Ce soir-là, après avoir mangé une excellente lasagne aux aubergines, Clara s’immerge dans la baignoire parfumée par Étienne d’huiles essentielles à la lavande du jardin. Au rez-de-chaussée, son mari – heureux de l’avoir gâtée – relaxe devant les nouvelles du sport.
Clara enfile avec un plaisir évident sa jaquette de coton rose fleurie puis s’enroule dans sa vieille robe de chambre en laine qu’elle a mis des mois à tricoter. Après avoir souhaité bonne nuit à Étienne avec des baisers tendres – juste assez sensuels pour l’émoustiller un brin – , elle remonte à la chambre où elle a rendez-vous avec son journal intime.
C’est décidé, à partir de maintenant, je me
mêle de mes affaires! Je vends les produits de ma petite ferme et
je souris béatement aux clients sans ajouter un seul mot. Qu’ils
s’arrangent tous avec leurs maudits problèmes! Mais je sais des
choses sur l’amour, je vis en couple depuis un bout, pourquoi ne
pas en faire profiter les autres? En art, dans le commerce, en
politique, on se fie aux anciens pour transmettre le savoir aux
plus jeunes, pourquoi pas en amour? Dès qu’on a un peu d’argent, on
s’offre un conseiller financier pour le faire fructifier, pourquoi,
quand on aime, on n’aurait pas accès à des
conseillers? Il en existe – je le sais, mais on va les
voir trop tard, juste quand ça va mal. C’est avant la faillite
conjugale qu’il faut les consulter. Mon mari n’aime pas que je me
mêle des affaires de cœur de mes clients. Ce n’est pas moi qui leur
offre des conseils, moi je n’offre rien d’autre que mes légumes et
mes petits fruits. Ce sont eux qui, tout en soupesant mes
courgettes, me racontent leur intimité, me confient leurs secrets.
C’est certain que j’aime être celle qui sait, celle qui dit aux
autres quoi faire. Cela doit être une forme d’orgueil de ma part.
Ma mère me disait que j’aurais dû faire un prêtre. Elle me voyait
dans le jubé à faire des sermons. Je me voyais aussi, faut dire!
Comme je n’avais aucune chance d’accéder à la prêtrise, je suis
devenue professeure et je continue à faire la maîtresse d’école
avec mes clients. Déformation professionnelle! C’est ce que dit
Étienne en se moquant de moi.
Cher lui, il ne doit absolument pas lire ce journal, c’est trop personnel. Par chance, il a l’ordinateur en horreur. Ça me permet de lui faire des cachettes en toute tranquillité. Je reviens au mot «cachette» et à la grande question: «Doit-on tout se dire quand on s’aime?» Bien sûr que non! Je ne peux pas lui dire que, des fois, pas souvent, je suis attirée par un chanteur populaire. C’est tellement ridicule, je le connais même pas, mais quand je le vois à la télé… Ayoye! Grand, mince, pantalon serré comme une deuxième peau… Mon sang se met à bouillir, mon cœur prend le mors aux dents. Il est si viril! Quand il chante, sa voix de velours descend dans mon ventre. Son accent fait vibrer mon clitoris. Je me lève vite pour éteindre la télé. J’ai été fidèle toute ma vie, je ne vais pas tromper mon mari avec un chanteur. Je n’ose même pas en parler à Étienne. D’abord parce qu’il se moquerait chaque fois que le chanteur serait à l’écran et surtout parce que ça lui ferait de la peine d’être comparé. Je n’ai jamais compris les femmes qui tolèrent des calendriers de filles nues – les comparaisons sont toujours douloureuses. J’aime le corps d’Étienne. J’ai adoré son corps musclé du temps où il faisait de la natation. Son corps a perdu du tonus. Son dos s’est graduellement courbé. Il a développé un petit ventre rond qui détonne dans toute cette maigreur. Il n’y a que ses fesses qui n’ont pas changé. Il a les plus belles fesses au monde… après celles de mon bel Italien… que j’imagine.
Elle s’amuse de sa dernière phrase. L’idée qu’Étienne n’aura jamais accès à son journal la rassure. Son mari est plutôt un adepte de la plume fontaine. Il a la sienne, une vieille Waterman. Elle lui a pourtant vanté les mérites de l’ordinateur, d’Internet. Rien n’y fait. Et c’est tant mieux.
