« Q

UE te dire encore d’Octave et de Livie ? À vingt ans, c’est sûr, ils étaient l’un et l’autre très mal mariés, leurs conjoints les embarrassaient », chuchotait Diotélès à Séléné. Il était monté dans la litière de la fillette avec la vieille Sicilienne chargée de la chaperonner et, sous prétexte d’enseigner à son ancienne élève quelques vers d’Hésiode, il lui parlait dans un grec si pur que la vieille patoisante ne risquait pas de comprendre : « Alors, un arrangement à l’amiable entre les parties, suivi de remariages raisonnables, pourquoi pas ? Rien, au fond, que de très banal. »

Le Pygmée sentait pourtant que quelque chose lui échappait : ce qui, treize ans plus tôt, avait causé l’émotion de la bonne société et son indignation, c’était la hâte inutile et la surenchère, non moins superflue, dans l’humiliation des Claudii. Là-dessus, il n’avait pas d’explication. Les raisons du maître de Rome demeuraient impénétrables à un affranchi éthiopien. « Bah, nous nous comprenons si peu nous-mêmes que nous ne saurions deviner les autres, conclut-il. Quoi qu’on raconte du monde chez les barbiers, tout ce que j’en sais, moi, c’est que je ne sais rien ! »

Ici s’arrêtèrent ses commentaires. Vingt siècles après, ceux des historiens ne vont guère plus loin. Qui, dès lors, pourrait reprocher au romancier de remplir les vides ?

 

Fermons les yeux, remontons le temps : la salle à manger d’été d’un sénateur romain sur la Colline des Jardins ; entre deux fontaines de marbre, des guirlandes de vigne accrochées aux colonnes et, sur les lits d’ivoire couverts de pourpre, une vingtaine de convives aux cheveux parfumés… Tout de suite, l’Imperator a vu que ce Claudius Nero qu’on lui recommande est un médiocre. Depuis cinq ans qu’il se bat contre des fauves – les Brutus, Cassius, Antoine, ou Pompée junior –, il s’y connaît en dentures. Distingue au premier coup d’œil les molosses des toutous. L’ancien proscrit appartient à l’espèce des chiens couchants : il léchera la main qui le frappe !

Sur les bas-fonds de l’âme humaine, le jeune César a appris beaucoup, et vite. Mais, persuadé qu’il sait tout des autres, il ne sait pas encore tout de lui. Le dîner va lui révéler un défaut de sa cuirasse, que Livie découvrira en même temps que lui…

Pour l’heure, il est juste décidé à faire payer très cher à ce Claude le « petit service » demandé, il n’a pas oublié que le timide solliciteur d’aujourd’hui est le complice des assassins d’hier. Octave, en effet, a le défaut de ses qualités : visionnaire et prévoyant, il est rancunier. Qu’on lui fasse confiance, ces fiers Claudii se souviendront de leur dîner !

L’ancien proscrit ne réagit pas quand, dès les hors-d’œuvre, l’Imperator le plaisante sur ses embarras financiers et cherche à l’humilier. Il reste poli, presque obséquieux. « Plus plat qu’une galette de froment ! » murmure Octave à son voisin de lit, recourant une fois de plus aux métaphores culinaires et campagnardes de sa grand-mère Julia. Il commence à s’amuser – très drôles, la peur qu’il lit maintenant dans les yeux du quémandeur et les efforts que fait, non sans mérite, le maître de maison pour mettre en valeur son malheureux ami : « Vois, César, la cicatrice qu’il porte au nez et au menton – un coup d’épée reçu des bandits qu’il combattait en Narbonnaise, du temps du divin Jules, ton oncle. » La blessure reçue de face est très bien vue des guerriers, mais c’est un avantage qu’Octave, homme de cabinet, trouve surfait. Il fait mine de considérer avec intérêt la longue estafilade du « héros », puis, amical, sur le ton du conseil : « Franchement, dit-il, tu devrais éviter de regarder en arrière quand tu fuis… »

