27

C’est un jeudi de la fin d’août. Il a plu toute la matinée. Les trottoirs reluisent. Les feuilles des arbres sont d’un beau vert, et le gazon du parc sent la chlorophylle. C’est distraitement que Clara désigne un panier à un client volubile qui s’extasie sur la grande qualité de ses produits bio. Elle a la tête ailleurs. Elle songe à son petit-fils et à son désir de le serrer dans ses bras. Grâce à Internet, elle peut le voir tous les jours, lui parler même, mais ça ne règle pas son besoin de le toucher, de l’embrasser. Elle n’ose pas partir pour Toronto et laisser tout le travail à Étienne. Août et septembre sont leurs mois les plus productifs. Elle a remis à la fin d’octobre sa visite à Toronto. Mais ce délai lui paraît interminable. De mauvaise humeur, elle décide de ne pas attendre ses clients retardataires. Elle a trop hâte d’appeler Claude par Skype. Au volant de sa camionnette, sur son départ, elle aperçoit Mireille qui, sortie de sa voiture, court bras levés dans sa direction.

— Je partais, Mimi. Je m’excuse, je suis attendue. Bye!

Elle démarre, mais la coiffeuse se plante d’autorité devant la camionnette.

— Clara! J’ai flushé six clientes pour venir. Je leur ai dit que j’étais malade, que je devais vite aller à l’urgence. Faut absolument que je te parle, ce sera pas long. Allez… S’il te plaît…

Clara soupire. Elle sait que ce sera long et de plus elle a perdu confiance en son jugement.

— Je te paye un drink.

— J’ai pas le temps. J’ai un rendez-vous…

— Aha, un rendez-vous galant, comme on lit dans les romans?

— Un enfant. Un rendez-vous avec un enfant.

— Quel enfant?

— Embarque si tu veux me parler, mais juste une minute.

Clara n’a jamais confié quoi que ce soit de sa vie personnelle à ses clients, qui ignorent tous qu’elle a un fils et savent encore moins qu’il est gai, sauf Jean-Christophe.

— Et puis toujours?

Mireille a étalé ses kilos sur le siège avant. Ce n’est pas la vie de Clara qui l’intéresse, mais la sienne.

— Je le sais pas ce qui est arrivé. Je sais pas si c’est son docteur femme qui lui a prescrit du Viagra, mais il arrête pas de baiser. Ma foi du bon Dieu, il est devenu un vrai lapin. Je te donne pas les détails, mais j’ai le dedans des cuisses irrité… c’est te dire. Trop c’est comme pas assez. Mais ça, ces moments-là remplissent pas sa vie ni la mienne. Après l’acte, il reste bien du temps. Sans les enfants qui vont et viennent dans la maison, je trouve ça ben ennuyant et, quand je m’ennuie, j’y cherche des poux pis la chicane pogne. Je me demande même si je fais pas exprès pour que la chicane pogne, pour qu’il se passe quelque chose. Avant, ça arrêtait pas, les problèmes avec les enfants, mais ça m’occupait. Je lui en parlais le soir, il était jamais du même avis que moi. On en discutait. On se boudait. On se chamaillait. Au moins, on se parlait. Là, on est comme deux chiens errants. Lui, il veut pas le dire, mais il est pareil, il tourne en rond. Sans enfants à la maison, il ronge les bords des châssis tant il sait pas quoi faire. C’est rendu qu’il trouve qu’il y a rien de bon à la télé malgré qu’on ait deux cents postes. Faut-tu être rendu désespéré! Remarque que je m’en viens comme lui. Il me semble que j’ai tout vu, tout lu. Je serais-tu mieux de vivre seule? Des fois, je me le demande. Je te le demande, Clara, et je vais dire comme Deschamps: «Le couple, quossa donne?»

— Tu le sais très bien ce que ça donne. De l’amour.

— C’est ben beau l’amour, mais qu’est-ce qu’on fait après?

— Je te parle pas de l’amour physique, je parle de l’amour, de la relation qui existe entre ton mari et toi, de votre intimité, du lien qui vous tient attachés l’un à l’autre.

— Ah ça!

— Ça, que tu dois entretenir, qu’il doit entretenir pour que votre relation dure.

— Pour moi, de l’amour qu’on est obligés d’entretenir, c’est pas de l’amour.

— L’amour, si on l’entretient pas, il meurt.

Clara est excédée. Il lui semble qu’elle lui tient le même discours qu’à Magali. La seule excuse de Magali est qu’elle est plus jeune. À son âge, dans la cinquantaine, Mireille devrait savoir tout ça déjà, avoir à tout le moins une certaine maturité.

