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ÉLÉNÉ a les yeux qui pleurent. À cause des fumées, dit-elle.

Ses yeux la brûlent, Musa lui prescrit des pommades, elle pleure‬ – Rome la rouge est trop enfumée. Ici, le ciel n’est jamais bleu, jamais pur. À Alexandrie, si douce, si belle, elle n’aurait pas eu autant de cendres sur les cils ni tant de larmes sous les paupières, elle en est sûre…

Quand elle s’assied au bord du grand bassin de pluie de la cour d’Octavie et renverse la tête en arrière, elle voit, au-dessus de l’auvent aux tuiles noircies, les volutes grises que la brise pousse vers l’Esquilin. Non que le Prince ordonne tous les jours des autodafés. Mais il y a la fumée des crémations, qui s’élève, épaisse, au-dessus des cimetières ; celle, plus rousse, des sacrifices divins devant les temples et les autels privés ; les minces spirales qui montent des tas d’ordures où agonisent les nouveau-nés « exposés » ; les tourbillons noirs des incendies allumés par des promoteurs pressés d’acquérir les ruines ; et les panaches bleuâtres qui s’échappent des immeubles : un million de braseros, de réchauds, de fours et de foyers sans cheminée rejettent par les fenêtres des appartements leurs bouffées asphyxiantes… Les « fils de la Louve », qui ont doté le monde entier de conduites d’eau, n’ont pas été capables d’inventer le conduit de fumée.

Voilà pourquoi les crépis écarlates virent tout de suite au brun, pourquoi le tuf des murailles s’assombrit, pourquoi le travertin grisaille, et pourquoi Rome la rouge est aussi une ville noire. Alexandrie était blanche et bleue…

Séléné ne se sent à l’aise que dans l’hippodrome, le Cirque Maxime : le plus large espace dégagé de toute la ville, le plus grand champ de courses du monde. Sur ce terre-plein aménagé pour deux cent mille spectateurs, on respire ; en haut des gradins, où s’installent autour d’elle les femmes qui n’ont pas accès aux loges officielles, on a de l’air, enfin ! Beaucoup d’air !

Au son des trompettes, la fillette ose rouvrir ses yeux douloureux – lentement, prudemment…

 

Dans la loge du préteur en fonction, Auguste a pris place sous le dais avec les membres de sa famille et quelques invités : deux ou trois anciens consuls et une demi-douzaine de sénateurs décrépits, ravis de faire leur cour au maître. Leurs femmes, encore adolescentes, ont sorti leurs rires aigus et leurs plus beaux bijoux ; elles tintinnabulent, scintillent, breloquent de partout.

Le Prince, attifé d’une tunique « faite maison » et d’une toge dont la laine grossière lui gratte le cou, se tourne, agacé, vers un vieux patricien : « Pourquoi, par Jupiter, vos femmes ne peuvent-elles s’habiller aussi modestement que ma Livie ? »

Octavie croise le regard étonné de son ami Asinius Pollion : modestement vêtue, Livie ? Elle réprime un fou rire. Dès qu’on quitte la politique, son frère est un grand naïf ! Livie a su le persuader qu’elle est habillée à l’économie… Oh, certes, elle n’abuse ni de la pourpre ni des soieries. Peu de colliers, peu de perles, pas de « grelots », cinq bagues seulement, et jamais de ces brocarts d’or si lourds qu’ils gênent la démarche. Mais plus l’élégance est discrète, plus elle est coûteuse. La beauté des « petites robes toutes simples » de la deuxième dame de Rome tient à la qualité rare des matières qu’elle emploie : de la laine, oui, mais une laine si fine que ses tuniques et ses étoles pourraient passer dans un anneau ; du lin de Retrovium, le plus blanc, le plus serré ; des voiles légers en mousseline de coton, qui l’enveloppent comme un nuage ; et un tout petit volant matrimonial que souligne à peine un étroit galon, mais brodé de nacre ou tissé d’argent… La simplicité de Livie est ruineuse.

 

Auguste a fait asseoir près de lui son neveu Marcellus et sa fille Julie. Octavie et Livie, derrière eux. Avant qu’on ne donne le départ de la première course, il leur montre avec satisfaction la bonne tenue du peuple romain : jusqu’au vingtième rang au moins, tous les hommes sont en toge – blancs de pied en cap. Le bras droit nu. Sans capuchon ni manteau, même en hiver. Dignes. Le Prince est heureux de voir ses instructions respectées : « Vois-tu, Marcellus, au peuple il faut parler doucement, mais avec un fouet dans la main. Pour son bien… »

Il a rétabli un peu d’ordre aussi dans l’attribution des places : plus de mélange entre les classes, de confusion entre les sexes. Désormais, les sénateurs, avec leur toge à bande pourpre, siègent tout en bas, sur les coussins du premier rang ; les chevaliers, bourgeois enrichis, occupent les rangs suivants ; puis viennent les garçons de moins de quatorze ans avec leurs pédagogues, dans un carré réservé, et, à côté, les honestiores, la plèbe décente, celle qui peut encore s’offrir un coupon de laine blanche et les frais de détachage ; au-dessus, dans les virages et sur des bancs de bois trop étroits, les tuniques brunes ou grises des humiliores dans la débine et des affranchis sans le sou ; plus haut encore, sur des plates-formes branlantes, les immigrés et les esclaves. Debout.

