevelu. Ce fut un grand mariage. Il lui arrive de feuilleter l’album de noces et de se souvenir de ce jour avec nostalgie. Douée d’un talent esthétique et d’un bon sens des affaires, elle gère avec compétence son salon de coiffure «Chez Mimi». C’est une femme volontaire, tenace, qui obtient toujours ce qu’elle veut. Elle voulait le mariage «robe blanche – église – gros party», elle l’a eu. Des enfants? Elle a eu le petit couple, Jonathan et Geneviève. Elle désirait une maison en banlieue avec deux garages, une piscine creusée, elle les a eus. Elle voulait un chien, elle en a eu quatre qui se sont tous fait heurter par des chauffards. Elle veut baiser. Robert ne peut plus bander.

Mireille qui parle des heures avec ses clientes ouvre à peine la bouche à la maison. Rien à dire! Elle se sent inutile, elle a perdu ses repères. Ne lui reste plus que le rôle d’épouse et, comme l’époux ne remplit pas son devoir conjugal, elle se sent amoindrie, juste bonne à être trompée. Elle est pourtant très jolie, dodue peut-être pour qui aime les maigrichonnes, mais elle se coiffe bien, se maquille et s’habille selon les magazines de mode qui traînent au salon. Mireille est en pleine ménopause et, comme s’amusent à dire ses employés, «elle est pas du monde». On plaint même son pauvre mari si fin, si patient avec elle devant eux. Elle a beau prendre des remèdes naturels pour contrer ses chaleurs, sa ménopause la mène en «roller coaster». Sa peur du cancer du sein – il y a plusieurs cas dans sa famille – l’empêche de prendre des hormones. Bref, ses employés, ses clients savent tous que le couple Robert et Mireille traverse une méchante crise.

— Salut Mimi.

— Salut Bob.

— Pis, ta journée?

— Pas pire. La tienne?

— Pas pire…

«C’est le fun encore nos conversations! Moi, je reste pas ici certain! Je suis sorti tous les soirs de la semaine, ça va être dur de lui faire avaler que j’ai besoin de prendre l’air le vendredi soir aussi.»

«Bon, ça y est, une chaleur! Je dois être rouge comme une tomate. Ça y est, l’eau me pisse sous ma brassière. Je me sens bouillante. Y a pas assez de faire chaud à soir s’il faut en plus que ma fournaise interne se mette à capoter.»

— De l’air!

— Pardon?

— Je manque d’air…

— Ah toi aussi.

Robert éteint la télévision et s’extirpe de son gros fauteuil pour se diriger tout de go vers la porte d’entrée qu’il ouvre d’un geste décidé. Mireille fronce les sourcils.

— Où tu vas comme ça?

— C’est ça que je suis plus capable de prendre, Mimi.

— Quoi?

— Je peux plus aller pisser sans que tu me demandes où je vais.

— J’ai toujours fait ça…

— Je peux ben étouffer. Toutes ces années à me faire surveiller comme si j’étais un criminel.

— Pas si fort!

— Je vais parler fort si je veux. Je suis ici chez nous.

— J’ai une chaleur.

— C’est ton problème! Je sors pis demande-moi pas à quelle heure je reviens. Ça se peut que je revienne pas!

— Si tu passes devant la pharmacie, prends-moi du Viagra!

Robert, qui était presque sorti, revient, intrigué, s’asseoir dans son fauteuil. Elle joue les innocentes tout en s’éventant avec un magazine de mode. Ce qui l’agace au plus haut point.

— Pour toi, le Viagra?

— Ben oui, c’est moi qui vas comme en profiter, si t’en prends…

Il a un petit rire, le premier depuis des mois. Elle profite de cette fissure dans sa carapace pour s’y faufiler.

— Bob, on peut pas toujours être comme chien et chat. C’est pas nous autres, ça! On est pas des étrangers, encore moins des ennemis. On a traversé tant de choses ensemble, on peut pas finir comme ça à se tirer des mots comme des roches. Me semble que si on faisait l’amour… me semble que là au moins on serait comme avant. Ça, on le fait bien ensemble. On s’accorde là-dessus? Hein?

— Tu sais pas ça toi, t’en as pas de pénis. Un pénis, c’est un thermomètre, il prend la température du couple. Je peux ben prendre une pilule pour le faire durcir, mais ce serait un faux signal que tout va bien. Il faut savoir respecter la sagesse du pénis. Il a besoin de repos. Il se repose.

— Bullshit! Si tu prends pas de Viagra, je vais ressortir mon vibrateur.

— Fais donc ça! J’aurai enfin la paix, caltor!

Il sort de la maison en refermant avec fracas la porte derrière lui. Il marche à l’aveuglette dans sa rue de banlieue. Il est vingt heures, la canicule se fait moins sentir, la brise est rafraîchissante. Les fenêtres des bungalows sans climatiseurs sont grandes ouvertes. Il aimerait être un maringouin pour fouiner chez le monde, découvrir leurs secrets pour être heureux. Il a l’impression que tous les couples de son quartier fonctionnent bien, sauf le sien. Et ce n’est surtout pas de sa faute à lui. Sûrement pas.