C’est une gifle. Que l’autre ne rendra pas. Tous rient. Du coin de l’œil, il surveille l’épouse du républicain. Elle n’a pas bronché. Ne s’esclaffe pas avec la tablée. Garde les yeux modestement baissés. Gentil visage. A-t-elle senti qu’il la regardait ? Elle pique un fard. Bien, très bien… Il paraît qu’elle attend un enfant. On le lui a dit tout à l’heure pour l’apitoyer, on le lui a dit car c’est le genre de chose qui ne se laisse guère deviner dans un dîner – quand tous les convives portent la même robe flottante et sont couchés sur le côté. Bon, Scribonia aussi est enceinte, et il ne voit rien là d’émouvant… Un bel ovale, la femme du quémandeur a un bel ovale, un joli cou et un teint très blanc, qui rosit admirablement tandis qu’il s’attarde à la dévisager. Dommage que sa bouche soit si petite, dédaigneuse : l’orgueil des Claudii. On va lui en faire rabattre un peu ! Lui rappeler que si, fille et femme d’un Claude, elle appartient deux fois à la lignée, elle est aussi deux fois républicaine, donc deux fois criminelle…

Il ne la quitte plus des yeux. A cessé de participer à la conversation – afin que tous, bon gré, mal gré, finissent par suivre son regard. Le mari aussi… La belle sent la gêne s’installer. Elle lance, par en dessous, une ou deux œillades désespérées du côté du « blessé de la face » – espère-t-elle encore trouver du secours chez cette limace ? Silence pesant. Que viennent seulement interrompre les sottes annonces du tricliniarque de service : « Porcelet d’Ibérie farci au hachis d’escargots d’Afrique, servi sur un lit de testicules de coqs et de langues de flamants, avec une petite sauce au poivre… »

Elle relève la tête. Enfin ! Il a gagné ! Il jubile. Qu’elle est belle ! Rouge comme une jeune vierge, tout éclairée de l’intérieur… Allons, allons, pas de poésie : rouge comme une écrevisse bouillie. Une petite gourde, finalement. Il a envie de quitter le jeu. C’est alors que leurs regards se croisent et, dans celui de cette Drusilla, il ne lit plus seulement la honte, mais la haine. Ô délices ! La haine, un sentiment qu’on ne peut feindre. Un sentiment vrai qui « intéresse la partie »… Brusquement, il la désire.

Il ne sourit pas, hoche seulement la tête. De nouveau, appuyé sur le coude gauche et sans bouger, il la tient au bout de son regard. Leur hôte a fait entrer des danseuses de Cadix dans la salle à manger – histoire de meubler le silence. Crépitement de castagnettes, martèlement de talons, râles et roucoulements.

Comme un gladiateur désarmé qui court en rond dans l’arène, un gladiateur épuisé qui cherche en vain la sortie, elle implore une dernière fois l’attention de son mari, son appui. Mais le noble seigneur ne la voit plus, il semble n’avoir d’yeux que pour les Espagnoles, se concentre intensément sur les castagnettes. Et quand le maître de maison se met à badiner avec l’une de ces brunes sauvageonnes, Claudius Nero rit comme tous les convives, mais il rit « avec la mâchoire d’un autre »…