Les femmes sont assises à part, avec les jeunes enfants. Hors d’atteinte des gestes obscènes et des propos scabreux. D’en face, Auguste regarde avec tendresse leur petite foule, toutes ces taches roses et jaunes posées en bordure du ciel comme des fleurs sur un balcon. Et même si, d’où elles se trouvent désormais placées sur les gradins, les épouses et les vierges sont trop loin pour pouvoir admirer le mâle visage des conducteurs de chars ou le masque viril du gladiateur blessé qu’on égorge, personne, constate le maître, ne s’est plaint du changement – sauf les libertins et les coureurs de dot.

Aucun Romain, à son avis, ne regrette la pagaille d’autrefois. L’anarchie, c’est la mort des faibles, c’est le vol, c’est l’assassinat… Le Prince se penche vers Marcellus : « Souviens-toi qu’un chef doit traiter les citoyens en enfants s’il veut en être respecté comme un père. » Les chevaux sont sortis des écuries, ils se rangent derrière la corde blanche, le juge va jeter sa serviette. « N’oublie pas non plus, ajoute l’oncle dans un murmure, qu’en tout il suffit de vouloir. Mais vouloir sans répit, sans relâche, sans pitié pour soi… » Déjà, le grondement du galop, les ronflements de l’orgue hydraulique et les cris des supporteurs qui encouragent leur équipe (« Allez les Verts ! », « Allez les Bleus ! ») interrompent sa leçon de gouvernement : Marcellus, passionné de courses (il a parié sur la victoire des Rouges, contre sa cousine Julie), Marcellus ne l’écoute plus.

Ce soir, le prince dira à sa sœur qu’il trouve son neveu puéril – plus qu’il n’est permis à quinze ans. Il est temps qu’il découvre la vie des camps, la guerre, la peur. Cette peur qui fait grandir les enfants… Il l’emmènera dans l’expédition qu’il projette en Espagne, contre les Basques. Maintenant qu’il a repris en main l’administration de l’Égypte et verrouillé le pays en l’interdisant aux sénateurs et aux chevaliers – bref, à tout ce qui peut compter, donc comploter –, il va s’occuper des provinces de l’ouest. Imposer à tous la paix romaine. Contraindre les peuples au bonheur. La fin de l’Histoire…

 

Douze courses. Douze ! On verra même aujourd’hui des attelages à huit chevaux. Et, pour finir, des cavaliers thessaliens chevauchant des taureaux sauvages, et une loterie gratuite avec des milliers de cadeaux à distribuer. C’est dire qu’on en a pour la journée… Quand Auguste s’ennuie, pas question qu’il s’absente : a-t-on jamais vu un dieu quitter son temple ? D’ailleurs, la plèbe veut qu’on partage ses plaisirs, qu’on aime ce qu’elle aime, qu’on s’y donne tout entier. Le grand César n’a pas su s’y prendre : il se faisait haïr lorsque, dans l’hippodrome, pour ne pas perdre de temps, il lisait son courrier. Son petit-neveu a retenu la leçon et trouvé le juste équilibre : comme le dernier des citoyens, il regarde, applaudit, sourit. On vante sa simplicité. Sa dignité aussi. Car il ne laisse jamais oublier ce qu’il est et garde, jusque dans ces distractions, la gravité qui convient. Tout au plus s’autorise-t-il, entre deux courses, quelques bavardages sans façon avec ses voisins. À la sixième heure, il a rétrogradé Marcellus et Julie au rang de Livie pour faire « remonter » près de lui Octavie et Agrippa.

