N TRIOMPHE romain. On sait ce que c’est, non ? Quelque chose comme le défilé du Quatorze-Juillet. Un Quatorze-Juillet où les autorités produiraient, outre leurs vaillantes troupes, une demi-douzaine d’animaux rares et des rois enchaînés. Tout lecteur croit pouvoir l’imaginer… Mais il se trompe. Davantage qu’une parade militaire, le Triomphe est une procession religieuse, une Fête-Dieu, un Pardon breton, doublé d’une gigantesque kermesse villageoise avec orphéon municipal, saucisses grillées et chars fleuris. Le tout saupoudré de safran, arrosé de vin, et abreuvé de sang.
Le parcours, interminable car en zigzag, respecte un itinéraire obligé : depuis le théâtre de Pompée, dans la plaine du Champ de Mars, jusqu’au sommet du Capitole – en passant par l’antique champ de courses de Flaminius, la porte Triomphale, le marché aux Herbes, la rue des Jougs, celle des Étrusques, le marché aux Bœufs, le Grand Hippodrome, le Forum (où sont dressées les tribunes officielles), puis la prison Tullianum et la montée Capitoline.
Un exercice codifié dans tous ses aspects. Même si en plusieurs siècles il a dû changer un peu, il débute toujours par une cérémonie religieuse sur le front des troupes, près de la porte Carmentalis, à l’extérieur de la vieille ville, et s’achève sur une autre cérémonie religieuse, célébrée devant les corps constitués, au point le plus élevé de la Cité : le temple, couronné d’or et d’airain, de Jupiter « Très Bon-Très Grand ». Entre les deux, et pour l’instruction du peuple, un long cortège ritualisé et, à l’occasion de certaines stations (autel d’Hercule ou escalier des Gémonies), des sacrifices ou des exécutions. Une procession qui avance sous une pluie de roses et finit dans un flot de sang…
En tête, les sonneurs de cor et les joueurs de trompette. Puis, portés sur des brancards, les maquettes géantes des villes conquises, les statues et les tableaux panoramiques représentant les royaumes détruits, les peuples exterminés, les fleuves soumis, les mers subjuguées. Derrière ces reproductions, le butin militaire : tirés par des bœufs, des centaines de chariots chargés d’armes prises à l’ennemi et les cuirasses les plus remarquables, érigées verticalement en trophées sur des troncs d’arbre. C’est ce qu’il reste des insensés qui osent résister à la puissance romaine – un peu de quincaillerie… Après les engins de siège et les proues des vaisseaux vaincus montées sur roues, viennent les vraies richesses : le butin civil. Mobiliers royaux, œuvres d’art célèbres, dieux colossaux arrachés à leurs sanctuaires, le peuple s’en met plein les yeux.
On passe ensuite aux « victimes », animales et humaines. Les premières sont les moins dociles ; il arrive qu’un taureau blanc aux cornes dorées s’en prenne à une blanche génisse couronnée de violettes ou qu’un bouc joue les fortes têtes ; les sacrificateurs au torse nu qui marchent au milieu des bêtes, la hache sur l’épaule, peinent à faire rentrer tout ce monde dans le rang sans se départir de leur double gravité de prêtres et de bourreaux. Heureusement, l’homme est un animal qu’on mène à l’abattoir plus aisément. Il est rare qu’il faille l’y traîner. Au pire, on attache les plus rebelles des chefs captifs à un poteau placé sur un châssis de litière ou un chariot. On les sert aux spectateurs sur un plateau. Mais la plupart des prisonniers se montrent raisonnables ; ils marchent les uns derrière les autres, sagement, et si on les enchaîne, c’est à seule fin d’amuser le public. Pour la même raison, on a pris soin, avant la fête, de les revêtir de leurs costumes nationaux – tels du moins que les ont imaginés les magasins de l’armée.
Déguisés en Barbares, les mains liées, la corde au cou, ces étrangers aussi pittoresques que pitoyables titubent et trébuchent, sans parvenir à ralentir l’allure du cortège. À cause des licteurs qui, derrière eux, avec des haches et des verges, les pressent d’avancer. Et à cause des chevaux. Les chevaux du vainqueur dont ils sentent dans leur dos le souffle chaud. Juché sur son quadrige d’ivoire et d’or et entouré de cavaliers choisis – ses fils, petits-fils ou neveux –, le vainqueur lui-même ne peut pas manœuvrer, pas s’arrêter. Parce qu’il est suivi de près par des centaines de sénateurs et d’élus en habits de cérémonie, que talonnent, dans les rues resserrées du vieux centre, des milliers de légionnaires vêtus de blanc marchant au « pas militaire » derrière leurs aigles de bronze et leurs sonneurs de buccin coiffés de peaux d’ours.
