É

TENDUE sur un lit de repos du solarium qui dominait la plage, Marcella bavardait avec le savant Vitruve, chargé de rebâtir ses Carènes, et avec quelques riches amies à grelots qui rentraient d’une promenade en barque. La fille d’Octavie, auréolée de prestige depuis son mariage avec Agrippa (l’homme le plus puissant à Rome lorsque Auguste n’y était pas), avait maintenant sa propre cour, une cour jeune et peu encline à ménager la « vieille Livie », odieuse, disait-on, avec « cette pauvre Julie » et incapable, d’ailleurs, de donner des héritiers à son mari. Une cour jacassière et frondeuse. « Ah, voilà notre petite musicienne, dit Marcella en agitant son éventail en plumes de paon. Séléné, je t’ai demandé de venir avec ton porteur de cithare car j’ai promis du Properce à mes amies. Quelque chose de son dernier livre.

– Je ne connais pas ce dernier livre.

– Oh que si ! Ne fais pas ta timide. Je t’ai entendue l’autre jour, quand tu te croyais seule, en fredonner quelque chose… »

Tout en évitant le poète, Séléné n’avait pu s’empêcher de continuer à chanter ses vers. Non plus comme les paroles qu’un amoureux lui aurait adressées, les aveux qu’il lui aurait faits, mais comme l’expression de ce qu’elle sentait, les serments qu’elle rêvait de prononcer. Après s’être imaginée « aimée », elle s’imaginait « aimant » – aimant et mourant d’aimer, comme, avant elle, ses parents. Car elle ne croyait pas que Cléopâtre, à la fin, eût trahi Marc Antoine et négocié pour elle-même, ainsi que les Romains le prétendaient ; ni que sa mère eût méprisé son père et qu’elle l’eût désespéré. Non, ils étaient morts ensemble, comme dans les vers du poète, « Un seul amour, en un jour, nous emportera… »

« Chante-nous l’élégie que tu voudras, reprit Marcella, même une ancienne, mais chante, nous t’écoutons. »

Pour le plaisir d’entendre ruisseler les notes – ces notes qui parlaient la même langue ici qu’à Alexandrie –, Séléné préluda longtemps à son chant. Elle aimait, touchant les cordes de ses doigts nus, sentir résonner la musique dans sa chair ; on tire de l’instrument des sons plus justes quand on s’y déchire la peau, qu’on s’y blesse les mains. Aussi usait-elle rarement du plectre. Élevant à peine la voix, cette voix qu’elle avait légèrement rauque, comme si elle avait longtemps crié, elle chanta : « Mon plus beau souci, mon unique amour, toi, née pour ma douleur. » Elle chanta l’amour fatal comme autrefois, à la Timonière, la chanteuse indigène chantait pour son père vaincu. Elle chanta avec passion, avec désespoir, pour ramener vers la lumière les âmes des amants morts d’amour…

Lorsqu’elle termina, il n’y eut pas d’applaudissements : les amies de Marcella étaient bouleversées. Une jeune femme, que les autres appelaient « la Belge » parce qu’elle se teignait les cheveux en roux, essuya une grosse larme. « Va, enfant, dit la fille d’Octavie dans un soupir. Rejoins les autres, rentre dans ta chambre. »

Séléné partie, la porte d’un petit pavillon, au bout de la galerie, s’ouvrit et Properce en sortit. « Alors, lui demanda Marcella, que dis-tu de ma surprise ?

– Admirable, ta chanteuse est admirable ! J’étais ému comme si j’entendais mes mots pour la première fois. Comme si c’était elle qui les avait écrits… Elle est grecque, n’est-ce pas ? Il lui reste une pointe d’accent. Mais elle comprend l’amour mieux qu’aucune Romaine !

– Mieux que ta “Cynthia” ?

– Mieux que toutes mes Cynthia ! Il faut absolument la produire au théâtre. »

Éclat de rire général. « Ce n’est pas une esclave, précisa Marcella. Elle est née libre. Enfin, plus ou moins… Quel âge lui donnes-tu ?

