ES FILLES d’Octavie se sont couchées tard, après avoir admiré les cadeaux exposés et la nouvelle bague de la mariée, un diamant, « pierre des rois » offerte par les Indiens à Auguste. Elles auraient bien voulu jeter aussi un coup d’œil sur la chambre nuptiale, mais les servantes les en avaient écartées. Personne ne devait voir les peintures de la chambre avant que Marcellus eût relevé le voile de Julie et dénoué sa ceinture.
Beaucoup d’invités venus de Rome logent dans la villa avec leurs serviteurs ; Agrippa aussi, qui a rejoint Marcella. On doit se serrer. Prima a obtenu de sa mère la faveur de partager la chambre de Séléné. Elle pétille d’impatience : entre leurs quatre murs, une fois les chaperons sortis, elles pourront se parler. Ce qui intéresse Prima, c’est moins de commenter la journée que d’interroger Séléné sur leur père commun. Un père dont Prima ne se souvient pas ; elle n’avait que trois ans lorsqu’il est parti. Elle veut demander à sa sœur quel visage, quelle allure avait celui qu’on ne nomme jamais, celui dont elle n’a vu aucun portrait. Malgré les rumeurs infamantes et les allusions, toujours humiliantes, des poèmes et des pamphlets, elle révère ce père inconnu : un lâche, lui ? Un ivrogne, un efféminé ? Non, elle est sûre qu’il aimait Rome et la liberté, qu’il était courageux et beau… Beau, oui, mais comment ? Grand ? brun ? les yeux noirs ? « Mon père… enfin, notre père, lequel de nous quatre lui ressemble le plus ? Iullus ? Antonia ? toi ? moi ? »
Séléné, surprise, élude la question. Elle est lasse, elle a mal au ventre, surtout elle n’avait jamais envisagé les choses sous le même angle que Prima : « Nous quatre »… Oui, bien sûr, il y a Iullus et Antonia. Mais Antonia se veut davantage nièce d’Auguste que fille d’Antoine. Quant à Iullus, Séléné le connaît peu ; par prudence, il a toujours cherché à l’éviter, au point qu’elle a du mal à le considérer comme le cadet de cet Antyllus qu’elle a tant aimé. Du reste, chaque fois qu’on présente Iullus, on dit « le fils de Fulvia ». « Le fils de Fulvia » n’a rien de commun avec « la fille de Cléopâtre »… Ces trois mariages, ces trois familles entremêlées, superposées, imbriquées au point que deux sœurs, comme Prima et elle, peuvent avoir à peu près le même âge sans être jumelles, tout cela est trop compliqué.
Quant à celui que Prima nomme « notre père », que pourrait en dire Séléné ? Que sait-elle de cet homme-là ? Qu’il était blond ? Oui, avec des fils d’argent dans les cheveux. Et quoi d’autre ? Si elle entrouvre en tremblant la porte de son passé, ce passé où elle ne croise plus que des morts, elle revoit juste la peau d’ours dont son père s’enveloppait pour dormir à la Timonière. Peut-être aussi sa cuirasse d’or : une armure à tête de lion, incrustée de pierreries. Une armure de roi. Mais la seule phrase de lui qu’elle ait gardée en mémoire n’est pas une phrase de roi. Dans un dîner, elle l’a entendu murmurer, avec des larmes dans la voix : « Tu ne m’aides pas. » À la Reine, qui affirmait qu’on doit être prêt à tout pour sauver sa vie, il avait dit : « Tu ne m’aides pas… »
C’était pendant le Grand Fracas, au dernier dîner des Compagnons de la Mort. Comme Séléné avait eu peur ce soir-là ! Entendre l’Imperator tout-puissant reconnaître qu’il fallait mourir (c’est ce qu’elle avait compris, et Antyllus aussi, qui s’était immédiatement mis à pleurer), entendre ce père magnifique, rempart de ses enfants, protecteur de l’Égypte, avouer qu’il n’était plus maître de rien, qu’ils étaient tous condamnés, c’était la fin du monde.
« J’ai mal au ventre, gémit-elle dans son lit.
– Tu as trop mangé, tu ferais mieux de vomir », dit Prima, toujours pragmatique. Puis, optimiste : « Tu iras mieux demain. »
Séléné s’est réveillée la première : sa tunique intime est trempée, son lit, mouillé. « Oh, Prima, c’est affreux, j’ai fait pipi au lit ! » Prima ouvre un œil, réagit aussitôt en bonne Romaine : « Mauvais présage, j’en ai peur. De l’urine, la nuit des noces de Julie ? Mauvais présage pour les mariés. »
Étonnée, honteuse, Séléné glisse une main sous sa couverture, tâte le drap, tâte sa chemise collée à ses cuisses, et pousse un cri : « C’est du sang, Prima ! C’est du sang, je suis couverte de sang ! »
Elle regarde avec horreur ses doigts empoissés, sa paume tachée : le sang, épais, a pénétré jusque sous ses ongles. Elle tremble. Mais Prima rit. Du fond de son petit lit, elle rit : « Si c’est du sang, pas de quoi t’effrayer ! Tu deviens femme, voilà tout… Ce n’est pas trop tôt ! Bon, j’appelle ma nourrice, elle va te laver et elle te montrera comment t’habiller ces jours-là. Ma pauvre, tu vas voir ce harnachement sous le pagne ! Ah, c’est incommode, on peut le dire…
– Mais toi, tu… tu t’es déjà “harnachée” ?
– Oui, depuis plus d’un an. J’ai été réglée à douze ans et dix mois », précise-t-elle fièrement.
Séléné reste abasourdie : elle n’a rien su, rien soupçonné… De même qu’elle connaissait le mot mentula sans y attacher d’image précise, elle savait que, passé un certain âge, les femmes saignaient, d’un sang qui tuait les abeilles et aigrissait les meilleurs vins, mais elle ignorait quand. C’était le secret du gynécée, un secret qu’elle ne voulait pas partager. Elle avait trop peur du sang, du sang chaud, peur de cette odeur âcre qu’elle sent maintenant sous ses draps. « J’ai mal au ventre…
– C’est normal, réplique la nourrice de Prima qui vient d’entrer avec une aiguière et des linges. Tu te sentiras mieux dans deux jours. Quand tu saigneras davantage. Allez, sors de là-dessous, petite, que je puisse te laver… Ah, pauvrette, c’est que tu n’as pas fini d’en voir ! On plaint les hommes parce qu’ils font la guerre, mais les règles, les accouchements, c’est notre guerre à nous, les femmes, et elle ne fait pas moins de morts et de blessés ! Tourne-toi un peu. Pauvre gamine, comme te voilà souillée ! Mais que ça t’arrive aujourd’hui, c’est bon signe pour notre jeune couple : Vénus redouble le sang des noces, le mariage sera fécond… Allez, ma jolie, écarte les jambes. »
Brusquement, Séléné se rappelle les exhortations de Cypris, la veille du Triomphe. Écarter les jambes, non… Elle ne peut pas. Tout, pour elle, se confond et s’achève dans le même sang : une fille, en naissant, porte la mort entre ses cuisses.
« Fais pas tant de manières, ma petite, j’en ai vu d’autres ! Et des moins ragoûtantes, crois-moi ! Alors, vas-y, ouvre les jambes. Sois raisonnable. Ouvre grand, jeune fille. »