Cher journal, à toi, je le dis, depuis que
j’ai un ordinateur, un bon dix ans, j’envoie régulièrement des
courriels à mon fils, Claude. Et depuis quelques années, je lui
parle et je le vois même grâce à la webcaméra. Ce n’est pas une
vraie trahison envers mon mari. Je ne suis pas allée le voir, il
n’est pas venu me voir.
Elle chasse la pensée de son fils, Claude. Elle a ce don de pouvoir remiser comme dans un coffre-fort ce qui lui fait de la peine. Un don qui, jusqu’à ce jour, lui a permis d’accepter l’inacceptable: ne pas toucher, embrasser, tenir dans ses bras son fils unique.
Une heure plus tard, Clara se glisse sous les draps frais du lit double. Elle enlace Étienne, relève sa robe de nuit sur ses cuisses et place une jambe entre ses jambes. Il murmure dans son demi-sommeil.
— Mon amour…
— Chut, dors.
— Je t’aime.
— Oh, moi aussi. Moi aussi, tellement!
Et c’est dans les bras l’un de l’autre, leurs peaux collées comme si elles n’en faisaient qu’une, que lentement ils se laissent couler dans le sommeil. Ensemble.

Debout à l’aube, Étienne a préparé le café et fait réchauffer les scones de la veille, sorti les nombreuses confitures et compotes cuisinées avec leurs petits fruits bio. Il échafaude sa journée en attendant que sa femme se lève.
«Aujourd’hui, il fait beau soleil, va falloir que je me grouille, les limaces sont en train de dévorer les laitues… Penser à prendre la réserve de coquilles d’œufs, à les passer au robot, à les saupoudrer autour des plants. Maudit qu’il fait beau! Maudit que je suis heureux! Maudit que la vie est belle! Clara serait contente de moi. Je reconnais que je suis heureux, chanceux, et que la vie est belle. Tout Clara, ça! C’est elle qui m’a appris à reconnaître les beaux moments quand ils passent, à les saisir, à les savourer comme on savoure le concombre frais cassé, la fraise chaude de soleil.
«Avant, j’étais grognon, je me cherchais des affaires puis du monde à rabaisser pour me hausser moi dans mon estime. Je cherchais la petite bête noire pour me prouver que la vie était moche. À force de voir Clara, ma belle Clara, ma Clara d’amour trouver tout beau autour d’elle, voir toujours le bon côté des gens… ben, petit à petit, je l’ai imitée et je suis tellement mieux. Je chicane encore un peu après la température, mais c’est pour la forme, un maraîcher qui chique pas la “guenille” après la température, je sais pas si ça existe.
«Dans le fond, je déteste pas vivre à la campagne, mais la ville, le bruit, la saleté, les sirènes, les nids de poule, c’est chez moi; ici, je suis comme en voyage. Chaque jour, je m’attends à ce qu’on plie bagage et que je rentre retrouver mes petits cafés, mes librairies d’occasion, mes boutiques, mes restos, ma piscine où j’ai enseigné la natation pendant vingt ans. Puis l’idée folle de Clara qu’il fallait la campagne à notre vie de couple à la retraite! Pas un chalet où aller les fins de semaine, non, une vraie campagne avec une terre où pousseraient des légumes et des petits fruits bio que nous irions vendre. Après de longues négociations qui auraient pu mal tourner, je me suis demandé ce que je voulais: ma femme ou la ville? Et j’ai choisi ma femme. Ça m’empêche pas d’être heureux, mais mettons que je le serais cent fois plus si on vivait en ville. Mais ça, faut pas qu’elle le sache, elle ferait de la culpabilité. J’ai une devise. Il faut pas désirer autre chose. Il faut désirer ce qu’on a.»
— Bonjour beauté!
— Bonjour mon trésor!
— Tu te lèves tard, chérie.
— Il y a un bon moment que je suis debout. J’ai lu mes courriels.
— Et puis?
— Des spams pour la plupart. Ah oui… Nicolas vient chercher des fines herbes ce matin. Il en manque, ç’a l’air.