— La passion, c’est pas de l’amour. L’amour commence quand on décide à deux de créer un lien solide et de voir à ce que ce lien se rompe pas.

— Comment on fait ça? Ç’a l’air tellement compliqué.

— C’est tout simple pourtant. Après trente ans de mariage, tu devrais savoir ça.

Mireille lui lance un regard innocent. Clara soupire de découragement.

— Je te donne un exemple que tu vas comprendre. T’as une belle chevelure, mais tu l’entretiens sinon tu sais très bien que tes cheveux deviendraient ternes et cassants. Ça te semble normal d’entretenir ce que t’as, pourquoi ç’a l’air compliqué d’entretenir l’amour que tu portes à ton Bob? T’es experte dans l’art d’entretenir tes cheveux qui sont magnifiques, tu devrais l’être aussi dans l’art d’être heureuse avec ton mari. Ce qui vous a tenus jusqu’ici ensemble, c’était d’élever des enfants, de les rendre autonomes. Maintenant qu’ils sont partis, vous n’avez plus de projet commun. Et c’est ce qui vous sépare. Même s’il te fait l’amour comme un lapin, c’est pas une garantie que votre amour va durer.

— On veut pas se séparer! On s’aime, nous deux.

— Alors trouvez-vous un projet dans lequel vous allez vous investir. Cela devrait ranimer l’intérêt que vous avez l’un pour l’autre.

— On pense faire un voyage en France, à la foire de la coiffure.

— Deux semaines…

— Une semaine.

— Qu’est-ce que vous allez faire les cinquante et une semaines qui restent? Un voyage est pas un projet valable, il faut trouver quelque chose qui va prendre toutes vos énergies toute l’année durant. Quand Étienne et moi, on a pris notre retraite de l’enseignement, on risquait de perdre notre amour dans l’inactivité. C’est là que j’ai pensé à la ferme. Pas juste pour moi, pour occuper Étienne.

— La terre, tu y penses pas! Mes ongles!

— J’ai vécu moi aussi le syndrome du nid vide. Quand mon fils a quitté la maison, j’ai perdu mes repères…

— Je savais pas que t’avais un fils…

— Je le vois pas souvent… Il vit à Toronto. Bon, je continue, j’avais plus d’autre rôle que celui d’épouse, il me fallait plus. Il nous fallait plus. La ferme, les légumes bio, les paniers, monter une clientèle…

— Bob et moi, on est pas encore à la retraite. Pis comment trouver quelque chose à faire qu’on va aimer tous les deux?

— C’est pas facile facile. Peur du changement, peur de quitter vos zones de confort. Peur de l’inconnu. La paresse. Aucune envie de faire des efforts.

— C’est tout moi!

— Le bonheur, Mimi, c’est un choix. Demande à tous les couples heureux, ils ont choisi de l’être, ils y travaillent tous les jours, consciemment ou non.

— Travailler à l’amour, c’est pas de l’amour!

— L’effort d’aimer, c’est de l’amour. Mais attention, ça se fait pas du jour au lendemain. C’est la continuité de l’effort qui donne des résultats. La vie amoureuse qui dure a ses hauts et ses bas, mais au final, elle vaut la peine qu’on se batte pour elle. Bon, assez de faire la psy, je dois filer à la maison, Étienne m’attend. Tiens, juste pour ça, avoir quelqu’un qui t’attend, ça vaut la peine de se marcher sur le cœur et de ravaler quelques déceptions. À la semaine prochaine.

— Merci. Merci. Si je t’avais pas, Clara… Je vais réfléchir au projet commun.

— Merci à toi aussi, Mimi. Tu me donnes l’occasion de me rappeler des principes de vie que j’oublie des fois.

Mireille et Robert sont attablés devant des pâtes aux légumes grillés et une salade d’épinards.

— Les légumes bio, ça goûte vraiment meilleur.

— Quoi?

— Les légumes de Clara, je disais qu’ils sont succulents.

— Ah!

— Où es-tu?

— Nulle part.

— Ça pis «je pense à rien» quand je te demande à quoi tu penses, c’est pas des réponses.

— Où tu veux que je sois?

— Ici avec moi.

— Ah!

— Laisse faire. Tant qu’à me dire des niaiseries, t’es mieux de pas parler.

— C’est ce que je fais!

Ils continuent à manger en silence. Puis, comme s’ils s’étaient donné le mot, d’un bond et ensemble, ils se lèvent pour allumer la télévision, la pratique télévision qui meuble la vie des gens qui n’ont rien à se dire.

— Tu vois où on est rendus? On ouvrait jamais la télé à l’heure des repas quand les enfants étaient ici.

— Mimi, commence pas ça.