Bientôt, le cortège s’étire d’un bout à l’autre de la ville ancienne ; car les rues de Rome sont étroites, les places exiguës. Au point que le Romain moyen, s’il n’a pas noué d’utiles relations avec un propriétaire de balcon ou envoyé son esclave s’asseoir dans les gradins du Grand Cirque pour y garder sa place, ne verra rien du spectacle, sauf les enseignes métalliques des légions, quelques bouquets d’épées au sommet des trophées, et les mains rouges, le visage enduit de cinabre du triomphateur grimpé sur un escabeau en haut de sa tour-char. Mais il aura mangé gratis aux marmites ambulantes, respiré le violent parfum des dieux exotiques et la sueur des armées, entendu meugler les vaches, pleurer les captives et tinter les pièces du butin – il sera content. Et il entonnera, avec les militaires, l’hymne consacré : « Io, io, Triomphe ! »
Voilà ce qu’on sait. Sur le Triomphe en général. Sur celui d’Octave en particulier, son Triomphe du troisième jour (quinze août de l’an 29 avant Jésus-Christ), quelques détails de plus : l’origine des lauriers qui formaient sa couronne de vainqueur ; la présence, à côté de son char, de deux cavaliers de douze ans – son neveu Marcellus et son beau-fils Tibère – et juste devant ces enfants heureux, deux malheureux : les jumeaux de Cléopâtre qui suivaient, enchaînés, une grande statue aux yeux de verre représentant leur mère couchée, leur mère et son serpent, leur mère morte.
Du petit Ptolémée Philadelphe, de sa participation au Triomphe sur la reine d’Égypte, rien n’est dit. En 29 avant Jésus-Christ, les historiens antiques ne le mentionnent plus. Parce qu’il est déjà mort ? parce qu’il ne défile pas avec les autres ? ou ne défile pas comme les autres – hissé sur un chariot peut-être ? attaché au pied d’un trophée, pour ne pas freiner le défilé ? À moins que, seul de son espèce, il ne constitue pas, à l’inverse d’Alexandre et Séléné, une attraction digne d’être notée ? Un enfant banal, banalement triste et d’âge banal, aucun intérêt…
S’il n’y avait eu ce cri de Séléné, ce cri, autrefois, dans mon rêve, « Vous ne voyez pas qu’il va mourir ? », s’il n’y avait eu l’angoisse de Séléné, cet appel désespéré qui déchirait mes nuits, obsédait mes jours, je n’en aurais moi-même jamais parlé. Jamais parlé du plus innocent des innocents qu’Antoine entraîna dans sa chute et Octave dans sa haine.
La petite charrette à claire-voie sur laquelle est assis l’enfant saute de dalle en dalle et de pierre en pierre. Trop étroite pour s’engager dans les rails creusés par les charrois, cette carriole légère, presque un jouet, qu’un ânon suffit à tirer, cahote sur le pavé. On y trimballe le jeune captif, attaché à la ridelle comme une pièce de butin par peur que, dans un virage, il ne roule à terre et s’y brise. L’ensemble, néanmoins, reste si bas sur pattes qu’on ne voit pas plus l’enfant prisonnier que s’il marchait à pied. Dans les venelles bondées, peu l’aperçoivent et nul ne s’en souviendra… Pourtant, il fait partie du « show » : on l’a déguisé, lui aussi. En Égyptien. Pas un Égyptien grec. Un indigène. Il porte un pagne ; mais rien sur la tête (les costumiers ont oublié la coiffe des « fellahs »), et rien sur la poitrine ni sur les épaules – une nudité que la foule jugerait indécente si elle lui prêtait attention, « Ah, ces Orientaux, aucune pudeur ! ». Mais il n’y aura pas de protestations : non seulement on ne le voit guère, ce garçon aux mains liées, mais quand on le voit, on ne le remarque pas – il est coincé entre la statue géante de sa mère, qui excite la colère du peuple, réveille ses terreurs, déchaîne ses quolibets, récolte ses crachats et ses fruits pourris, et le couple magnifique des jumeaux.
Le blond et la brune, symétriquement parés, attirent d’autant plus l’œil qu’ils avancent seuls, après un large espace vide. Des soldats rouges armés de fouets tâchent, en effet, de maintenir une distance minimale entre le chariot du cadet et les chaînes d’or des aînés. Pour que le public puisse jouir pleinement de leur beauté et de leur humiliation.
