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PRÈS son mariage, Prima avait suivi Lucius Domitius dans la grande maison du clan, sur la Colline des Jardins. C’était assez loin du Palatin, elle ne voyait plus Séléné tous les jours, mais elle lui écrivait.

Sa première lettre, elle la lui envoya le surlendemain de la cérémonie. Pour sa demi-sœur égyptienne recluse avec Julie dans la maison d’Octavie, elle décrivait dans le détail le palais des Domitii, qui jouxtait les Jardins de Lucullus où elles avaient si souvent joué dans leur enfance : « Au bout de mon allée de platanes, je dispose d’un petit belvédère d’où j’ai la même vue sur la Ville que depuis la terrasse de la vieille cerisaie. Te rappelles-tu l’époque où tu te penchais par-dessus la balustrade pour essayer d’apercevoir Alexandrie ? » La lettre s’achevait sur trois lignes illisibles : Prima avait employé leur code secret et, dans ce court passage crypté, elle écrivait : « La fameuse nuit s’est bien passée. C’est plus rapide que l’incision d’un abcès. J’espère seulement qu’on ne recommencera pas cette bêtise tous les jours. »

 

Peut-être la demi-sœur de Séléné fut-elle par la suite une amante passionnée ? Les nobles Romaines de cette génération, qui inspirèrent à Ovide son Art d’aimer, en savaient autant sur le plaisir que bien des courtisanes… Cependant, cette façon de ne considérer le désir masculin qu’en bonne camarade, étonnée mais complaisante, n’est pas invraisemblable chez cette fille de dix-sept ans élevée dans une obéissance enjouée.

Plus tard, d’ailleurs, la vie amoureuse de Prima ne défraya pas la chronique. Elle semble s’être contentée de son Domitius toute sa vie. Épouse placide, indulgente et joyeuse.

Pourtant, l’unique portrait qui nous reste d’elle dégage une sensualité rare dans la statuaire antique – d’autant plus surprenante qu’il s’agit d’un portrait officiel : le bas-relief de l’Autel de la Paix commandé par Auguste en 13 avant notre ère. L’artiste a représenté la famille du Prince processionnant autour du monument ; tout le monde y est, même les femmes : Livie, Julie, Marcella, Claudia, Antonia, Prima.

Antonia, la dompteuse de murènes, est conforme à sa future légende : haute stature, chevelure abondante et profil grec. Un visage de Minerve. Mais de son corps on ne saurait rien dire : sa robe et sa cape semblent taillées dans un tissu si épais qu’il laisse à peine deviner sa taille et sa poitrine, contre laquelle elle a d’ailleurs replié en écharpe son bras droit. Elle tourne son beau visage vers Drusus, le mari qu’elle a tant aimé, mais son corps reste empaqueté comme celui d’une vestale – la dignitas personnifiée.

Prima, qui dans le défilé vient juste derrière cette sévère déesse, forme avec elle un contraste saisissant : elle est « sexy ». Bien que drapée, selon la tradition, dans une étole qui lui couvre la tête et les épaules, elle offre tout son corps dans un déhanchement provocant qu’accentuent les plis moulants de ses vêtements. Leur tissu léger (mousseline de coton ou voile de Cos) épouse de si près ses formes qu’on le croirait mouillé – une Vénus sortant de l’onde. Sa taille fine, son ventre à peine bombé, ses seins ronds et menus que ne comprime aucun bandeau, attirent le regard et appellent la caresse. Ce langage aimable du corps, son visage ne le dément pas – ses lèvres esquissent un demi-sourire, ses yeux en amande rient franchement. Une jeune femme « moderne » ? En tout cas, impertinente.

 

De temps en temps, dans le belvédère suspendu au-dessus des cerisiers de Lucullus, loin des colonnades dorées de sa domus où s’affairent cinq cents serviteurs, Prima accueille sa sœur « métisse ». Elles sont seules avec leurs petites masseuses de pieds, des gamines que Diotélès, complice, entraîne bientôt dans les allées sous prétexte de leur enseigner la botanique. Voilà les deux jeunes femmes libres de bavarder. À condition de s’assurer régulièrement qu’aucun espion n’écoute à la porte. « Pendant les guerres civiles, nous avions vu avec horreur jusqu’où peut aller la liberté. Maintenant que des espions nous confisquent jusqu’à la liberté de parler, nous voyons jusqu’où peut aller la servitude » : cette réflexion désabusée que Prima rapporte à Séléné, c’est Pollion qui l’a lâchée le mois dernier. Depuis qu’Octavie s’est retirée du monde, le vieil anticonformiste a pris ses quartiers chez Prima et Domitius. Il les suit partout, même dans leur « campagne » de Tibur pour ces chasses au sanglier dont raffole le jeune marié.

