UAND Séléné remonta la petite file des clients venus recevoir l’aumône à la salutation de la deuxième heure, et qu’elle entra dans le bureau du rez-de-chaussée, elle fut saisie par la vision d’un grand fantôme. Ce n’est qu’au trousseau de clés qui pendait à sa ceinture qu’elle reconnut Octavie. Debout au-dessus des commis assis en scribe, leurs tablettes sur les genoux, la Domina, qu’un épais voile de mousseline grise masquait jusqu’à la taille, tapa dans ses mains : les tablettes claquèrent toutes en même temps, les commis disparurent.
« Rassure-toi, ma fille, dit la dame grise, ce n’est pas le chagrin qui m’a poussée à reprendre, même à l’intérieur de ma maison, cette palla du deuil que j’avais quittée. C’est la coquetterie : mon frère sera là dans trois semaines, et je ne veux pas qu’il voie ce que je suis devenue. La vieillesse, quand on l’exhibe, est plus indécente qu’une putain fardée. J’avais interdit les miroirs, mais je me suis aperçue dans un pichet d’argent : hideuse comme un cul de singe ! Je ne dévoilerai plus mon visage qu’à ma baigneuse… Bon, je t’ai fait appeler pour que nous préparions ton bagage. J’ai déjà donné à mes couturières de quoi te faire quelques robes pour le voyage.
– Où allons-nous ?
– Moi, nulle part. Toi, tu pars pour la Maurétanie. »
Sur l’instant, la nouvelle ne surprit pas Séléné parce qu’elle n’en comprit ni le sens ni la portée. Pour elle, le « maurétanie » n’avait jamais été un pays, mais une variété de bois exotique dont les Égyptiens faisaient des gobelets magiques.
Il fallut démêler le quiproquo. « Il est vrai, concéda Octavie, qu’il existait autrefois un bois rare, plus précieux que le cèdre du Liban. On l’appelait le “thuya de Maurétanie”. Des arbres géants, à la chair marbrée… Nous en avons fait des damiers, des guéridons, des tables, plus chères et plus belles que les marqueteries d’ivoire. Mon grand-oncle César en avait racheté une à Cicéron – pour un million de sesterces, je crois. Mécène en possède trois ou quatre, d’un prix inestimable. Inestimable, car il n’y a plus de thuyas en Maurétanie, les marchands ont tout coupé. Mais s’il ne reste plus de forêts, il reste une terre, une vaste et fertile terre d’Afrique.
– L’Afrique ? Mais qu’irais-je faire en Afrique ? Je t’en prie, pas en Afrique ! Ne me chasse pas ! » Et Séléné se jeta aux pieds de sa protectrice en lui enlaçant les genoux.
« Voyons, mon enfant, dit Octavie en caressant du bout des doigts les épais cheveux nattés, voyons, relève-toi. Nous ne te condamnons pas à l’exil. Nous ne te privons pas du feu et de l’eau. Nous t’envoyons pour te marier. Tu épouses le roi de Maurétanie. »
« Mariage », « roi », ces mots dont Séléné avait rêvé, elle les entendit à peine, tant son attention était retenue par celui d’« Afrique » : à quels sauvages allait-on la livrer ? Des Éthiopiens ? des faces brûlées ? le chef d’une bande de nomades ? d’une tribu de pillards ? « Je doute, reprit Octavie, rassurante, qu’il y ait des faces brûlées en Maurétanie. Ces gens-là sont des Maures ou des Berbères, et, pour quelques-uns d’entre eux, d’anciens sujets de Carthage. Leur royaume est immense, il s’étend le long de la mer, à l’ouest de notre province d’Utique – depuis Hippone jusqu’à Tanger, où nous avons établi une colonie. »
De Tanger, Séléné n’avait jamais entendu parler. Mais Carthage… Ah, le nom de Carthage lui rendit espoir. Pour vaincre Rome, pouvait-on espérer mieux que de mêler le sang d’Hannibal à celui de Cléopâtre ? Peut-être même allait-elle retrouver là-bas, dans cet empire « immense » (Octavie avait bien dit « immense »), l’ancien royaume de Cyrénaïque que son père lui avait donné ?
Hélas, non. Comme le lui apprit sa protectrice, si la Cyrénaïque, peuplée de Grecs, était voisine de l’Égypte, la Maurétanie se trouvait à l’opposé. Loin, très loin du Nil… Quant à Carthage, inutile de rêver : Octavie précisa qu’il ne restait plus une pierre, ni une seule famille, de l’antique cité.
