ORTRAIT de groupe avec enfants. Derrière le Panthéon, sous les peupliers de l’étang d’Agrippa, promenade publique à la mode, les petits Syriens grimpent sur les genoux de Séléné, assise au bord de l’eau. Les bébés s’accrochent à sa robe ; les plus grands, qui ont réussi à escalader son banc, lui donnent des baisers de colombe, bec à bec. Tableau charmant. Et fait pour être admiré : « Vénus et les Amours. » Même s’il y a un peu trop de Cupidons pour une seule mère, et si la « déesse », pudiquement drapée, a gardé sa virginité. Il faut dire que le tableau n’est pas destiné à un peintre, mais à Octavie : ses filles, ses amies ne manqueront pas de lui écrire qu’elles ont rencontré Séléné à la promenade, accompagnée d’un lot d’enfants délicieux, et qu’ils formaient ensemble un spectacle si touchant que les passants s’arrêtaient pour les regarder. « Le sourire de Séléné perlait sur sa mélancolie comme la rosée », écrira Prima, attendrie.
Ces jeunes esclaves, c’est la fille de Cléopâtre qui a persuadé sa protectrice d’en passer commande : « Fais plaisir au Prince en le laissant t’offrir un petit souvenir de là-bas. Un éléphant ou un chameau nous dérangeraient, mais pourquoi pas des bébés d’Asie ?
– Je ne fais plus de collections. Quant à former des échansons ou des laveurs de pieds, ce soin serait inutile puisque je ne donne plus de banquets.
– Nous les préparerons à amuser tes petits-enfants, que tu verras bientôt dans ta maison… »
Les jeunes femmes de la famille venaient, en effet, d’accoucher en série. Elles n’avaient eu que des filles : Julie, une petite Julilla ; Claudia, une Pulchra ; Marcella, une Antonia qui n’avait pas vécu ; et Prima, une Domitia dont la houppette blonde tirait déjà sur le roux.
« Choisissons des enfants très jeunes – pas plus de deux ou trois ans – pour que, dans quelques années, ils soient d’âge à jouer avec Pulchra et Domitia. Achetons même quelques nourrissons.
– À cet âge, ils sont trop fragiles, ils mourront pendant le transport…
– Nous les prendrons avec leurs mères. Que tu revendras dès qu’ils seront sevrés. »
Octavie avait fini par céder. Sans d’ailleurs savoir à qui. À son frère, qui souffrait de ne pouvoir la consoler ? ou à Séléné, qui voulait jouer à la poupée ?
Mais elle voit maintenant que Séléné n’est plus une petite fille : avec ces bambins, qu’elle a constamment dans les bras ou dans les jambes, elle se comporte en mère.
Chaque jour, Séléné donne pour Octavie une représentation de la maternité triomphante. Ou, plus exactement, elle l’oblige à imaginer quelle mère attentive elle serait si on lui permettait de se marier. Lorsqu’elle caresse sa joue contre la joue douce d’un bébé, berce sur son épaule un tout-petit qui souffre d’une colique, ou feint de chercher longuement au milieu de la pièce un plus grand qui se croit caché, elle ne doute pas d’émouvoir sa protectrice. C’est comme si elle lui disait : « Vois ce dont ton frère veut me priver »…
Elle pense agir par tactique. Ignore qu’elle agit par goût. Elle croit qu’elle prépare l’avenir. Mais elle répare le passé. Car celui qu’elle tient aujourd’hui contre son sein, c’est ce « bébé arménien » du défilé d’Alexandrie qu’elle voulait sauver, ce bébé que Nicolas de Damas et son père lui ont refusé, ce bébé dont elle ne se souvient plus, mais qui est là, contre elle, ressuscité.