— Je vais commencer si je veux. C’est pas une vie qu’on vit. En tout cas, moi, je veux pas vivre comme ça… comme deux statues de plâtre!

— Une autre affaire! Tu te plaignais qu’on baisait pas… astheure qu’on baise t’es pas contente, tu cherches autre chose à me reprocher.

— Bob, je t’aime, t’es un homme merveilleux, plein de belles qualités, je suis une femme pas pire, mais je sens que si on continue comme ça, on va finir par s’haïr puis par… divorcer.

— Je sais ben. Pense pas que j’ai pas peur de ça moi aussi.

— J’ai parlé à Clara.

— Oui pis?

— Il paraît qu’il nous faut un projet commun.

— On en a un, gagner notre vie, caltor!

— Un autre projet!

— On a pas les moyens… Arrive-moi pas avec une croisière.

— Dis pas non tout de suite. Écoute-moi une seconde.

— Je fais juste ça, t’écouter…

— Si on trouvait quelque chose qu’on aime tous les deux, quelque chose qui serait comme une passion, qu’on préparerait pour quand on va prendre notre retraite. Un projet, tu sais, pour notre avenir, quand on sera vieux.

— J’aime ben jouer au poker avec ma gang.

— Une passion com-mu-ne, pour sauver notre couple! Ça vaut le coup d’essayer de s’en trouver une. Com-mu-ne!

— On a pas besoin de ça. Ça va bien nous deux, me semble… on s’aime… On s’aime-tu?

— Ben oui, on s’aime, gros bêta! Ça empêche pas qu’on peut s’aimer pis pas être capables de s’endurer.

— On peut toujours essayer l’affaire, là, ben le projet. Si Clara le dit!

Ils ramassent la vaisselle en discutant de leurs goûts respectifs et, ce soir-là, au lieu de regarder la télévision, l’un dans la chambre, l’autre dans le salon, minuit sonne sans qu’ils l’aient vu venir. Ils sont encore à cent lieues de trouver ce qu’ils aimeraient faire ensemble.

— À moins que t’aies ton projet de fille, moi mon projet de gars.

— Ah ben non! C’est un projet à deux qui deviendrait notre enfant, comme notre enfant. Pour remplacer les enfants.

— Pour se faire jeter quand le projet aura vingt ans.

— Viens te coucher, mon trésor.

Il est surpris. C’est la première fois depuis longtemps qu’elle lui sert un mot d’amour. Ils feront l’amour et ce ne sera pas un amour de performance, mais un amour tendre et doux comme la soirée qu’ils viennent de passer à parler ensemble d’un futur projet.

Le lendemain matin, Mireille bourrasse dans la cuisine en sortant les ingrédients pour faire des crêpes. Robert se sert un café et attaque.

— En tout cas, tu m’amèneras pas vivre dans le fin fond d’un rang comme Clara a fait à son pauvre mari, oublie ça.

— Je vivrai pas dans un chalet de pêche au bord d’un lac. Le bois, c’est un nid à allergies. Je vais passer mon temps à me moucher et à éternuer. Pis j’ai peur des guêpes. Imagine-toi les ours…

— De toute façon, moi à ma retraite, je veux rien faire. Je veux voir personne. C’est ça, une vraie retraite. Tant qu’à travailler à la retraite, aussi bien pas la prendre.

— La retraite, c’est pas rien faire, la retraite c’est faire un travail aussi forçant mais pas payant, comme… le bénévolat.

— C’est ça, je vais torcher les autres et je serai pas payé en plus.

— Bob, si t’étais pas si bon dans le lit…

— Je l’ai, je vais être gigolo à plein temps! C’est ça mon projet! Emmenez-en des p’tites madames en manque de sexe.

— Le pire, c’est que t’aurais un succès bœuf… jusqu’à temps que tu tombes en panne.

— Je connais une bonne dépanneuse.

Le sourire de Robert, un brin égrillard, réveille les vieux soupçons de Mireille sur la maîtresse.

— Qui ça?

— Toi, mon amour.

«Maudit projet à marde! J’ai fait des projets toute ma vie, me marier, avoir des enfants, faire de l’argent, avoir des bons clients, garder mes bons clients… Je peux-tu me reposer des projets, prendre ça lousse un peu? On est heureux de même! Pourquoi faut toujours que les femmes nous arrivent avec des affaires à faire? Ça commence avec nos mères qui nous tiennent les mains occupées de peur qu’on se masturbe, puis on se marie et ça continue. Ce qu’on fait, c’est jamais assez. Elles ont des bons maris, c’est pas assez. Elles ont des bons papas, c’est pas assez. Des bons pourvoyeurs, c’est pas assez… Les femmes sont jamais satisfaites. Là, Mimi, il lui faut un projet à son goût! On est pas sortis du bois. On s’entendait bien là depuis la… dépanneuse. Il fallait que Clara se mette le nez dans nos affaires. Je vais y parler moi, à la fermière.»