Un jour que le « mémorialiste » se trouvait seul avec Prima dans la forêt, elle lui a demandé, transgressant la damnatio memoriae, pourquoi, antonien de la première heure, il avait fini par abandonner le parti de son père. « Ton père, a-t-il dit en se caressant pensivement le menton, ton père m’avait rendu de grands services, c’est vrai. Mais à mon tour, pendant six ou sept ans, je l’ai bien servi aussi. J’étais quitte et je l’ai quitté – comme un bon ouvrier arrivé au terme de sa journée. Du reste, je les voyais s’engager, ton oncle et lui, dans un combat dont la seule victime certaine serait la noblesse romaine. Je me suis retiré sur mon Aventin. Avec mes fils et mes livres… Mes Mémoires ? Oh, je ne suis pas fou, j’arrêterai mon récit avant la bataille décisive. Pour une excellente raison, d’ailleurs : à Actium, je n’y étais pas… »

Prima avait quand même pressé de questions le vieux sénateur : à son avis, que s’était-il passé ce jour-là pour que son père eût brusquement suivi l’Égyptienne en abandonnant ses propres troupes ? « Eh bien… Disons d’abord que sur la mer, Agrippa était plus à l’aise que ton père, c’est un fait. Et qu’Antoine, pris dans le golfe d’Ambracie comme dans une nasse, ne pouvait plus espérer, de toute façon, sauver l’ensemble de son armée. Pour forcer le blocus, il a décidé de sacrifier l’aile gauche de sa flotte en chargeant Sosius, son amiral, de tenir Octave en respect pendant que l’escadre égyptienne au centre, puis les navires de l’aile droite, mettraient à la voile et fileraient vers le sud. Rien d’une fuite : une échappée. Voulue et organisée. Mais quelque chose a raté : face à l’aile droite, Agrippa a fait mine de battre en retraite vers le nord ; et, pour une raison inconnue, certains navires d’Antoine l’ont poursuivi. Bien entendu, cette retraite était un piège : dès que ces vaisseaux ont été séparés du reste de la flotte antonienne, Agrippa a fait demi-tour pour les attaquer. Du coup, sa flottille à lui se retrouvant sous le vent, non seulement il allait plus vite, mais toutes ses flèches, portées par la brise, atteignaient leur cible – et c’étaient des flèches enflammées. Si bien que, lorsque à la même heure, le vent soufflant enfin vers le sud, l’escadre égyptienne a exécuté la percée prévue, l’aile droite de ton père, sévèrement accrochée, n’a pas pu suivre. On connaît le reste… Mais les vraies questions sont ailleurs : d’où vient qu’un bon tiers de la flotte s’était engouffré si complètement dans le piège tendu par Agrippa ? Qui a donné l’ordre à certains marins de ton père de remonter bêtement vers le nord ? Jupiter ? Apollon ? Peut-être, en effet : dans les vers de Virgile… En prose, ce serait plutôt leur supérieur direct, Gellius Publicola. Il est mort, maintenant. Comme Sosius : dans son lit – ah, les braves soldats ! De son vivant, cet homme honorable était, on l’oublie souvent, le demi-frère de Messala. De Messala “Pot de chambre”, oui ! Lequel, pure coïncidence, se trouvait aussi à Actium, mais dans l’état-major de ton oncle… À terre, les camps étaient proches l’un de l’autre, et les lignes, poreuses. Imaginons que, d’une manière ou d’une autre, ces deux frères aient pu communiquer, échanger des points de vue, “négocier”. Car ils ne s’entendaient pas si mal, en vérité : ils avaient déjà trahi Brutus ensemble, autrefois… Oh, bien sûr, Agrippa était assez bon stratège pour gagner loyalement. Bien sûr. Mais ton oncle, lui, n’aime pas la guerre. On a beau le statufier avec cuirasse et bouclier, il préfère les tractations aux coups d’épée, c’est un homme civilisé. Dans une partie aussi risquée, il n’a sûrement négligé aucune précaution : Publicola était le maillon faible du dispositif adverse, un gandin sur le retour qui avait non seulement lâché Brutus, mais trahi Caton, vendu Cassius, et conspiré contre son propre père. Il allait toujours au plus offrant. Après la victoire de ton oncle, il est mort riche. Voilà. Je t’ai dit tout ce que je sais. Et que je n’écrirai jamais… J’ajoute, pour te consoler, que si ce jour-là ton père a été trahi, c’est qu’il avait déjà perdu – avant, ailleurs, ou autrement. Regarde cette forêt autour de nous : les renards n’y mangent pas les loups, et les charognards ne s’attaquent qu’aux cadavres… »

Ce discours fidèlement restitué par Prima, Séléné l’a à peine écouté. Savoir si c’est dans un combat loyal ou truqué que son père a succombé lui importe peu désormais. C’est l’affaire de sa sœur. Elle sait maintenant que Prima protégera comme une vestale le souvenir de « l’interdit de mémoire ». Et si Prima venait à disparaître, il resterait encore Iullus et Antonia : malgré Auguste, et grâce à Octavie, le sang des Antonii coule toujours dans des veines romaines… Tandis qu’elle, Cléopâtre-Séléné, est la dernière des Ptolémées. L’ultime descendante des pharaons. C’est à la mémoire de sa mère, « la reine-putain », qu’elle se doit. À la survie de la lignée égyptienne. Mais son sang, chaque mois, coule en vain puisque, pour elle, nul n’entonnera l’hymne nuptial.

Les dames de Rome
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