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Ce soir-là, Étienne, épuisé par une journée passée à biner, désherber, bêcher chez un voisin maraîcher, revient à la maison. En passant devant la cuisine d’été, il aperçoit Clara à son ordinateur, engagée dans une conversation sur Skype avec son fils. C’en est trop!

Il débranche l’ordinateur d’un geste sec. Clara, furieuse, bondit et, de ses deux mains ouvertes, lui martèle la poitrine à répétition. Il la maîtrise rapidement. Ils se fusillent du regard. Il la déteste de le trahir. Elle le déteste de la forcer à le trahir.

— Qu’est-ce qui nous arrive?

— C’est toi qui veux rien comprendre.

— C’est toi!

— C’est toi!

Ils continuent à s’accuser mutuellement et puis, soudain et ensemble, ils se trouvent totalement ridicules. Mais au lieu d’en rire comme on pourrait s’y attendre, ils se mettent à pleurer. Étienne renifle, essuie ses larmes avec un pan de sa chemise. Tout en sanglotant, Clara fouille les poches de sa vieille veste rose cendré et y trouve un papier-mouchoir chiffonné qu’elle lui tend. Il se mouche puis sourit à travers ses larmes, un faible petit sourire.

— Je t’aime, Clara.

— Moi aussi, tellement.

— Pourquoi ça va si mal entre nous?

— Parce que tu me caches des choses.

— Je te cache rien!

— Alors dis-moi pourquoi tu peux pas accepter l’homosexualité de Claude.

Étienne, qui tenait encore sa main, la retire. D’autorité, elle la lui reprend.

— Pourquoi, mon amour?

— Je le sais pas!

— Étienne, on peut pas continuer à vivre comme ça. Moi j’en peux plus.

— Je sais pas… je te dis… Je suis de même, c’est tout.

— Tu le sais, mais tu veux pas me le dire.

— Demain!

Étienne recule vers la porte. Elle tente de forcer son regard. Rien n’y fait.

— Là, faut que j’aille nourrir les chats… Tu les entends pas miauler? On a trop de chats. Je te l’ai toujours dit, mais t’écoutes pas.

— Me faire des reproches quand je t’accuse, c’est une tactique de lâche.

Elle se plante devant lui, l’empêchant de quitter la pièce.

— Demain.

— Non Étienne, pas demain, là, tout de suite! Ce serait vraiment idiot de perdre la relation qu’on a bâtie ensemble pour… un secret.

— J’ai pas de secret! Baptême! Vas-tu me lâcher!

— Je veux pas jouer au chat et à la souris avec toi. Tu parles ou bien…

— Ou bien?

— On se parlera plus jamais!

Étienne soupire, regarde ailleurs, vers l’extérieur. Elle respecte son silence, une attente intolérable.

— J’avais réussi à l’enfouir tellement loin dans ma mémoire que je m’en souvenais plus.

— Ça s’appelle le déni.

— Je sais. Et puis quand Claude…

— Quand Claude…?

— Quand j’ai su que Claude était…

— Gai.

— Oui, ça…

— Un gai.

— Si je dis le reste, tu vas me laisser.

— Pourquoi?

— Pour rien. On est pas bien comme ça? Je te laisse parler à Claude. Je t’ai laissée aller à Toronto… En novembre, quand notre saison sera terminée, tu pourras y retourner si tu veux… Toute une semaine si tu veux.

— On a toujours tout fait ensemble, je veux pas qu’en vieillissant on s’éloigne l’un de l’autre. C’est une relation à deux que je veux. Pas une relation où on fait ce qu’on veut chacun de notre bord.

— C’est pas moi qui a commencé.

— La question est pas de savoir qui a commencé, mais où ça va nous mener…

— T’entends pas miauler? Ils ont faim…

— Ne te défile pas, Étienne!

Il est déjà parti. Vive déception de Clara qui, de la fenêtre, l’observe s’éloigner, épaules basses, vers la grange.

«Des années de dialogue peuvent pas se terminer comme ça.»

Elle rebranche son ordinateur et retourne à son cher journal.

Que me cache mon mari? Pourquoi s’oppose-t-il à mon bonheur et au sien? Si seulement il s’ouvrait à moi. S’il me disait pourquoi il en est venu à fuir les gais comme la peste, je pourrais comprendre, je comprends tout. Je ne dois pas avoir le tour de le faire parler. Peut-être que je ne l’écoute pas assez, que je ne l’aime pas assez? Chose certaine, je suis malheureuse, si malheureuse que notre bel amour, que notre merveilleuse relation se brise ainsi, sur une incompréhension.

