30

Samuel revient de l’Abitibi, bien résolu à rompre avec Magali. Le contact avec les siens a éliminé tous ses doutes. La famille, jamais! Il est trop jeune pour s’engager à vie avec une seule femme quand il y en a plein d’autres sur le marché! Et juste l’idée du bébé lui est insoutenable. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il la retrouve, en train de préparer son petit-déjeuner.

— Allô.

— Mon amour! Sais-tu quoi? Je vomis sans arrêt.

Elle s’approche pour l’embrasser. Elle a une haleine à tuer les mouches.

— J’ai un commencement de rhume.

Il lui a abruptement tourné le dos.

— J’aurais aimé ça que tu sois là pour me tenir la tête au-dessus du bol. J’ai appelé mes chums de filles qui ont des bébés, il paraît que ça peut durer des mois.

Elle attrape ses toasts qui sortent du grille-pain, les regarde pour aussitôt les rejeter.

— Juste l’idée de manger me donne la nausée.

Elle aurait voulu le faire fuir qu’elle ne s’y serait pas prise autrement.

— Je sais pas comment je vais faire pour l’université dans mon état. D’un autre côté, je peux pas travailler au bar avec un bedon. Regarde, j’ai déjà un petit ventre! Une chance que je t’ai. J’ai pensé que tu pourrais payer une partie du loyer et moi je me trouverais un travail pas forçant en attendant le bébé. Mais si on se mariait, mon père serait très généreux.

Il hausse les épaules. Dans l’autobus, rompre lui apparaissait facile, mais comment la laisser avec son mal de cœur, sa grossesse dont il est en partie responsable? Et pourtant, c’est ce qu’il va faire. Il doit se sortir de cette situation, sinon il va y laisser sa liberté. Il le sait, il le sent.

— J’ai quelque chose à te dire…

— Le cœur me lève!

Elle se rue vers les toilettes et, pendant qu’elle vomit, il écrit vite sur le bloc-notes près du téléphone:

Je te demande pardon, mais je veux plus te revoir jamais. Je m’excuse de ma lâcheté, mais je sais que si on se parle, je vais rester et je veux pas. Je t’aime. Samuel.

Il se ravise et noircit vigoureusement le «Je t’aime».

Quand elle revient dans la cuisine, verte et chambranlante, elle voit le message de Samuel. Elle sait ce qui lui arrive et sa lecture lui confirme ce qu’elle redoutait tant. Elle pleure. Elle est la petite fille que sa mère abandonne.

Samuel a trouvé à se loger avec deux futures étudiantes de l’École de théâtre. Un logement semi-meublé de trois chambres dans Villeray. Il peut se payer ce luxe grâce à un prêt-bourse étudiant. Avec ses colocataires, il peut partager sa passion pour le jeu dramatique. Il est plus que convaincu que devenir comédien est son destin et que c’est en jouant des personnages qu’il sera heureux, qu’il gagne bien sa vie ou pas. Le jeu est un efficace remplisseur de vide affectif, et il a un gouffre à combler.

Aujourd’hui, ils emménagent tous. Tout en buvant de la bière, ils doivent décider des chambres. Il y en a trois, une à lit double, une à lits jumeaux, l’autre à lit simple. Au lieu de tirer à la courte paille, ils discutent de leurs besoins respectifs. Les filles invoquent la possibilité de ramener quelqu’un à coucher, donc ni les lits jumeaux ni le lit simple ne conviennent. Pour obtenir le lit double, Samuel les informe qu’il a une blonde avec qui il vit. Elles ripostent: elles ne cohabitent pas avec un couple, mais avec une personne. Les voix montent. Ils doivent se résigner à tirer les chambres au sort quand Magali fait son entrée.

— C’est ici ton taudis?

