« O

CTAVIE n’aime pas qu’on tue les enfants qu’elle a élevés », dit Pomponia à Livie en caressant d’une main potelée et chargée de bagues le citronnier en pot de sa maison des Carènes. Une rareté, ce citronnier, un vrai luxe. « Si, si, insiste la riche Pomponia, on sent que les enfants, ta belle-sœur déteste en perdre… D’autant qu’avec les petits elle a la “main verte”, il faut le reconnaître : il ne lui en meurt jamais ! Je compte pour rien le petit Égyptien qu’on a incinéré le lendemain du Triomphe, celui-là était gaucher. Mais les autres ! Regarde, elle a toujours les cinq que lui ont donnés ses deux maris. Et aucun de ceux qu’elle a recueillis n’a succombé à une maladie… Est-ce qu’elle fait plus attention que nous ? Junon Reine m’est témoin que, normalement, tout le monde perd des enfants, au moins les bébés. J’en ai enterré deux avant ma Vipsania, et toi-même, tu…

– Moi, rien ! Ne parle pas tant, Pomponia.

– Bon, mais tu ne m’ôteras pas de l’idée que la chance d’Octavie a quelque chose de suspect, il y aurait de la magie là-dessous que ça ne…

– Pomponia !

– En tout cas, nos enfants à nous, ta belle-sœur les ensorcelle : dès qu’elle l’aperçoit, ma Vipsania lui saute au cou. Pourtant, tu sais comme les enfants sont capricieux à trois ans. Si je dis à Vipsania : “Viens m’embrasser”, elle me fuit. Octavie lui dit : “Va faire un baiser à ton fiancé”, et, aussitôt, la petite court vers ton grand Tibère et se suspend à son cou. Au point qu’il en a honte, le pauvre ! À douze ans, tu penses… Antonia et Julie se moquent de lui, elles chantonnent : “Il va épouser une poupée, hé !, coucher avec une pisse-au-lit, hi !” Antonia me paraît très mal élevée. Si tu veux mon avis, c’est elle qui entraîne Julie, elle qui lui souffle de vilains mots dès que son précepteur a le dos tourné…

– Les choses vont changer. Le Prince a décidé que nous tiendrions, sa sœur et moi, un “journal de maison” où seront consignés toutes les activités des enfants, tous leurs propos. Mécène nous fournira des esclaves spécialisés qui noteront les conversations en abrégé. Chaque semaine, le Prince lira ces comptes rendus et décidera des récompenses et des sanctions. Octavie est une sœur exemplaire, une belle-sœur merveilleuse, mais elle est faible comme une nourrice avec ses protégés : ils ne respectent rien, courent partout, jouent du matin au soir… Je ne suis pas surprise qu’ils l’adorent, elle les gâte tellement ! Ce ne sont que caresses et friandises. Elle a formé leur palais avant d’éduquer leur bouche ! Elle est si bonne… »

 

Octavie ne perd jamais d’enfants. Elle espère que les fils d’Hérode, s’ils lui arrivent un jour, lui arriveront en bonne santé. Quant aux jumeaux de Cléopâtre, elle ne nourrit guère d’inquiétudes pour le garçon : il est solide ; l’autre jour, elle l’a vu disputer une partie de bras de fer avec Marcellus, et, bien qu’il ait deux ans de moins, il marquait des points.

C’est plutôt la fille qui la soucie. Depuis les arcades de la galerie, elle l’observe. Sous l’auvent où ses demi-sœurs prennent leur leçon de musique, la petite ne touche pas aux cordes de sa lyre, elle se tient à l’écart, regarde ailleurs. Absente. Octavie a fait consulter l’ancien médecin d’Antoine, le Marseillais Musa, devenu premier médecin de son frère. Musa a parlé d’anémie, de tempérament humide : « Peut-être souffre-t-elle aussi du mal du pays ? Une étrangère, ses dieux doivent lui manquer… »

Bien sûr, ses dieux lui manquent ! Octavie s’en veut : comment n’y a-t-elle pas songé elle-même ? Sur-le-champ, elle fait conduire Séléné au temple de Vénus – tous les gens bien informés savent qu’Isis et Vénus sont les deux noms d’une même déesse, les philosophes grecs l’ont prouvé.