Elle éteint son ordi et aperçoit son voisin Jean-Christophe qui passe dans le rang. Sa promenade de santé! Sans réfléchir, elle court à l’extérieur et, du chemin privé, l’interpelle. Il la salue avec des gestes comiques. Elle lui fait signe de s’approcher, et c’est d’une démarche indolente qu’il la rejoint, sourire aux lèvres.

— Vous êtes aussi une couche-tard?

— Oui…

— Charlène se couche tôt, et j’ai tendance à faire de l’insomnie. J’aime bien mes promenades nocturnes pour profiter des étoiles et de la lune. Elle est pleine ce soir, vous avez vu? Des fois, je fais des rencontres, un lièvre, un chevreuil, une belle madame…

— Je m’excuse de m’être confiée à vous l’autre soir. Je sais pas ce qui m’a pris. Tout le monde se confie à moi, j’ai personne moi à qui parler… J’ai mon mari, mais de ce temps-là… la communication est brisée.

Ils s’assoient sur les marches de la galerie. Il étend ses longues jambes, dénoue son foulard de coton, passe sa main dans ses cheveux. C’est juste s’il n’ouvre pas la grille du confessionnal.

— Je vous écoute.

Clara lui raconte son désarroi sans pudeur ni gêne. Il l’écoute sans l’interrompre. Puis elle se tait, dans l’attente.

— Votre mari a droit à son jardin secret. N’y entrez surtout pas.

— Un jardin secret?

— Oui, il faut attendre qu’il en ouvre lui-même les portes. Sinon il restera toujours sur ses gardes. Un homme aime pas se sentir constamment jugé, observé. Personne d’ailleurs apprécie une telle situation.

— Mais pourquoi déteste-t-il les gais?

— Soyez patiente, Clara, c’est le meilleur conseil que je peux vous donner.

Il se lève, elle le raccompagne jusqu’au bord de la route. Il l’embrasse sur les deux joues.

— Je vous ai pas demandé des nouvelles de votre couple…

— Charlène commence à s’attacher à mon fils et moi à sa fille. Je m’occupe de la discipline de mon fils, elle s’occupe de celle de sa fille. On se parle tous les soirs de notre relation et de la relation que nous avons chacun avec l’enfant de l’autre. On traîne plus nos rancœurs dans le lit. On essaie de voir les beaux côtés de l’enfant de l’autre. Ça marche. On arrive à pas trop s’engueuler. Grâce à vous, Clara. Merci.

— C’est moi qui vous remercie de m’écouter.

— Cela m’est très facile, je suis psychothérapeute.

— Et c’est moi qui vous donne des conseils!

— Vous, vous avez du recul. Moi, j’en ai pas.

Ils se regardent un long instant. Et on pourrait les entendre penser.

«Si seulement elle était plus jeune.»

«Si seulement il était plus vieux.»

Vont-ils s’en tenir à cette attirance particulière, à cette amitié affectueuse?

— Bonne nuit!

— Bonne nuit!

Il s’enfonce dans la noirceur opaque. Elle retourne s’asseoir sur les marches de la galerie, pensive.

«Je croyais que l’amour c’était tout se dire, pas avoir de secret l’un pour l’autre, et voilà que je dois réviser ma façon de penser. On a tous un jardin secret, que Jean-Christophe dit. Je dois respecter celui d’Étienne si je veux qu’il respecte le mien. Je ne vais plus lui demander la raison de son mépris pour les gais. Voilà.»

Étienne apparaît derrière la porte moustiquaire, enveloppé dans sa vieille robe de chambre, les cheveux en bataille. Il tousse pour ne pas la surprendre.

— Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci?

— Quelle heure est-il?

— Deux heures et dix! Il y avait quelqu’un avec toi?

Clara pense au jardin secret, qui a bon dos désormais.

— Personne.

— Ah! Je pensais… j’ai cru…

— Tu dors pas?

— Non. Viens te coucher, on doit se lever tôt demain…

Il la rejoint sur la galerie, lui prend les mains pour gentiment la forcer à se lever, puis il lui enlace la taille et colle sa hanche sur la sienne.

— Tu sais, tu m’as demandé pourquoi, pourquoi j’avais de la misère avec l’homosexualité de Claude. Eh bien…

— On a droit chacun à son jardin secret. T’as le tien, j’ai le mien. Je te fais confiance et tu me fais confiance.

Et fière d’elle, de sa nouvelle ouverture d’esprit, elle l’entraîne à l’intérieur comme si de rien n’était.