Elle s’est faite beauté fatale pour rivaliser avec les colocataires, des futures actrices. Or, elles ont l’air bien ordinaire, coiffées de leurs queues de cheval et sans aucun maquillage. Magali en est d’abord déstabilisée. Samuel est visiblement embêté d’avoir à affronter les regards interrogateurs de ses colocs. Doit-il affirmer qu’il n’est plus le chum de cette fille déguisée en actrice de mauvais film français ou opter pour le mensonge? Juste au moment où il a un lit à négocier.

— Magali, ma… blonde!

Il fait vite les présentations. Magali constate que les deux filles ont un corps d’enfer et qu’une fois qu’elles seront bien arrangées la compétition s’annoncera féroce. Elle choisit la stratégie de la gentillesse.

— Taudis! C’est une joke! C’est loin d’être un taudis, c’est même beau pour un logement pas cher. Grand, bien situé. Ça manque un peu de peinture. Je peux vous aider si vous voulez. Je donne pas ma place quand il s’agit de rendre mon chum heureux. J’ai une idée… Je vous paye la pizza et on fête ensemble notre installation. C’est ça notre chambre, chéri? Celle avec le grand lit double?… Parfait, parfait! La pizza à quoi? All dressed!

Les filles se consultent du regard, proches de pouffer de rire tellement le jeu de la nouvelle venue est grotesque. De son portable, Magali commande des pizzas, des grandes. Samuel le lui arrache des mains et annule la commande.

— Magali, c’est mon ex, c’est plus ma blonde! J’en ai pas de blonde. Je disais ça pour avoir le lit double et d’ailleurs, pour vous le prouver, je prends la chambre avec le lit simple. Il est pas question qu’elle s’installe ici. Viens-t’en, toi, j’ai deux mots à te dire.

Il dégringole les trois étages sans lâcher le poignet de Magali, qui n’a d’autre choix que de le suivre.

— Aïe, tu me fais mal!

— Force-moi pas à être odieux!

— J’ai pas besoin de te forcer, ça te vient naturel.

— Et toi, hein? Toi qui viens mettre la merde chez moi. Chez moi! J’ai enfin un chez-moi, Magali.

— Maintenant que t’as plus besoin de mon fric, tu me flushes.

Samuel lève la main pour la frapper puis s’arrête. Il la laisse retomber lentement. Il est troublé, profondément troublé. Il vient de se conduire comme son père, son père qui se sert des gens puis les flushe brutalement. Non, c’est impossible qu’il ressemble à son père. Il refuse son hérédité. Il la renie. Il veut être comédien pour s’éloigner le plus possible du pattern paternel. Il ne sera pas lâche comme son père. Il ne sera pas profiteur comme lui. Il ne sera pas violent comme lui. Jamais il ne lèvera la main sur une femme. «Lui n’a jamais su prendre ses responsabilités, moi je vais les assumer. Je vais être le contraire de ce qu’il est. Lui, c’est un écœurant! Pas moi!»

— Je te demande pardon, Magali.

— De quoi? De plus m’aimer? De m’abandonner enceinte? D’être violent avec moi? Regarde, mon bras est bleu.

— Je sais pas ce qui m’a pris. Pardon!

— Pas nécessaire de prendre la hache pour casser avec moi. T’as juste à dire: «Je t’aime plus.» Je vais comprendre.

— C’est pas vrai que je t’aime plus!

— De toute façon, j’en ai rien à cirer d’un gars qui met une fille enceinte et qui fuit ses responsabilités.

— Je t’ai pas mise enceinte, tu t’y es mise toute seule en oubliant tes pilules volontairement ou pas, mais cela dit, je t’aime et je vais les prendre mes responsabilités, et je te jure de plus te faire mal physiquement. Je vais te prouver que je suis pas comme mon père…

— Qu’est-ce que ton père vient faire là-dedans?…

— J’ai besoin de toi.

— T’as un logement, t’as plus besoin de moi.

— J’ai besoin de toi et de lui ou elle pour faire un homme de moi.

C’est en silence qu’ils marchent vers l’appartement de Magali. Il ne comprend pas encore son revirement. Peut-être est-ce sa réflexion sur la violence de son père? Tout ce qu’il sait maintenant, c’est qu’il a envie de faire l’amour avec elle comme jamais.