Le cœur de la jeune fille s’affola. À quoi ressemblait-il donc, ce roi dont les enfants ne seraient ni grecs, ni romains, ni égyptiens, ni carthaginois, pas même métisses, ce roi dont elle ne pourrait espérer qu’une descendance absolument barbare, chevelue, barbue, poilue ? « Je l’ai aperçu autrefois, ce Juba, dit Octavie. C’est un indigène, mais nous l’avons fait citoyen romain. Il parle grec, et même latin. Il paraît qu’il sait aussi déchiffrer la langue punique. Il a écrit un ou deux livres qu’on trouve sûrement dans la bibliothèque de Pollion, des livres d’histoire, je crois. Mais tu n’auras pas le temps de les lire, tu pars la semaine prochaine pour Pouzzoles, d’où tu embarqueras pour l’Afrique avant la fermeture de la mer – et avant le retour de mon frère, surtout ! S’il apprenait que tu protestes au moment où il desserre tes chaînes, il pourrait bien changer d’avis sur ton avenir. »
Derrière son voile gris, la sœur du Prince était comme derrière un mur. Séléné ne devinait pas ses traits. Mais elle sentit percer l’irritation dans sa voix : « Il ne faut pas vouloir à moitié ce que l’on veut, petite fille. On prend les pertes avec les bénéfices… Tu n’es pas morte, tu seras mère, et tu seras reine – j’ai fait le plus dur. Pour le reste, à toi de jouer ! »
Séléné n’a eu que le temps d’essayer trois ou quatre robes et la tunique droite en laine blanche qu’on destine au jour du mariage ; dans les coffres que remplissent les servantes, elle a aperçu le voile orange qui l’enveloppera ce jour-là et les petites chaussures teintes au safran qu’elle enfilera.
Puis, emportée comme par une bourrasque, volant du Palatin au Trastevere, du Trastevere aux Carènes, des Carènes à la Colline des Jardins, elle a, en deux jours, rendu des visites d’adieu à toute sa « famille romaine ».
Prima lui a glissé à l’oreille qu’elle lui enverrait en Afrique des nouvelles de la Ville, « écrites dans notre langage à nous, pour éviter que les espions de ton mari ne nous déchiffrent… Ah, au fait, Pollion m’a dit que ce roi Juba est un érudit, il a été élevé chez les Calpurnii, n’aie pas peur qu’il sente le bouc, Rome l’a bien décrassé ! ».
Julie – que Séléné a trouvée à l’heure du dîner, enveloppée dans une robe de banquet dont l’ampleur aurait caché sa grossesse si le tissu avait été moins fin (la fille d’Auguste ne montre rien, mais elle laisse tout deviner) – Julie a fait aussitôt appeler son préposé aux trésors, « Mes perles, vite ! », et elle a tenu à remplir elle-même les mains de sa compagne d’enfance : « Voyons, ma pauvre, tu ne peux pas arriver dans ce pays de sauvages aussi nue qu’une bergère ! À quoi pense ma tante ? Tu dois faire impression à ton fiancé, il te faut des boucles d’oreilles, des bracelets… Prends celui-ci. Et celui-là. Ne sois pas timide, tu es la fille de Cléopâtre ! Par Jupiter, tu as une réputation à défendre ! » Elle rit, elle babille, elle embrasse, elle donne : c’est Julie. Elle batifole avec ses nains, joue avec son singe, folâtre avec ses musiciens, gazouille avec ses enfants, effeuille un palmier, croque une pêche au vinaigre, plume un éventail : Julie. « Sais-tu que j’ai déjà vu ton mari ? Quand j’étais petite. Enfin, pas si petite. Juste avant la guerre des Basques. Je l’ai aperçu deux ou trois fois derrière mon père, dans des défilés. Quel cavalier ! Bel homme… Remarque, je ne l’ai jamais vu sans son cheval. Un vrai centaure – homme pour le haut et cheval pour le bas ! Entre nous, un centaure, c’est le rêve de toutes les femmes : oui, oui, on aime toujours mieux embrasser les lèvres d’un homme que la bouche d’un cheval, mais, pour le reste, crois-moi, le cheval amoureux est beaucoup plus “avantageux” ! Allons, ne rougis pas, vierge pudique, tu n’es pas censée comprendre les folies que je dis ! »
Pour le voyage, Octavie lui a donné des gardes du corps : une demi-douzaine de ces grands esclaves moustachus qui inondent le marché – Jules César a déporté un million de Gaulois. Euphorbe « le Grec », médecin et frère de Musa, fait aussi partie de l’escorte. De même que Diotélès le Pygmée, qu’on pare du titre ronflant de préposé aux remèdes d’Asie et qui exige aussitôt un nouvel habit. On lui offre la tunique rose d’un petit échanson de dix ans qu’on vient de revendre au riche Salluste, gros consommateur de chair fraîche.