Assis entre ces deux-là, il se rassure, se relâche un peu, ils forment sa garde rapprochée, mourraient pour le sauver… Maintenant qu’en plus il les a faits gendre et belle-mère, et que les enfants de l’un sont les petits-enfants de l’autre, il peut, avec les deux, parler de l’avenir du clan. Marcella, justement, vient d’accoucher d’une deuxième fille. Qu’elle élèvera – comme la première – avec Vipsania, la « petite fiancée » de Tibère, qu’on a retirée à la garde de Pomponia. « Trois filles, mon pauvre ami ! dit Auguste. Alors, toi aussi, tu n’es bon qu’à engendrer des harpies qui nous déchireront de leurs griffes ? »

Il fait mine de compatir, mais au fond il se réjouit : Agrippa, s’il n’a pas d’héritier mâle, n’en sera que plus enclin à défendre le jeune Marcellus auquel, désormais, il se trouve apparenté. Mais avant d’engager Marcellus dans la « carrière des honneurs », il faut songer à bien marier sa sœur Claudia, benjamine des Marcelli. Il se trouve que Paul Æmile Lépide, ancien consul, vient de perdre sa troisième femme. La crème de l’aristocratie, ces Lepidi. Avec, par-dessus le marché, de grands domaines dans la province d’Afrique. Riches à millions ! Il faut saisir l’occasion.

« Claudia ? Mais elle n’a que quatorze ans ! proteste Octavie.

– Et alors ? Dans les bonnes familles d’antan, elle aurait été mariée depuis deux ans. Regarde ma Livie : à quatorze ans, elle était déjà l’épouse de son premier mari, et elle n’en avait que quinze quand elle a mis Tibère au monde… Dès qu’une femme est formée, la virginité ne lui vaut rien : c’est l’avis de Kharmidès, le nouveau médecin de Livie. Au reste, je plains les mères qui doivent veiller sur la vertu de filles pubères !… Si nous marions Claudia, nous pourrons célébrer en même temps les noces de Prima : il y a cinq ans déjà que, sur son lit de mort, j’ai promis au vieux Domitius “Barberousse” de marier ta fille à son Lucius. Ce garçon a pris la toge virile depuis longtemps et chacun sait qu’aujourd’hui il court les lupanars, les étuves, les joueuses de flûte et les ambulatrices – passe de jeter sa gourme et de fréquenter les mauvais lieux, mais il est sénateur : imagine qu’un jour il s’attaque aux femmes de ses pairs ? qu’il cause un scandale ? Livie pense que si nous lui donnons Prima dès maintenant, il s’assagira. »

Livie ! Toujours Livie ! Mais de quoi se mêle-t-elle ? se demande Octavie. Est-ce de ses filles à elle qu’il s’agit ? Et depuis quand prend-on l’avis de cette pimbêche dans les affaires de la lignée ? « Moi aussi, Gaius, j’ai consulté. Et peu de médecins partagent le sentiment de ton Kharmidès. Notre Musa souligne, au contraire, que personne ne vit plus vieux que nos chastes vestales dont le corps n’a pas eu à supporter les douleurs de l’enfantement. Tous nos gynécologues craignent d’avoir à accoucher des femmes dont le bassin n’a pas encore atteint la taille convenable à la maternité. Ma Prima n’a pas treize ans : si elle est nubile, elle n’est pas pubère. Je ne la marierai donc pas. Que Lucius Domitius aille aux putes tant qu’il lui plaira ! Et quant à garder mes filles dans l’honneur, fais-moi la grâce de croire que j’en suis capable ! Elles seront des épouses pudiques et dignes. Des épouses fidèles. J’y aurai peu de mérite : les médecins de Cos ont depuis longtemps démontré que ce sont les mariages précoces qui font les femmes lascives et adultères… »

Une pierre dans le jardin de Livie : mariée à quatorze ans, n’était-elle pas adultère à dix-huit ? Avec Octave Auguste, précisément… Lequel a pris la pierre pour lui. Il se rembrunit, mais, presque aussitôt, affecte de prendre les résistances d’Octavie à la plaisanterie. Pour désarmer sa « grande sœur », l’amuser, il se fait le visage las de Mécène – moue dédaigneuse, regard opaque, air désabusé – et, traînant sur les mots à la manière précieuse, comme son ministre, il susurre, la bouche en cœur : « Ne te fâche pas, mon petit miel, mon ivoire étrusque, pardonne mes offenses, ô diamant du Palatin, perle du Tibre. Dorénavant, tous les propos que je t’adresserai seront saupoudrés de pavot, ô parfum des vertus, miel des nations, fleur de sagesse… » Puis, ramenant sur son front la mèche qu’il avait repoussée en arrière pour paraître aussi dégarni que son vieil ami (quel comédien, quand il veut), il conclut, de sa voix ordinaire : « Je ne marierai Claudia que l’an prochain. Et nous ne livrerons pas Prima à Lucius Domitius avant qu’il n’exige lui-même l’exécution du contrat. Je m’y engage. En compensation, envoie-moi de temps en temps la fille de Cléopâtre, que je voie ce qu’on pourra faire d’elle. Non, rassure-toi, celle-là je ne la marierai pas. Ni à un Romain, ni à un étranger. En restant célibataire, cette chanceuse pourra vivre aussi vieille que tes vestales… C’est avec elle que s’éteindra la race des Ptolémées. »

Les dames de Rome
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