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NE jeune fille. Qui chante moins. Dont les gestes sont plus retenus, les paroles plus mesurées. Une jeune fille au sourire mélancolique. Qui ne marche plus à grands pas, ne court plus derrière la chienne Issa, ne joue plus à la balle avec les fils d’Hérode. Une jeune fille « à l’ancienne », illustration des vertus de la Maison du Prince – docile, discrète, et si romaine d’apparence que les censeurs pourraient la donner en exemple : les cheveux roulés en coque, la ceinture serrée, Séléné file, tisse et brode.

Depuis qu’elle s’est résignée à son sexe et à sa condition, les femmes, autour d’elle, l’acceptent mieux. Les visiteuses ne chuchotent plus le nom de sa mère sitôt qu’elle apparaît, Marcella et Claudia l’embrassent comme une sœur, et Octavie la consulte sur le choix des citharèdes avant ses banquets. Si elle se pique le doigt à son fuseau ou reste couchée parce qu’elle est « indisposée », on s’empresse pour la consoler de ces douleurs très ordinaires. Alors qu’on l’a laissée lutter seule contre des malheurs hors du commun…

Elle s’en étonne. Ignore encore qu’on ne peut partager que les chagrins que l’on comprend : les tragédies qui s’abattaient sur elle autrefois étaient trop démesurées pour ne pas décourager les meilleurs cœurs… Maintenant, les choses rentrent dans l’ordre. Elle déchire sa robe neuve à un clou ou fait un mauvais rêve, on la plaint. Et Claudia, même Claudia, lui dit des gentillesses.

Trop tard, cependant, pour nouer avec celle-là une véritable amitié – Claudia s’en va, elle aussi se marie. Conformément aux désirs d’Auguste : avec un veuf qui n’est plus de première jeunesse, Paul Æmile Lépide.

Nouvelle fête à Baulès, donc. La mariée a dix-huit ans, le marié, cinquante. Il est obèse. « Je n’envie pas la nuit de noces de ma sœur », confesse Prima, songeuse. Mais Claudia est heureuse de cacher bientôt ses chevilles sous le volant matrimonial, d’autant que cet ancien consul est d’une excellente famille, c’est le neveu du Grand Pontife, et depuis son quartier général de Tarragone, Auguste a promis de le faire élire censeur ou proconsul. « Je suis fille de consul, bientôt femme de consulaire, dit Claudia triomphante, et si mon mari devient proconsul d’Afrique ou d’Asie, je vais voyager. Ah, mes petites, je courrai le monde, moi ! »

Sortir de la maison, sortir enfin de la maison… Les vierges connaissent rarement ce plaisir-là : « La rue est au chien, pas à la fille honnête ! » Pourtant, à Baïès, avec la permission d’Octavie, Prima, Séléné et Antonia vont parfois à pied sur la digue, sur les plages et aux thermes. On les voit même dans les boutiques du forum, marchandant des brimborions : un flacon d’huile de violette ; un hippocampe séché monté en amulette ; un rameau de corail rouge arraché à la baie. Menus trajets, menus achats, menues joies, tous dûment consignés dans le journal de la maison dont on envoie copie en Espagne.

 

De temps en temps, une barque emmène Séléné à Naples, cet ancien port grec où les marins continuent d’adorer l’Isis Pharia, « Reine des mers ». Puisque la fille de Cléopâtre sacrifie désormais aux dieux romains et reconnaît leur supériorité, Octavie l’autorise à rendre quelques visites de politesse à cette déesse étrangère qu’on vénère sur la côte comme une divinité locale. Après tout, son frère a bien permis aux fils d’Hérode d’observer le sabbat.

Dans le bateau, la sœur d’Auguste n’oublie jamais de faire placer, derrière les rameurs, une jarre de miel ou un coffret d’encens ; il serait inconvenant que la jeune fille se présentât chez un dieu – fût-il égyptien – en n’ayant rien à lui offrir : les immortels, de quelque nation qu’ils soient, se montrent pointilleux sur le protocole… Bien entendu, Octavie n’imagine pas un instant que Séléné puisse nourrir pour Isis un attachement sentimental, et, encore moins, qu’Isis puisse « aimer » Séléné. Un dieu aimant, ce serait ridicule ! D’autant que Séléné est trop démunie pour promettre à son Égyptienne autre chose que son respect – bien petite monnaie d’échange pour une divinité si célèbre…

En Romaine bien élevée, Octavie honore scrupuleusement les dieux. En patricienne instruite, elle doute qu’ils existent. Lorsque à l’adolescence elle s’est interrogée là-dessus, sa grand-mère Julia, sœur du grand César et non moins sceptique que lui, lui a donné un conseil qu’elle suit encore : « Que les dieux existent ou n’existent pas, qu’ils gouvernent ou non l’univers, ne cherche pas à t’en instruire. Ne te pose même pas la question. Fais comme s’ils existaient et rends-leur hommage chaque fois qu’il faut. C’est la marque d’une bonne éducation et d’une grande sagesse. Pour le reste, occupe-toi des choses humaines… »