Et il jouit, le public, il jouit. Jouit de ce bouleversant tableau vivant : des princes de dix ans, en tenue de princes, qu’on tire par leur laisse comme des chiens, tandis que, sur le côté, leurs anciens serviteurs – peut-être pas assez nombreux pour être décoratifs, dommage –, leurs esclaves égyptiens en robe sombre, la tête couverte de cendres, hululent en chœur et montrent à leurs jeunes maîtres comment demander grâce à la foule, bras tendus à l’horizontale et mains ouvertes, paumes en l’air. Un numéro très réussi. D’autant que les enfants, tout jumeaux qu’ils soient, n’adoptent pas une attitude identique. On jurerait qu’ils se sont partagé les rôles. Le garçon (« Par Jupiter, qu’il est beau ce gamin ! Vois comme il est bien tourné ! Et tout doré, la peau, les cheveux ! »), le garçon baisse les yeux, incline le buste, présente ses paumes comme des excuses ; la fille, plus fière, garde la tête droite et serre ses coudes contre son petit corps (« Est-elle fluette, celle-là ! Par Pollux, une brindille ! Elle a du mal à porter sa coiffure de reine… Et ses chaînes ? Ho, toi la servante, aide-la donc, oui, toi l’Égyptienne, aide ta maîtresse au lieu de pleurnicher ! »). Parfois les soldats doivent presque la traîner, cette pauvrette, sa chaîne est si tendue que le collier d’or pourrait lui briser la nuque, « Attention ! » crie la foule émue.
« Prends garde ! » crient encore les spectateurs quand, passé le carrefour avec la rue Neuve, la fillette ralentit brusquement le pas au point que les chevaux du vainqueur, du grand César Imperator costumé en Jupiter Très Bon, viennent lui frôler la tête. « Bon sang, ils vont la piétiner ! » Non. Sauvée. Sauvée par une initiative du jeune Tibère qui a poussé son cheval en travers – acclamations, « Quelle maîtrise, ce gosse ! ». Sauvée, la petite prisonnière. Enfin pour cette fois… Car, déjà, elle se remet à traîner ; de nouveau elle se retourne vers le quadrige, crie quelque chose derrière elle, « Qu’est-ce qu’elle dit ? ». Avec tous ces applaudissements, tous ces clairons, on ne s’entend plus, « À qui parle-t-elle ? ».
Maintenant elle semble se tourner vers eux, les citoyens, d’abord à droite, puis à gauche, les prendre à témoin d’on ne sait quoi, ses lèvres forment des mots. « Elle doit pleurer en égyptien… – Je vois pas de larmes, pousse-toi un peu. Peut-être qu’elle chante ? À moins qu’elle nous supplie… – Ah ça, par exemple, ce serait pas trop tôt ! Mais oui, regarde, la voilà qui avance ses mains, dénoue ses doigts. Ça y est : elle nous supplie ! – Eh bien, moi, je l’aimais mieux quand elle faisait la fière. Je la préférais avec ses mines de princesse. Ce qui me plaît chez les rois, c’est quand ils sont pas comme nous, qu’ils ont pas peur de mourir et qu’ils nous regardent comme du pipi… »
Même en ce temps-là, il arrivait que la victime volât la vedette au vainqueur. Quoique, sur l’attitude espérée de « ceux-qui-vont-mourir », le public se soit souvent divisé : parlant des captifs qui marchent devant les chevaux, le poète Ovide dira avec quelle attention la populace scrute leurs traits, commente leur allure et observe, avec un appétit égal, « ceux dont le visage a chaviré avec la fortune » et « ceux, plus altiers, qui semblent tout ignorer, même la façon dont ils sont traités ». Impossible, bien sûr, de savoir à l’avance lequel de ces comportements aura la faveur de la foule et vaudra sa grâce au prisonnier.
Ces lignes d’Ovide, et la description qui les précède, je suis certaine qu’un jour Séléné les lira : L’Art d’aimer sera un best-seller de l’Antiquité, comment pourrait-elle ne pas en avoir entendu parler ? Alors, dans son Jardin de cendres, elle se souviendra, encore une fois, et refera pas à pas son « chemin de croix ».
Si un Triomphe réussi est un spectacle qui mêle le plaisir à la douleur (définition d’époque), le Triomphe d’Octave sur l’Égypte fut un succès complet. Grâce au beau temps, à la fleur de safran, à l’argent dépensé, aux crocodiles empaillés, aux riches parures des jumeaux, et aux hippopotames en cage présentés dans le butin. Grâce aussi au sang versé, à la terreur des bêtes et des gens immolés, et aux souffrances invisibles de Ptolémée qui se reflétaient dans le désespoir de Séléné.
Elle criait, la petite fille, tantôt vers les mains rouges derrière elle, les mains qu’elle apercevait au-dessus du char et des chevaux blancs, tantôt vers les balcons, les trottoirs, les gradins, vers cette multitude indistincte qui n’avait plus d’oreilles – rien qu’une bouche, une seule pour tous, immense, hurlante et noire : « Lève-toi de ta couche, Cléopâtre ! Ressuscite, Reine des rois ! Basiléôn Basiléia, salope, vas-y, lève-toi ! » À cette bouche obscure et vociférante, l’enfant criait que son frère allait mourir, qu’il ne tiendrait pas jusqu’au bout, qu’il avait chaud, qu’il avait soif, besoin d’ombrelle, besoin d’eau, qu’il brûlait, elle criait qu’il mourait, là devant ses yeux, elle criait, et personne ne l’entendait.