«Je dois l’aimer, ça doit être ça l’amour!»

Magali ne comprend rien non plus, mais pour l’instant, elle flotte.

Une belle journée de septembre. Magali est venue chercher son panier rempli de tomates, de concombres, de haricots et de choux de Bruxelles. Clara la complimente sur sa mine radieuse.

— Je vais faire une soupe aux légumes et un bouilli pas de viande, juste des légumes. Samuel est fou des légumes. Chez eux, ils en mangeaient jamais, rien que de la viande pis des patates. Et pour une femme enceinte, il y a rien de mieux, il paraît.

— Attends attends… Tu me perds là. Qui est enceinte?

— Moi!

Magali sourit, fière d’elle, alors que Clara la fixe avec des yeux étonnés.

— Toi? Enceinte?

— Ben oui. Moi. Moi, je fais un enfant. Moi, je fabrique un être humain. Moi, je prouve que je suis une femme, une vraie. Je prouve à mes parents que je vaux quelque chose. Je suis tellement contente.

— De Samuel?

— De Samuel…

— Il est encore dans ta vie?

— Ben oui et pas à peu près, genre portrait de noces.

— Non!

— J’exagère. Il est pas question de mariage, pas encore! On s’est réconciliés.

— À cause du bébé?

— Non, à cause de son père. C’est une trop longue histoire…

C’est frisquet et, curieuse, Clara l’invite à bord de sa camionnette pour qu’elle dévoile quelques détails supplémentaires. Magali lui raconte le revirement de Samuel quand il a levé la main sur elle, son engagement vis-à-vis de l’enfant, et tout ça pour ne pas ressembler à son père.

— Mais à part son engagement pour l’enfant et pas vouloir ressembler à son père, est-ce qu’il t’aime?

— Moi, je l’aime. À force d’être fine, à force d’être parfaite, il va m’aimer. Il pourra pas faire autrement que de m’aimer: je vais être LA mère de son enfant.

— Magali, les sentiments, ça se force pas.

— Je vais le changer.

Clara s’était promis de ne plus donner de conseils, mais devant une telle naïveté, son besoin de faire partager son gros bon sens refait surface.

— Tu peux pas le changer. On change pas l’autre. L’autre peut changer. Toi, tu peux pas le faire.

— Vous me connaissez pas.

— Je connais des femmes et des hommes qui ont cru comme toi pouvoir transformer leur conjoint, ils ont pas réussi. Moi, j’ai pas réussi à changer mon mari.

— Un bébé, ça répare bien des choses.

— Erreur! Un bébé répare rien. Un bébé rend plus beau ce qui était déjà beau et plus laid ce qui était déjà laid. Ne compte pas sur ton enfant pour repriser ta relation si elle est décousue, usée ou déchirée.

— Vous êtes ben pas le fun!

— Un bébé, c’est pas un parapluie contre les intempéries.

— Coudonc vous. Il y a-tu quelque chose qui se passe dans votre couple pour que vous me découragiez de même?

— Je veux pas te décourager, je te mets en garde.

— Moi, je suis de la génération Y. On commettra pas vos erreurs. Moi, je divorcerai pas. Les enfants-rois, c’est vous autres qui avez fait ça. Moi, mon enfant, il va avoir de la discipline et surtout, surtout, on vivra pas pour consommer. Le siècle de la surconsommation, ça finit avec nous autres.

— Tu rêves, Magali.

— Eh bien laissez-moi rêver en paix! Vous êtes juste une vieille radoteuse!

Magali sort de la camionnette en faisant claquer la portière. Elle agrippe son panier dans la boîte arrière et marche d’un bon pas vers son vieux bazou. Clara est triste. Elle observe sa jeune cliente qui, au détour de la rue, disparaît. Une amitié qui s’envole. Un vent du nord-ouest fait virevolter les feuilles mortes. Elle sort à son tour, endosse son parka dans l’attente de son prochain client.