« En plus, Vénus est la cousine de notre bonne maîtresse, a expliqué Cypris à l’enfant. Les Octavii et les Julii sont de sa famille… Ah non, ne me demande pas par quel côté, je ne suis pas assez savante, mais je sais qu’avec cette déesse ils sont au mieux. Extrêmement liés. C’est de leur part à eux qu’il faut demander à la déesse de te rendre la santé. Vu tout ce qu’ils ont fait pour elle, elle ne peut rien leur refuser. »

Sur un petit morceau de papyrus, Séléné a écrit quelques lignes sous la dictée du grammairien. Puis elle est allée avec Cypris introduire ce papyrus roulé entre deux pierres du temple de Vénus Génétrix sur le Forum de César, un grand temple neuf, élevé sur une place fermée de colonnades bariolées et de boutiques de luxe. Le bâtiment est si récent que les ex-voto de terre cuite n’en ont pas encore recouvert le podium de marbre.

Caprice ou curiosité, la fillette a voulu déposer son message aux pieds mêmes de la déesse. Toucher sa statue, lui cirer les genoux.

« Mais tu vois bien que le temple est fermé, a dit Cypris.

– Allons dans un temple ouvert.

– Impossible. Ici, les temples n’ouvrent qu’une ou deux fois par an. L’anniversaire de cette Vénus est passé.

– Bon. Je remettrai mon vœu aux prêtres. Allons voir les prêtres.

– Il n’y en a pas.

– Menteuse !

– Non, ils n’ont pas de prêtres, les Romains. Crois-moi ! Ce sont leurs élus, quelquefois leurs généraux, qui mènent les cérémonies… Quand il y a des cérémonies !

– Mais l’office du matin ? l’office du soir ? Qui s’occupe des offices ?

– Pas d’offices. Ni d’initiations. Rien de rien. »

Stupeur de Séléné : comment des dieux si maltraités, qui doivent sentir le renfermé, des dieux négligés et qu’on ne nourrit jamais, ont-ils pu l’emporter sur Isis et sur l’Égypte ? Isis que tout un peuple adorait quotidiennement, Isis dont les statues étaient sorties en haut des marches depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil, Isis dont l’effigie se trouvait chaque jour rhabillée et parfumée avec respect… La petite fille se sent troublée, aussi désespérée que lorsqu’elle a découvert, à Samos, le vainqueur de son père – ce petit jeune homme sans muscles, que le premier gladiateur venu aurait taillé en pièces…

 

Dans le temple de Vénus Génétrix où Séléné n’est pas entrée, la statue de bronze et d’or est un portrait de Cléopâtre. C’est là, et là seulement, que l’enfant aurait pu se remettre en mémoire les traits, l’allure de sa mère : à la déesse protectrice des Julii, César n’avait pas craint de dédier le portrait de sa maîtresse. Mieux, il avait confondu les deux, Cléopâtre et Vénus. Cléopâtre à demi nue, comme Vénus, et serrant, comme Isis, son enfant sur son sein. Vénus Génétrix : Cléopâtre et Césarion…

Octave n’a pas osé détruire la statue. Par respect. Et par peur : la déesse d’or est l’ancêtre de sa famille, on ne peut supprimer ses ancêtres sans se nier soi-même. D’ailleurs, il craint les dieux.

Aujourd’hui, assis sur les genoux d’une statue poussiéreuse dans la pénombre d’un temple fermé, l’enfant que le Prince a assassiné semble avoir engendré la lignée de l’assassin.

Les dames de Rome
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