Au temple de Naples, cependant, Séléné trouve des bonheurs que n’imagine guère la raisonnable Octavie. Sitôt qu’elle voit sa déesse, resplendissante dans ses robes moulantes, elle a moins envie de se prosterner à ses pieds que de l’embrasser, comme elle embrasse Prima. Lorsqu’elle plonge les doigts dans l’eau sainte du Nil et s’en asperge le visage, elle se sent plus pure qu’au sortir du bain. Et quand enfin, au bas des marches, elle verse l’huile parfumée sur l’autel – sans une éclaboussure, jamais –, elle a l’impression étrange et réconfortante d’avoir manié la cuillère sacrée toute sa vie…

Mais elle évite les prêtres de la secte, comme Octavie le lui a ordonné. Si elle croise les porteurs de vases et les porteuses de corbeilles, elle les salue sans leur parler. Eux-mêmes se tiennent à distance, on dirait qu’ils ont compris. Pourtant, même de loin, elle respire leur parfum de propreté. Tout est immaculé chez ces religieux – intérieur et extérieur : crânes rasés, lin blanc, eau lustrale, libations de lait, guirlandes de lys, circoncision, chasteté, végétarisme…

Jamais de sang. Ni ingéré, ni versé. Chez la déesse aux mille noms, aucun de ces déballages d’entrailles, de ces intestins répandus qui dégoûtent chez les autres. Jamais, non plus, de croûtes noirâtres sur des autels puants, de caillots rouges semés par les victimes au hasard des dalles. Nulle odeur de chair calcinée, mais la senteur légère des fleurs fraîches et celle, délicieuse, de la résine d’Arabie.

Là, en écoutant sistres et cantiques, paumes tournées vers le ciel, Séléné retrouve une paix d’enfant. Il lui semble que la déesse la frôle, la caresse… Elle fixe ses lèvres peintes, espère les voir bouger. Elle voudrait lui entendre dire, comme autrefois : « Croque la vie, Séléné, elle est sucrée. »

 

À Baïès, tout est sucré, tout est doux, même la mort : assises sous les larges stores de la terrasse, face à la mer, « les filles d’Octavie » s’amusent à rédiger des épitaphes.

Elles ont commencé par celle de la chienne Issa qui s’est laissée dépérir après le départ de Claudia. « Morte de chagrin, dit Séléné.

– Morte de sottise, plutôt ! tranche Antonia. Personne ne la tourmentait davantage que ma sœur, mais il faut croire que ce n’était pas assez puisque ce sot animal en redemandait… Décidément, je n’estime pas les chiens !

– Tu leur préfères les murènes peut-être ? »

Issa est enterrée dans l’allée de platanes, sous une plaque de marbre où l’on a gravé en lettres d’argent les hauts faits de sa petite vie : « Je suis née en Gaule, je m’appelais Issa. Mes aboiements n’ont jamais effrayé personne, et je n’ai blessé mes amies que par ma mort. » Pour parvenir à ce court chef-d’œuvre, la discussion avait été vive. Séléné aurait voulu ajouter quelques descriptions poétiques, du genre « Sur mon tombeau se penche un vert laurier »… Mais Antonia s’était bouché les oreilles : « Voilà bien le “goût d’Alexandrie” ! Style mièvre et alambiqué. C’est mon grammairien qui le dit. D’ailleurs, tous les Romains l’ont en horreur, à commencer par mon oncle.

– Il est en Espagne…

– Ah, parce que tu te figures, pauvre cruche, que notre épitaphe ne figurera pas en bonne place dans le journal de sa maison ? Tu t’imagines que tu peux écrire une ligne ici sans qu’il en soit informé là-bas ? »

Sous prétexte d’y puiser l’inspiration nécessaire pour les épitaphes ultérieures – celles d’un moineau ou d’une petite esclave –, les jeunes filles multiplient les promenades hors les murs, sur les routes de Pouzzoles et de Misène, où sont les nécropoles. Accompagnées de leurs chaperons et de Diotélès vigoureusement appuyé sur un bâton de vieillesse (« C’est que j’ai au moins soixante ans ! » gémit-il entre deux cabrioles), les trois sœurs commentent les tombeaux et déchiffrent à haute voix les inscriptions. Antonia prise la concision : « Est-ce que celui-ci ne dit pas tout en peu de mots ? “Ce que j’ai bu, ce que j’ai mangé, je l’emporte avec moi. Et j’ai perdu tout ce que j’ai laissé passer.” »

La philosophie romaine est courte et ne s’embarrasse guère des fins dernières, elle s’en tient au hic et nunc : les défunts invitent les passants à profiter de la vie. Parfois même, ils les engagent à boire à leur santé. C’est à cette société sans Au-Delà qu’appartiennent Prima et Antonia.