«Vieille radoteuse! Je suis pas si vieille que ça…»

Elle regarde les alentours, les enfants qui s’amusent dans le parc à faire des tas avec les feuilles mortes et à se lancer dedans. Elle songe aux longues journées inactives de l’hiver où, seule avec Étienne, elle ne pourra parler ni de Claude ni de son conjoint ni de Gabriel, l’archange aux yeux bridés. Elle refuse d’entamer ces mois où les jours se traînent comme des malades sans mettre au clair le différend qui les oppose.

— Oh! Tu m’as fait peur, Bob.

— À quoi tu pensais, Clara? T’as l’air d’un petit chien battu.

— Oh… à l’hiver qui s’en vient.

— Tu sais, le projet censé recoller notre couple. On en a un, et tout un!

— C’est bien…

— Moi pis ma femme, on va s’acheter un ski-doo. On va s’inscrire dans un club. On va partir toutes les fins de semaine en randonnée. J’ai déjà trouvé un club à Saint-Zénon.

— Et Mimi, elle?

— Mimi, ben du moment qu’elle est avec moi, elle est ben contente.

— Elle aime conduire cet engin-là?

— Elle conduit pas, c’est moi qui va conduire. C’est une frileuse, elle aime mieux être en arrière. Elle verra peut-être rien, mais elle va être au chaud; j’y coupe le vent.

— Tu la laisseras jamais conduire?

— Ben trop dangereux! Il y a assez que les femmes causent les accidents de la route…

— C’est tout le contraire, Bob. Ce sont les hommes qui causent en majorité les accidents, les femmes sont prudentes.

— Euh… Si tu le dis! Moi en tout cas, je m’assois pas en arrière certain, c’est conduire qui est le fun. Pis si on veut faire du ski-doo en couple, faut bien qu’il y en ait un qui conduise…

— Et c’est l’homme!

— Ben oui. C’est pas un sport de tapettes.

Clara est interpellée, voire blessée par son allusion à l’homosexualité.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là?

— C’est pas un sport de tapettes.

— C’est de l’homophobie ça…

— Moi, homo… enfin, ce que tu dis… Heille, je travaille avec des coiffeurs depuis des années. Mes meilleurs chums sont des tapettes. Je les connais assez… des vraies fifilles.

— Mon fils Claude est gai et il est pas fifille!

— Hé, je savais pas que t’avais un gars! Si ça peut te consoler, il y en a partout des gais, c’est comme les punaises de lit, une engeance. Me semble qu’on en voyait moins avant…

— Bob, je te permets pas de parler de… Qu’est-ce que tu ferais si ton fils t’apprenait qu’il est gai?

— Il l’est pas! J’y ai vu. J’en ai fait un homme, de mon gars. Je l’ai sorti des jupes de sa mère ben vite, je l’ai mis sur les patins à trois ans pis j’y ai donné une puck et un bâton de hockey. Puis va compter un but, mon homme, un but pour ton père! C’est les mères qui fabriquent les tapettes.

Clara se renfrogne, se retient tant bien que mal de ne pas éclater. Robert réalise soudain ce qu’il vient de proclamer. Il bafouille des excuses. Elle est furieuse.

— Tiens, prends ton panier. Je veux plus te revoir. Fini.

— Qu’est-ce que j’ai dit? J’invente rien, caltor… tout le monde pense ça.

— Va-t’en!

Il prend son panier, qu’il dépose dans le coffre arrière. Il tente un sourire vers Clara qui le fixe d’un air mauvais et lui hurle:

— HOMOPHOBE!

Elle se rend soudain compte que, pour la première fois, elle a dévoilé l’homosexualité de son fils à un client et qu’elle ne ressent aucune honte. Elle en est même fière. Elle a hâte de terminer sa journée pour raconter ça à son mari… Non, elle ne pourra pas. Elle a un mari sourd et muet quand il s’agit de Claude.

«Ça peut plus durer, et au diable le jardin secret!»

