OMME le latin de Séléné reste sommaire et qu’elle ne veut plus user du grec (un signe de bonne volonté, croit-on), elle n’exprime que des sentiments convenus et des idées élémentaires – comment les Romains pourraient-ils imaginer qu’elle s’enferme à dessein dans ce vocabulaire exigu ? Elle est un peu « bêtiaude », pensent-ils… De l’avis général, elle a mauvaise mémoire et la géométrie excède ses capacités. Résignés, professeurs et pédagogues la laissent briller dans le seul art où elle excelle : la musique. La jeune étrangère chante juste et, du jour où elle a enfin consenti à toucher sa lyre, elle en a tiré d’emblée de si jolis accords qu’on l’a mise à la cithare, et même à la cithare à seize cordes ! « D’évidence, dit le précepteur des filles, elle a reçu à Alexandrie une excellente éducation musicale. Mais c’est tout ce qu’on lui a enseigné ! » Alors, Octavie s’est souvenue que Cléopâtre avait une voix ample et mélodieuse dont elle se servait, dit-on, comme d’un instrument. L’enfant tient de sa mère. Dommage qu’elle n’ait pas hérité aussi sa finesse d’esprit…
À travers leur époux commun, Octavie a conçu une grande admiration pour l’intelligence de Cléopâtre. Marc, au début de leur mariage, parlait toujours de la reine d’Égypte avec estime ; on sentait qu’elle l’avait étonné – par son audace, son énergie, ses appétits, mais aussi par sa culture et sa malice. Quand il l’évoquait, il ne mentionnait guère sa beauté : plutôt la séduction de ses mouvements (« de la grâce jusqu’au bout des ongles ») et ses réparties foudroyantes. On savait, tout le monde savait, qu’il avait fait d’elle sa maîtresse. Pour autant, la regrettait-il ? L’aimait-il avec passion ? Non, pas en ce temps-là puisqu’il l’avait quittée pour l’Italie et pour elle, Octavie. L’Égyptienne, il ne l’aimait pas vraiment. Pas encore. C’est seulement quand il l’avait revue quatre ans plus tard en Syrie, accompagnée de ses jumeaux, c’est seulement là que…
Octavie regarde Séléné. De sa fenêtre, elle regarde la fille de Cléopâtre qui jette des grains d’orge aux paons ou chuchote à l’oreille d’Issa, la petite chienne qu’on a donnée à Claudia. Peu loquace avec les enfants et muette avec les adultes, Séléné a de longs entretiens avec les bêtes. C’est un progrès. D’ailleurs, elle « pousse » mieux, a grandi d’un coup, comme les enfants qu’on autorise à se lever après une longue maladie.
Mais d’après Musa, le médecin de la famille, elle n’est pas près d’être formée, « Prima, plus jeune, sera femme avant elle ». En effet : au matin, avec ses boucles violettes emmêlées, sa peau sombre et son corps androgyne, l’Égyptienne a l’air d’un pâtre grec.
Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au maquillage. Souvent, elle suit Prima qui adore assister à la toilette de sa mère. Les deux enfants, presque jumelles par l’âge, semblent s’entendre, et Octavie constate que Séléné ne regarde pas la palette de l’ornatrice et les parures étalées sur la coiffeuse avec moins de gourmandise que sa demi-sœur. Prima, d’un naturel exubérant, commente et suggère : « Oh, Mère, avec ton collier vert, tu devrais essayer les pendants d’oreilles d’améthyste ! Ou bien les longues perles. Tu sais, ces boucles qui font du bruit quand les femmes bougent, les “grelots”, comme on dit… Non ? Tu ne veux pas de grelots ?
– Je suis veuve, Prima, deux fois veuve. Que dirait ton oncle Octave si j’attirais les regards sur moi ?
– Il dirait… il dirait sûrement que tu es belle, Mammidione. » C’est un surnom d’affection, « petite Maman », et Prima est affectueuse. « Quand tu souris, tu es magnifique ! Je trouve seulement que tu ne portes pas assez de bagues, c’est la mode d’en mettre beaucoup, mon oncle ne te grondera pas, Livie en a une à chaque doigt.
– Ta tante Livie n’est pas veuve, ma chérie.
– Pourtant, mes cousins Tibère et Drusus sont comme nous : ils n’ont plus de père…
– Livie et le père de Tibère étaient divorcés depuis longtemps lorsque cet homme est mort. Et puis, cesse de dire que Tibère est ton cousin : ces deux garçons vivent avec ton oncle, c’est vrai, mais ils n’appartiennent pas à notre famille. Livie et son premier mari étaient des Claudii. Des Claudii Nerones. Excellente naissance, mais ces gens-là ne nous sont rien. Rien du tout. Et je ne crois pas que dans la Rome de demain ils soient appelés à devenir quelque chose…
– Oh, ces familles, Mammidione, c’est trop compliqué !… Ce qui me plairait, c’est que tu te peignes les paupières avec du noir de fumée, comme Marcella depuis qu’elle est mariée. Non ? Tu n’as pas le droit ? Et les ongles ? Tu pourrais les teinter avec du jus de roses, puisque toutes les dames le font… Non plus ? Tant pis ! Moi, quand je serai grande, je me ferai des masques de beauté aux pétales de lys ! »
Et Prima continue à tourner autour des caméristes, à tripoter les peignes, à essayer les parfums, à frotter des boules d’ambre dans ses mains et à babiller, tandis qu’à deux pas derrière elle Séléné – qui avale tout des yeux – se tait. Une seule fois, pendant sa toilette, la « première dame » de Rome a entendu la voix de la fillette : « Pourquoi ne mets-tu pas de bracelets de chevilles ? »
La question semblait venir de loin, avec un grand élan ; elle a fracassé le silence comme le boulet d’une catapulte. Aussi vite, Octavie a répondu que, pour oser porter de tels bracelets, il n’y avait que les femmes de mauvaise vie, les « louves » (elle a usé du mot latin) qui hantent les allées des cimetières, nues sous des toges vertes.
Elle a aussitôt regretté sa réponse : Séléné avait rougi – peut-être sa mère portait-elle des bracelets de chevilles ? Peut-être cette Orientale était-elle plus lascive qu’Antoine n’avait osé le lui dire ? aussi débauchée qu’Octave le prétendait dans ses pamphlets ? Dieux du ciel, quelle éducation pour une enfant ! Par bonheur, la petite était encore assez jeune pour qu’on pût espérer en faire une femme vertueuse, une solide Romaine. Qui oublierait tout de ce vilain passé. Leur vilain passé… Marc, ô Marc, Dionysos a préféré son Ariane timide aux Bacchantes échevelées – c’était moi, Marc, que ton dieu aurait choisie ! Marc, pourquoi ? J’avais tant accepté déjà… Octavie secoue la tête, chasse le souvenir de Marc Antoine comme on chasse une mouche. Damnatio memoriae. Damnatio.
Pour ce qui est de la fillette, elle reste confiante. Et ferme dans son propos : elle fera d’elle « une Cornélie », une Romaine exemplaire qui ne se souviendra que de Rome. Tout est affaire de temps et de volonté. Comme dit son frère, « même aux singes, on apprend à danser ».