Pour Séléné, les choses sont différentes, elle s’attarde sur la sépulture des enfants : « Regarde celle-là, Prima. Un garçon de cinq ans, “J’ai connu la lumière et, quand elle me fut ravie, je n’avais pu savoir encore pourquoi j’étais né…” »

Sur les tombes d’enfants, Séléné retrouve sans doute des souvenirs de famille, elle croise le fantôme de Ptolémée. De Ptolémée qu’elle n’a pas oublié, mais qu’elle oublie de se rappeler. Coupable de laisser maintenant la vie l’entraîner… « C’est trop triste ! s’écrie Prima devant les stèles des “morts prématurés”. Je ne sais pas pourquoi tu choisis toujours des tombes qui me font pleurer ! Moi, pour les épitaphes, je préfère le genre amusant. Ce bonhomme, par exemple : “Bonsoir, l’espoir ! Va porter tes illusions à d’autres !” Ou ce mort-ci, qui a l’air d’excellente humeur : “Je n’ai plus mal aux pieds, plus besoin de courir pour payer mon loyer, j’ai trouvé un logis éternel et gratuit !” »

Diotélès applaudit, bouffonne, dit qu’il veut une épitaphe, lui aussi. On croit qu’il plaisante, mais il est sérieux. Il a perdu son sarcophage, la barque qui devait lui assurer un voyage paisible sur les flots noirs des Enfers. Son corps de Pygmée périra tout entier, il le sait, et son âme, sans attaches, se perdra dans les brouillards et les nuées. En tombant, Alexandrie a entraîné dans sa chute tous ses espoirs de survie.

Cependant, il existe en Italie, il l’a compris, une autre forme d’immortalité, qui ne doit rien aux dieux. Il suffit d’inscrire son nom dans la mémoire des hommes et d’y rester – une grande gloire ou une belle tombe. Pour la gloire, il est trop tard (ah, s’il avait pu, en Judée, produire un spectacle de girafes !), pour la gloire, c’est fini, mais pour la tombe…

« Jure-moi, Princesse, que tu obtiendras d’Octavie un vrai tombeau pour moi. Je ne veux pas finir comme les esclaves de sa maison : dans la niche d’un columbarium, perdu au milieu d’inconnus, et loin des yeux ! Non, il me faut une vraie tombe, qui attire l’œil du passant, sur une route très fréquentée. Avec une grande épitaphe en lettres d’or. Pourquoi pas sur la voie Appienne ? Il y a du passage… Je verrais bien un obélisque – un petit obélisque, assez modeste – avec une autruche gravée sur une face, et, sur l’autre, une épitaphe sensible, qui soulignerait la cruauté de mon destin…

– Cruel, ton destin ?

– Tu vas voir : “À peine mon cou était-il délivré du joug de l’esclavage que les Parques barbares ont tranché…

– “À peine ton cou” et “le joug de l’esclavage” ? Mais tu te moques de moi, Diotélès : il y a dix ans que tu es affranchi !

– Bon, bon… Sans-cœur, va ! Même la vie d’un affranchi peut être tragique ! »

Il boude comme un enfant ; ramasse les fleurs sur les tombes ; grignote insolemment les fruits secs apportés aux défunts par leurs familles. Puis, en bougonnant, il revient vers Séléné : « Je capitule. Si tu préfères, nous mettrons : “Quitter si tôt la vie, Diotélès, ce n’est pas juste, ô malheureux acrobate qui aurais pu vivre cent ans si…” Ah, ça non plus, tu n’en veux pas ? Tu ne jugeras pas ma mort prématurée ? Cœur de bronze ! Alors, écrivons simplement : “Il a péri, le corps. Mais le nom est sur toutes les bouches, et toujours il vivra, le royal acrobate, le pédagogue incomparable, le bibliothécaire illustre, partout on le loue, on le célèbre, et…”

– Mais personne à part nous ne connaît ton nom ! Tu n’es pas célèbre. Ce serait un mensonge.

– Et après ? Tu te figures sans doute que les autres ne mentent pas ? Mais dans les cimetières, tout le monde triche ! Quelle admirable humanité : des femmes fidèles, des maris éplorés, des enfants parfaits – tu y crois, toi ? Non, vraiment, il n’y a ici qu’une chose certaine : Cléopâtre-Séléné est une ingrate, une ingrate qui n’honorera pas son vieux précepteur ! Otototoï ! Honte à toi ! »

Une fois de plus, Prima et Antonia doivent réconcilier le maître et l’élève. Elles sont habituées à leurs chamailleries de vieux ménage. Et savent que Séléné et Diotélès sont tout l’un pour l’autre, seuls désormais à porter dans leur cœur un monde englouti – celui des palais d’Alexandrie.

 

Diotélès glisse un tesson de poterie dans la main de « sa Princesse ». Finalement il n’a eu besoin, pour écrire son épitaphe, ni d’un long rouleau ni même d’une petite tablette ; le brouillon du nouveau texte tient tout entier sur ce fragment de marmite ramassé dans les ordures. « Tout compte fait, j’ai eu une belle vie, dit-il en soupirant. Pour un esclave né dans la ménagerie, c’était inespéré… Je ne vois de tragique que la fin. Lis, cette fois je suis sincère. » D’un pinceau maladroit il a écrit :

« Aux dieux mânes,

DIOTÉLÈS

ACROBATE ATTITRÉ DE LA COUR D’ÉGYPTE

Il avait vu mourir les grands et les petits,

Mais il ne croyait pas qu’il mourrait un jour, lui. »

Les dames de Rome
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