Il reste un panier. Tant pis! Tout ce qu’elle désire est de confronter Étienne et en finir. Mais la luxueuse voiture de Nancy se gare en parallèle de la camionnette.

— J’ai besoin de te parler! On peut aller prendre un thé?

«J’ai vraiment pas le goût de l’entendre. Est-ce que je l’ennuie moi avec mes problèmes?»

Mais le piteux état de Nancy l’attendrit. Elle est amaigrie, blême, son teint est terne.

— Ou un chocolat chaud? Allez, Clara. Un chocolat chaud avec de la bonne crème fouettée.

Elle a trouvé l’argument pour la faire fléchir.

— Pas longtemps, il fait noir de bonne heure en septembre.

Elle n’a pas dit sa phrase habituelle: «Étienne m’attend.»

Elles traversent la rue, bras dessus, bras dessous. Quelques minutes plus tard, le serveur dépose sur leur table un thé vert et un chocolat chaud décadent.

— Comment va ta santé, Nancy?

— Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. J’avais pas passé d’examen gynéco depuis des lustres, j’étais persuadée d’être en parfaite santé. Un médecin n’est pas malade. Il est celui qui soigne et qui guérit. Si j’avais su que je pouvais pas avoir d’enfants, j’aurais pas risqué mon couple avec mes demandes. Enfin, je le savais pas que j’étais stérile. Que j’avais eu une MTS.

— Tu savais pas que tu avais eu une MTS?

— Je le savais, je l’avais fait soigner, j’étais guérie.

— Comment toi, médecin, t’as pu attraper cette maladie?

— C’était au bal de graduation à la fin du secondaire. Nicolas cette année-là s’était décroché un travail dans un hôtel de Banff. Il voulait perfectionner son anglais. Je suis donc allée à la soirée avec un copain de classe laid comme un pou, mais riche comme Crésus dont aucune fille ne voulait. On a fêté, on a bu de la bière, du mousseux, du vin blanc, du vin rouge et de la crème de menthe. C’est à qui boirait le plus. C’est idiot, mais c’est souvent comme ça dans les bals de graduation. On s’est retrouvés dans une chambre d’hôtel puis là… Je me souviens même pas de ce qui est arrivé. C’est lui qui m’a dit que coucher avec une vierge c’était meilleur que les putes qu’il se payait. Je me suis demandé s’il mentait, mais je savais qu’il m’avait pénétrée, je le sentais. Je me souviens d’être allée voir un médecin en cachette de mes parents, d’avoir pris des antibiotiques deux ou trois fois, puis je me suis convaincue qu’il m’était rien arrivé puisque je m’en souvenais plus. J’ai oublié. J’ai cette faculté d’effacer les mauvais souvenirs pour me rappeler que les bons moments. Mon corps, lui, a gardé une trace de cette foutue nuit: la chlamydia. Personne m’a dit que je pourrais pas avoir d’enfants. Si on me l’avait dit…

— Ma pauvre fille!

— Je voulais tant un enfant.

— Et Nicolas?

— Ç’a été…

Tout en racontant la scène à Clara, elle la revit avec grande émotion.

— C’est la vérité. C’est ce qui est arrivé, Nicolas. J’avais dix-sept ans. Je savais que ça pouvait causer l’infertilité, vingt-cinq pour cent des fois. J’étais sûre d’être dans les soixante-quinze. Me crois-tu?

— Je te crois.

Ils restent plongés dans leurs pensées, puis Nancy attaque:

— Ça t’arrange hein que je sois stérile!

— Non, ça m’arrange pas. Pas du tout.

— T’en veux pas d’enfants, je suis stérile, c’est parfait.

— Je m’étais fait à l’idée, depuis le temps qu’on en parle. Je désirais autant que toi ce petit bébé.

— Tu veux un enfant maintenant que je peux pas t’en donner?

— J’ai pris des semaines à me raisonner. J’ai compris que je veux me perpétuer. Avoir quelqu’un qui porte mon nom.

— C’est trop idiot! Qu’est-ce qu’on va faire?