«Maudits hommes! Eux autres quand ça marche bien dans la couchette, toutte marche. Ils pensent pas qu’un couple c’est plus que deux corps qui se baisent, c’est… qu’est-ce que c’est donc? Moi je suis une fille pas compliquée, puis mon gros Bob je l’aime, je l’adore, mais astheure que les enfants sont plus là, je commence à le trouver ben ben plate. Des fois je me mets à penser que si je l’avais pas lui dans ma vie, je pourrais peut-être trouver LE prince charmant. Recommencer la passion. Les fleurs, les chocolats cochons aux cerises, les petits mots doux, les sorties au clair de lune, tout le kit romantique. Je suis une princesse et ça doit bien exister quelque part un prince charmant qui me sortirait de mes années de mariage.»

— Mimi, j’ai une idée!

— Moi aussi!

— Dis la tienne.

— Non, la tienne.

— J’ai pensé qu’on pourrait, sans se séparer, chacun de notre côté vivre notre vinaigrette. Il paraît qu’il y en a qui font ça. J’ai une maîtresse, t’as un amant.

— T’es malade dans la tête!

Clara enlève les feuilles roussies des choux. Elle n’a pas prêté attention à la voiture venue se garer dans son entrée. Puis la voix de Robert qui l’apostrophe la fait sursauter.

— Toi là! Toi là, puis tes idées de fou. Moi pis Mimi, on a passé la nuit à se chercher un projet. On en a pas trouvé qui fasse l’affaire des deux. C’est juste si on en est pas venus aux poings. C’est de ta faute aussi avec tes idées de relation, de lien qu’il faut travailler pour son couple. Je vais te montrer moi qu’on a pas besoin de simagrées pour s’aimer. On va s’aimer malgré toi. Tu vas voir.

— Ça c’est un beau projet!

Il reste bouche bée devant l’air moqueur de Clara. Il se confond maladroitement en excuses, s’enfargeant dans ses justifications.

— Je suis venu prendre d’avance mon panier. Pis j’avais envie d’un petit tour à la campagne.

— Ah…

Après avoir pris son panier, Robert file sans même lui dire au revoir. Elle l’observe tandis qu’il s’engage dans le rang. Elle est triste. Il n’a pas compris son conseil d’un projet à deux.

Dans sa cuisine d’été, elle vérifie ses courriels. Rien de Claude. Elle lui écrit:

Des nouvelles au plus vite, j’ai tout à coup des inquiétudes. Cela fait quatre jours que tu ne m’as pas écrit. Maman xxx

Et elle revient, tristounette, à son cher journal:

Ma vie est un échec. Je n’arrive pas à aider mes clients alors que tout ce que je veux est leur rendre service. Au lieu de m’occuper des autres, je devrais m’occuper de moi, qui n’arrive pas à me décider à quitter Étienne ni à déménager à Toronto près de mon amour, mon nouvel amour, Gabriel. Je n’arrive à rien. C’est de la faute d’Étienne aussi. S’il avait aimé son fils, il l’aurait accepté tel qu’il est. Je l’accepte bien, moi, pourquoi lui en est incapable? S’il était comme moi, juste un peu, ouvert à la différence, à la nouveauté, Claude viendrait ici souvent, on irait aussi chez lui, on formerait une vraie famille. Mais non, lui, c’est la famille traditionnelle ou rien. La famille, ce n’est plus comme avant, un père, une mère, des enfants. La famille, c’est un parent, un enfant, jaune ou noir ou carreauté, des grands-parents, un conjoint de sexe différent ou du même sexe.

Tant qu’il y aura des êtres humains sur la terre, il y aura cette obsession de fonder une famille. Pourquoi? Parce que l’Homme avec un grand H n’est pas fait pour vivre seul, mais en groupe. De quoi sera fait la famille dans l’avenir, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’il y aura des couples et des enfants. Le pire est qu’Étienne et moi, on s’aime, mais nos opinions sur la vie nous empêchent de vivre notre amour. De ce temps-ci, on s’évite: «Passe-moi le sel. As-tu chargé la camionnette? Bonjour… Bonne nuit.» J’ai plus le goût de faire l’amour depuis que le petit Gabriel est entré dans ma vie. Comme s’il comblait mon besoin de tendresse, d’affection. Comme si un amour en chassait un autre. Faut que je fasse quelque chose… Il le faut…