– Ah, cette voix, cette voix tellement sensuelle… Mettons qu’elle ait la trentaine ? C’est une femme qui a beaucoup aimé, beaucoup souffert…

– Perdu ! C’est une fille impubère et ignorante. Elle n’a pas quinze ans. Elle vient d’Égypte. Maintenant, devines-tu, heureux homme, qui a chanté pour toi ? Cherche mieux ! La fille de… ? de la fameuse… ? »

Cléopâtre ! Properce se rappela soudain que Mécène lui avait suggéré, s’il se refusait à écrire sur le Prince et sur ses victoires, de s’attaquer à la reine d’Égypte : « C’est tout simple. Puisque ton cœur, dis-tu, n’est pas fait pour le vers militaire, continue à parler d’amour, mais profite de l’occasion pour rappeler quelle passion dégradante avait autrefois soumis l’un de nos capitaines à une roulure, à un Mars femelle assoiffé de sang. Tu vois le genre ? “Amour infâme”, “amour putride”… Et ajoute en passant qu’aussi longtemps que vivra notre Auguste, favori d’Apollon, Rome n’aura rien à craindre de ses ennemis. Nous n’en exigeons pas plus. »

Il y a bien des avantages à ce que le chef de la police soit en même temps ministre de la culture. La censure devient critique de connaisseur, la propagande, « art responsable »… Pourtant Properce n’avait pas obtempéré. Tant que la sœur du Prince et la femme d’Agrippa le patronnaient, il croyait n’avoir rien à craindre. D’ailleurs, il n’était pas hostile au Prince ; simplement, il s’intéressait peu à la chose publique, détestait l’auctoritas, et, célibataire résolu, n’offrirait, disait-il, « aucun fils aux triomphes de la Patrie » – on était encore libre de ses choix, n’est-ce pas ?

Doux rêveur… Le temps viendrait, et avant peu, où, comme les autres, il devrait gâter son talent par l’obéissance et glisser, entre une plainte et un serment, des « Longue vie à César ! ». Et la jeune fille qu’à Baulès il n’avait pas vue, mais dont la voix l’avait tant ému, il traînerait sa mère dans la boue, sa naissance dans l’opprobre, et son honneur en ridicule.

Les dames de Rome
chunk001_cover.xhtml
chunk002_information.xhtml
chunk003_collec.xhtml
chunk004_chapter.xhtml
chunk005_chapter.xhtml
chunk006_chapter.xhtml
chunk007_chapter.xhtml
chunk008_chapter.xhtml
chunk009_chapter.xhtml
chunk010_chapter.xhtml
chunk011_chapter.xhtml
chunk012_chapter.xhtml
chunk013_chapter.xhtml
chunk014_chapter.xhtml
chunk015_chapter.xhtml
chunk016_chapter.xhtml
chunk017_chapter.xhtml
chunk018_chapter.xhtml
chunk019_chapter.xhtml
chunk020_chapter.xhtml
chunk021_chapter.xhtml
chunk022_chapter.xhtml
chunk023_chapter.xhtml
chunk024_chapter.xhtml
chunk025_chapter.xhtml
chunk026_chapter.xhtml
chunk027_chapter.xhtml
chunk028_chapter.xhtml
chunk029_chapter.xhtml
chunk030_chapter.xhtml
chunk031_chapter.xhtml
chunk032_chapter.xhtml
chunk033_chapter.xhtml
chunk034_chapter.xhtml
chunk035_chapter.xhtml
chunk036_chapter.xhtml
chunk037_chapter.xhtml
chunk038_chapter.xhtml
chunk039_chapter.xhtml
chunk040_chapter.xhtml
chunk041_chapter.xhtml
chunk042_chapter.xhtml
chunk043_chapter.xhtml
chunk044_chapter.xhtml
chunk045_chapter.xhtml
chunk046_chapter.xhtml
chunk047_chapter.xhtml
chunk048_chapter.xhtml
chunk049_chapter.xhtml
chunk050_chapter.xhtml
chunk051_chapter.xhtml
chunk052_chapter.xhtml
chunk053_chapter.xhtml
chunk054_chapter.xhtml
chunk055_chapter.xhtml
chunk056_chapter.xhtml
chunk057_chapter.xhtml
chunk058_chapter.xhtml
chunk059_chapter.xhtml
chunk060_chapter.xhtml
chunk061_chapter.xhtml
chunk062_chapter.xhtml
chunk063_chapter.xhtml
chunk064_chapter.xhtml
chunk065_chapter.xhtml
chunk066_chapter.xhtml
chunk067_chapter.xhtml
chunk068_chapter.xhtml
chunk069_chapter.xhtml
chunk070_append.xhtml