— Je le sais pas. Ah shit!

— «Ah shit», qu’il a dit! Il voulait pas d’enfants quand j’en voulais, maintenant que je peux pas en avoir, il en veut.

— Et toi, veux-tu encore un enfant?

— Je peux pas!

— Il y a l’adoption.

Un long silence s’ensuit. Comme si cette perspective prenait du temps à se frayer un chemin dans l’esprit tourmenté de Nancy.

— Il y a l’adoption, évidemment. J’étais tellement dans mon deuil que j’y ai pas pensé une minute. Ben oui, il y a l’adoption! Mais il paraît que ça peut prendre des années avant d’en trouver un, mais peut-être…

Le teint de Nancy se colore de rose. Elle éclate de rire.

— Merci, Clara. Merci. Tu permets que j’appelle Nicolas?

— Nancy, donne-toi jusqu’à ce soir pour y penser.

— Toi là! Toi là! Si je t’avais pas!

— Oh, j’ai pas grand mérite. C’est juste que j’ai du recul pour juger d’une situation, et du gros bon sens. Et ça, du gros bon sens, on en a tous… pour les autres. Il y a que nos problèmes personnels qu’on arrive pas à régler.

Clara est tentée de lui avouer qu’un psychothérapeute lui demande conseil parfois, mais ce serait de la vantardise.

— Faut que je me sauve, j’ai des patients qui arrivent dans une heure. J’ai hâte à ce soir!

— Tu peux prendre ton panier. Bonne chance!

Nancy sort de l’établissement comme si elle volait. Clara, qui lui envie sa légèreté, soupire.

Ce soir-là, contrairement à son habitude, Nancy attend son mari dans le salon, maquillée, coiffée, une bouteille de mousseux dans le seau à glace. Elle a délaissé sa jaquette et sa robe de chambre pour un pyjama d’intérieur de soie orange, une couleur qui rehausse ses cheveux bouclés de vraie rousse. Elle regarde d’un œil la télévision, son oreille à l’affût du tintement des clefs de Nicolas dans la serrure. Elle bondit quand enfin la porte d’entrée s’ouvre et que, vanné, il entre dans la maison.

— Youhou, mon amour, je suis dans le salon!

Il s’étonne de la voir là en train de verser du champagne dans des flûtes, à onze heures le soir, un jeudi.

— C’est pas ma fête. C’est-tu ta fête?

— C’est notre fête.

— L’anniversaire de notre rencontre est en mai. On est en septembre.

Éclatante de bonheur, elle lui tend un verre de mousseux.

— On boit à notre bébé à venir.

— T’es pas drôle.

— On va adopter un enfant.

— Bon, une autre affaire!

— Tu m’as fait tout un plat parce que j’étais stérile.

— Adopter…

— C’est un enfant dans nos vies. C’est prendre l’amour que j’ai pour toi et celui que tu as pour moi et le donner à un petit être. Quelle importance qu’il ait été fait ailleurs qu’à la maison? Il est là, il a besoin d’amour et on a plein d’amour à donner, tous les deux. Il y a la passation du savoir, du pouvoir, nous ce sera la passation de l’amour.

— Qui t’a mis ça en tête?

— Clara!

— Ah oui? Elle te l’a conseillé?

— Suggéré, c’est pareil.

— Eh bien, levons nos verres… à Clara et à sa bonne idée.

— À notre bébé, d’où qu’il vienne!

— À notre bébé!

Cette nuit-là, ils firent l’amour avec une ardeur nouvelle. Leur symbiose étant terminée, ils en commençaient une autre. Une symbiose à trois cette fois. Leur amour allait servir à quelqu’un d’autre, allait s’ouvrir pour enrober un petit être qu’ils allaient chérir. Ils avaient un projet commun, le projet d’aimer un enfant, de l’élever, de l’accompagner dans la vie et peut-être que, dans leurs vieux jours, ils auraient des petits-enfants à aimer. Ils s’endormirent plus heureux.