C’est le moment que choisit l’Imperator pour avancer ses lèvres en cul-de-poule – un baiser vulgaire, le genre d’invite dégradante qu’on réserve aux serveuses de taverne. Et toujours sans sourire, le visage impassible (son visage qu’il sait beau, presque angélique sous sa frange blonde), il montre son pouce droit passé entre l’index et le majeur : le geste le plus obscène, le plus susceptible de la choquer. Une Claude, pensez ! Et vertueuse, en prime ! Et bientôt mère ! Après quoi, il s’essuie les mains, jette sa serviette, se redresse lentement, s’assied sur le lit : un jeune échanson s’accroupit pour lui servir de marchepied. Sans lâcher sa proie des yeux, il recule vers la porte, soulève lui-même le rideau. Il l’attend. Elle se lève, elle vient… L’appât du lucre, bien sûr ! Ah, toutes les mêmes ! L’austère pimbêche n’a d’amour que pour sa fortune perdue et sa fortune à venir ! Peur ? Elle aurait peur ? Mais non, voyons ! Pourquoi aurait-elle peur ? Oh, certes, il a quelques soldats dévoués dans le vestibule, mais il n’a jamais fait assassiner personne dans un banquet. Non, non, toutes les mêmes, vous dis-je, il suffit de faire tinter la monnaie… Déjà il la méprise, n’a plus envie d’elle. Il songe à la renvoyer, mais il veut quand même la voir déshabillée : l’essentiel est qu’elle soit déshonorée, sa pudeur mise à mal. Inutile de se donner, en plus, la peine de consommer – de toute façon, la réputation des Claudii ne se relèvera pas de ce dîner.

Elle est devant lui. Dans le cellier où il l’a poussée tandis que l’esclave de service s’enfuyait, il dit : « Relève ta robe. » Elle dit : « Je suis enceinte. » Il dit : « Je sais. Montre. » Il dit : « La tunique aussi. Relève ta tunique ! » Elle, de nouveau les yeux baissés : « Enceinte de six mois. Imperator, je t’en prie. Imperator… – Relève, je te dis ! Fais-le pour ton mari… Vous récupérerez la moitié de vos biens. Les trois quarts même, si je vois ton nombril », et il porte aussitôt la main sur la chemise sans ceinture, l’empoigne, soulève.

Dans le mouvement, il s’est rapproché ; corps à corps, il ne voit plus ses cuisses, pas son ventre ; il est face à son visage, qu’elle ne peut plus dérober. Elle n’a même pas, pour dissimuler ses traits, le malheureux pan de toge dont César, expirant sous le couteau des conspirateurs, s’est couvert la tête pour cacher son agonie… Elle, la fille, la femme des assassins, elle, l’altière aristocrate, acculée au milieu des jambons fumés d’un obscur garde-manger, laisse enfin couler des larmes. Pas trop tôt ! Octave serait comblé si la petite bouche pincée de la noble dame ne démentait ses pleurs : c’est qu’elle ne s’effondre pas, la garce ! Même quand on la culbute dans un cellier ! Non. Elle hait, le hait, d’une haine aussi ardente qu’impuissante. Impuissante ? Soudain, il recommence à la désirer : « Je ne te viole pas, hein ? Avoue que je ne te viole pas, que tu veux être baisée…

– Oui.

– Mieux que ça. Répète : je consens, César… »

Il dit encore : « Retourne-toi. Penche-toi. Plus vite ! À quatre pattes ! »

Et c’est là, par-derrière, qu’il la prend, avec son gros ventre, comme il prend Scribonia.

 

Octave était jeune en ce temps-là, très jeune, et, au contraire de Marc Antoine son beau-frère, il n’éprouvait pas le besoin de séduire. Aussi n’avait-il eu que des petites esclaves, des courtisanes et des filles à soldats ; puis une épouse de douze ans, qu’il avait dû, c’était dommage, renvoyer intacte à sa maman ; enfin sa « vieille » Scribonia, qui, elle, avait beaucoup vécu, roulant de mariage en mariage et de lit en lit. Alors, forcément, il ne pensait pas, ne s’attendait pas… Le plaisir l’avait envahi par surprise. Un plaisir sans vrai désir (il connaissait cent femmes plus attirantes que Drusilla). Mais avec cette univira, « femme d’un seul », cette patricienne hautaine, cette ancienne rebelle, cette future mère dont le corps était occupé par un autre, il violait tant d’interdits à la fois qu’il avait été emporté très loin. Si loin qu’il criait comme un homme qui se noie – conduite fort peu romaine, convenons-en.