«C’est elle qui me donne pas ce dont j’ai besoin. J’ai besoin d’attention, moi. Son attention, elle l’a donnée à ses enfants, pas à moi. J’ai besoin de reconnaissance, elle est ingrate. J’ai besoin d’admiration, elle passe son temps à me critiquer. Un homme a besoin de l’admiration de sa femme. Pourquoi elle sait pas ça? Elle a pas lu ça dans ses maudits magazines de femmes!»

Plus loin, dans une rue commerciale, Robert dépasse une pharmacie. Il s’arrête, réfléchit puis revient sur ses pas, perplexe.

«Du Viagra… Si elle savait que j’ai une prescription dans mon portefeuille depuis six mois, que j’hésite à l’acheter. Que j’ose pas aller le chercher. Les gars, on aime avoir le contrôle de notre queue. Moi, en tout cas…»

Allongée nue sur le lit, Mireille examine ses poils de bras qui dansent sous le souffle du ventilateur du plafond. Leur climatisation ne fonctionne plus depuis une semaine et Robert n’a pas encore appelé le réparateur comme promis.

«Encore une fois, j’aurais dû m’en occuper! Y fait plus rien!»

La nuit est chaude, lourde, et l’air sent l’orage. Il est passé minuit. Ça fait plus de quatre heures que son mari est parti. Elle est inquiète.

«Ça se peut-tu qu’il soit parti pour toujours? Ma mère avait raison. Tous des écœurants! Tu leur donnes ta jeunesse, des enfants, pis après c’est goodbye la vieille. Il leur en faut une jeune pour mettre du gaz dans le moteur. Je la recommence-tu, moi, ma vie? Hé, torpinouche, si au moins je l’aimais pas. Je l’aime moi, ce concombre-là! Puis je le désire aussi. Quand il ôte ses boxers pour se coucher… Rien qu’à y penser… C’est lui! Il revient… Où est passé le maudit drap? Non, pas de drap! Je prends la pose qui pogne: les bras au-dessus de la tête, les seins ont l’air de tenir tout seuls, la jambe pliée, le ventre rentré. Il monte l’escalier… Je fais semblant de dormir. On va ben voir…»

«Ouf, j’ai plus de pieds. Deux heures à hésiter avant de la prendre, c’te maudite pilule-là! C’est faite! J’ai assez peur que ça tienne pas. Je vais me dépêcher au cas où… J’espère que le pharmacien s’ouvrira pas la trappe. Non, c’est un secret professionnel! Seul mon pharmacien le sait!»

Il entre sur la pointe des pieds dans la chambre faiblement éclairée. Il hésite.

«Elle dort! Maudit qu’elle a engraissé. Moi aussi faut dire, mais moi je suis un homme, pis la graisse, je l’ai juste sur le ventre, pas partout comme elle! Bon qu’est-ce que je fais? Je la retourne sur le dos et je l’enfourne. Non, elle aime les préparatifs: elle va en avoir… Je me déshabille…»

— Mimi… Mimi… Ma belle Mimi.

Elle ouvre un œil, puis l’autre. Sous le nez, elle a un immense pénis violet, rigide comme une barre de fer. Ses yeux s’écarquillent. Son mari est bien pourvu, mais là… là… Elle éclate de rire. Pas un petit rire nerveux, non, un grand rire, un rire comme à la fin d’une bonne histoire cochonne dont la chute est imprévisible. Elle tente maladroitement de se redresser en montrant du doigt l’organe en érection. Finalement sur son séant, elle pouffe à nouveau. Elle désigne ce pic, ce mât, cette péninsule…

— Viagra!

— Reviens-en!

— Viagra!

— C’est ce que tu voulais, non?

— J’en demandais pas tant.

Son rire est devenu hystérique presque. C’en est trop pour son mari qui, vexé, attrape son t-shirt pour couvrir sa nudité proéminente. Puis il décide de l’enfiler. Ce qui met d’autant plus son étendard en valeur et ce qui ajoute à l’hilarité de sa femme. Entre ses rires, elle tente d’expliquer que c’est la surprise, la démesure de l’objet, parce qu’en fait son membre est devenu massue en bois dur… Il lui tourne le dos et met son jean, dont il ne peut remonter la fermeture-éclair pour cause d’érection. C’est la braguette ouverte qu’il se dirige vers la porte.

— Je m’excuse, Bob. Je ris pas de toi, voyons!

Elle se lève en vitesse, le rejoint et tente de le retenir par un bras.

— C’est plus fort que moi! Bob, voyons! Tu t’es pas vu!

Il se dégage brusquement tout en hurlant.

— Penses-y plus. Le Viagra, c’est out!

Il dévale l’escalier. Seule, dépitée, elle accroche son reflet dans le miroir. Elle soupire, n’appréciant guère son image de grosse femme. Des larmes embuent ses yeux.

— Beau gâchis…