La veille du départ pour la côte, la sœur d’Auguste reçoit une dernière fois Séléné : « Ta mère avait une bague, une intaille d’agate à laquelle, paraît-il, elle tenait beaucoup. Son sceau privé… Elle y avait fait graver un mot que je déchiffre mal. On dirait “Méthè”. “Ivresse”, c’est ça ? Drôle d’idée… Ce bijou, mon frère me l’avait donné, mais aujourd’hui il te revient. Montre ta main. Ah, ta mère avait les doigts plus fins… Peu importe, les bijoutiers de ton mari élargiront l’anneau. »
En cadeau de noces, Octavie lui donne aussi une vieille statue de pharaon : le vainqueur d’Actium a rapporté d’Égypte tant de colosses et d’obélisques qu’on ne sait plus où les mettre… Octavie ignore que ce souverain sans tête, qu’elle fait transporter à grands frais sur les routes campaniennes et embarquer sur un navire marchand spécialement affrété, n’est pas un Ptolémée ; que cet homme-là a régné sur un monde bien plus ancien, dans lequel Rome et la Grèce n’existaient même pas : c’est un roi d’avant Homère, d’avant Achille – d’avant les dates…
À Pouzzoles, tandis qu’on charge les bateaux, Euphorbe apprend, par une lettre de son frère, les fiançailles de Drusus et d’Antonia, le débarquement du Prince à Brindisi, et la mort de Virgile, déjà malade pendant la traversée. Auguste et Mécène l’ont veillé jour et nuit dans une maison du port pour l’empêcher de détruire l’Énéide, restée inachevée. L’agonisant voulait brûler ses vers. « Perfectionnisme ! » a tranché le Prince, qui a fait mettre le manuscrit en sûreté.
« C’est curieux, commente Euphorbe. Pourquoi vouloir détruire dix mille vers alors qu’il n’en manque plus que cinquante ? C’est comme si un médecin laissait mourir son malade plutôt que de l’amputer d’un doigt… Ah, ces poètes, quels égoïstes ! »
Diotélès, dont la peau noire, la barbe blanche et la tunique d’enfant délicieux attirent tous les regards (il est ravi), ose formuler une autre hypothèse, dont il ne s’ouvre qu’à Séléné : « Virgile n’avait jamais vu le Prince aussi longuement que pendant leur séjour en Grèce, il a brusquement compris à quoi servait son art – à chanter les mérites d’un tyran ! Il a tenté, mais trop tard, de “suicider” son œuvre… Bah, c’était se faire du souci pour rien : dans cent ans, personne ne lira plus ses poèmes de cour ! N’empêche que je suis bien content d’aller découvrir le pays de sa Didon. » Et il se met aussitôt à déclamer en latin, avec son terrible accent grec égyptien, les malédictions de la reine de Carthage contre la Rome future : « Lève-toi, ô inconnu né de mes os, mon vengeur, qui par le feu et par le fer pourchasseras ces félons… Qu’ils soient contraints de se battre, eux et tous leurs fils ! Rivages contre rivages, flots contre mers, armes contre armes… »
Séléné a vu disparaître la digue de Baïès et la masse sombre du cap Misène. Aussi longtemps qu’elle a cru pouvoir deviner au loin la pointe de Baulès, elle est restée à l’arrière du navire. Puis elle est descendue dans l’entrepont.
De son passé, elle n’emporte que le gobelet de Césarion – en bois de Maurétanie –, la bague « Méthè », son vieux Pygmée, et une statue sans tête du pharaon Touthmôsis dont elle ne connaît même pas le nom.
Elle se répète les imprécations de Didon : « Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur ! »
La vie est devant elle. Sur l’autre rive.