Ce plaisir dont il était presque effrayé, il le tirait de sa souffrance à elle. De ses refus. De ses dégoûts. Et, pour finir, de sa soumission totale aux ordres qu’il donnait.

Avec étonnement, il découvrait que, même dans l’amour, il goûtait la peur de l’autre, savourait cette haine si pure dont, une fois de plus, il sortirait vainqueur. Il avait besoin d’humilier. D’humilier et d’anéantir pour s’abandonner.

 

Avec Livie-Drusilla, en trois mois ils avaient fait du chemin. Plus rien ne l’arrêtait. Jusque dans les malaises de la jeune femme, il trouvait du piquant. Elle ne savait plus à quoi se retenir, à quoi s’accrocher. D’autant que son mari, le glorieux blessé de guerre, n’offrait aucune résistance…

Chaque jour, le maître de Rome inventait de nouvelles exigences. Et elle cédait. Jusqu’à l’avanie finale : à la veille de l’accouchement, le grand dîner de fiançailles célébré chez Claudius Nero. Avec, in fine, cette touche supplémentaire de raffinement : la dot. L’amant avait exigé du mari qu’avant de lui offrir sa femme il la dotât… L’ex-républicain n’en avait pas les moyens ? Bah, le Trésor public lui revaudrait ça ! L’important, c’était le symbole. L’important, c’était la honte de Livie, « Ah non, je ne te prendrai pas sans dot ! Il faudra que ta famille me paye ! », la honte de Livie sous les rires et les chansons du peuple romain.

Non moins délectable, ce moment où il lui avait arraché son nouveau-né (un acte parfaitement légal, l’enfant appartient au mari) avant de poser sur son ventre d’accouchée un autre bébé, la minuscule Julie (à peine un mois) qu’il venait de retirer à Scribonia, répudiée. Sa puissance de père, de mari, d’amant, irait jusque-là, sa jouissance aussi : obliger Livie à aimer un enfant substitué…

Mais, à mesure qu’il découvrait ce qui augmentait son plaisir, et se découvrait lui-même, il se dévoilait à Livie. Qui, certes, n’était pas un esprit supérieur (juste une jeune femme bien élevée, plutôt conformiste), mais pas sotte non plus au point de ne pas comprendre ce qui leur arrivait. Au bout d’un mois de liaison, elle savait déjà comment cet étrange despote fonctionnait, elle devinait que, bientôt, il ne pourrait plus se passer d’elle : pas une journée où il ne l’envoyât chercher… En novembre il l’installa chez lui, et, dans l’illusion de la contraindre davantage, décida, sur un coup de tête, de l’épouser : le maître était devenu dépendant de sa servante – de ses timidités, de ses répugnances et de ses frayeurs.

Car au début elle avait eu peur, elle se demandait jusqu’où il irait, craignait même des violences physiques. Mais bientôt, elle s’était rassurée ; mis à part quelques colères, qui le laissaient assez penaud, le fouet n’était pas vraiment le genre de cet homme-là. Un intellectuel. Et moralisateur, en plus ! Bref, un compliqué. Elle le tenait…

Quant au reste, elle ne perdrait pas au change. Et, à terme, ses deux fils qu’il lui fallait d’abord abandonner y trouveraient leur compte, eux aussi. Oui, c’est ce qu’elle avait pensé le soir de leur mariage. Sans joie, mais raisonnablement. Car, à dix-neuf ans, Livie était une petite personne calme et raisonnable. Qui savait déjà que toutes ces Romaines qu’elle scandalisait l’enviaient : le pouvoir est un aphrodisiaque, et Octave, à y bien regarder, n’était pas laid…

 

Ni tendresse mutuelle, ni plaisir partagé. Aucune place, dans ce couple, pour la confiance. Par ailleurs, peu de goûts communs. Pourtant rien, jamais, ne fut plus fort que ce qui enchaîna Auguste à Livie.

Les dames de Rome
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