ES SŒURS de Marcellus échevelées, ses sœurs aux tuniques lacérées, marchaient pieds nus comme les pleureuses, en signe de deuil. Derrière le Prince et ses sénateurs, ceux des chevaliers qui représentaient le deuxième ordre de l’État avaient poussé la complaisance jusqu’à imiter les jeunes femmes de la famille : pieds nus, eux aussi, dans les rues du Champ de Mars mal pavées. Il avait plu la veille, leurs manteaux traînaient dans la boue, ralentissant leur marche. Impossible de s’attarder, pourtant : la mort les suivait, les pressait – Marcellus sur son lit d’ivoire, Marcellus qu’on avait baigné de parfums sous son armure d’or parce qu’il « sentait » déjà, avançait, halé vers le bûcher funèbre par les six cents masques de cire de ses dii manes, ses « bons ancêtres ».
Ces fantômes, on ne les disait « bons » que pour les amadouer : on espérait qu’ils voudraient bien faciliter l’accès du défunt au monde sans couleurs et sans joies qui serait désormais le sien. Mais ils avaient l’air terrible, avec leurs visages livides, leurs traits figés, leurs bouches fermées et leurs paupières mi-closes. Six cents morts vivants tiraient un mort allongé. Trois par trois, ils le menaient au tombeau. Trois par trois, comme les Kères, filles de la Nuit, ces striges démoniaques qui font claquer leurs dents autour des mourants, abattent sur eux leurs ongles pointus et se nourrissent de leur sang. Sur le passage de l’affreux cortège, les enfants effrayés se cachaient sous la cape de leurs mères…
Six cents larves, six cents lémures remontés des Enfers avaient envahi la ville à la lueur pâle des torches et au son rauque des cuivres.
Cet enterrement de Marcellus, si singulier à nos yeux, je n’ai jamais pu le revoir sans entendre en même temps la musique que Purcell composa pour les funérailles de la reine Mary : l’appel solennel des trompettes, le roulement sourd des timbales. Une marche lente, ponctuée de martèlements de plus en plus violents, une ligne mélodique simple, soutenue d’un crescendo propre à inspirer terreur et respect.
De la musique antique, on sait peu de choses. Vague idée de l’aspect des instruments. Idée plus vague encore de leur son, et quasi aucune des formes harmoniques mises en œuvre. On peut cependant supposer que, pour accompagner les six cents masques et les huit cents sénateurs, l’orchestre traditionnel de dix musiciens avait été étoffé. À la fanfare funéraire, adjoignit-on des percussions ? Si tel fut le cas, mon Purcell anachronique serait dans le ton…
Quant au reste, je ne le vois que de l’extérieur, comme le vit Séléné.
La princesse d’Égypte, qui n’était pas parente du défunt, ne figurait sûrement pas dans le défilé qui, du Forum au Champ de Mars, traversa la ville en prenant à l’envers le chemin autrefois emprunté par Auguste triomphant : l’enterrement de Marcellus fut le pendant du Triomphe sur l’Égypte, et le Prince accablé marchant à pied derrière la dépouille de son héritier, le revers du Prince couronné d’or qui, sur son char, avait suivi, du Champ de Mars au Forum, ses captifs enchaînés… Comment Séléné n’aurait-elle pas vu dans cette parade funèbre la revanche posthume de son frère exhibé sept ans plus tôt « jusqu’à ce que mort s’ensuive » ?
Pour les épouses des sénateurs et les hôtes de marque, il est probable qu’on avait dressé des tribunes officielles, soit près du temple de César divinisé, face à l’estrade des Rostres sur le Forum, soit, plus au nord, devant le mausolée et le bûcher. J’imagine que Séléné prit place dans l’une de ces loges, accompagnée des jeunes princes de Judée, Alexandre et Aristobule, les fils d’Hérode le Grand, qui lui obéissaient comme à une sœur aînée.
Je me les figure tous les trois debout, au premier rang des tribunes, sages comme des images. Déconcertés, toutefois, par le rituel romain qui se déroule sous leurs yeux : grimaces de l’archimime, chef des figurants, qui, vêtu de la propre toge de Marcellus, singe le défunt en envoyant des baisers à la foule ; barbouillage outrancier – verdâtre, blafard – du visage des femmes endeuillées ; et procession des six cents figurants-fantômes qui écartent leurs bras comme des ailes et volent au-dessus du sol à la façon des chauves-souris et des spectres infernaux.
« Pourquoi les Romains font-ils ça ? » se demandent les jeunes Orientaux, à qui seules les pleureuses, avec leurs seins déchirés et leurs cris sauvages, paraissent familières. Oui, seules ces professionnelles, si prévisibles dans leurs délires, ne troublent pas les fils d’Hérode et la fille de Cléopâtre.
Cependant, l’étrangeté de la cérémonie effraie moins les princes que la disparition trop brutale de leur ancien compagnon de jeu. Et le cercle des intimes partage leur stupéfaction. « En moins de cinq jours ! C’est incroyable », dit Asinius Pollion à Valerius Messala, qu’il croise en compagnie d’Areios, le philosophe particulier d’Auguste, son directeur de conscience.
« Inouï, en effet ! Jamais vu ! ironise le penseur attitré du Maître. L’évènement tient du prodige : un mortel est mort ! Ha, ha ! »
Pollion n’apprécie guère les leçons de sagesse d’Areios. En vérité, il n’apprécie guère Areios lui-même, cet Alexandrin traître à sa cité dont Auguste s’est entiché. « Je n’ai peut-être pas l’esprit assez élevé pour considérer comme toi, mon petit Socrate, la vie des hommes du seul point de vue de l’Univers, rétorque Pollion, mais je ne suis pas bête non plus au point d’avoir cru Marcellus immortel… Si sa mort m’étonne, ce n’est qu’au regard du fonctionnement, tout matériel, des corps sensibles. Il me semble que si l’être animé que nous, ignorants, nommions “fils d’Octavie” avait été, comme tu le prétends, frappé du même bouleversement d’atomes que son oncle, les bains froids l’auraient guéri. Amoureux de la connaissance désintéressée, je m’interroge donc : de quoi a-t-il bien pu mourir, ce jeune homme solide qui touchait au faîte de nos vaines félicités ? »
Si Pollion s’interroge, les bureaux aussi. Et les cours étrangères. Le peuple, lui, croit tenir la réponse : sous les combles des immeubles surpeuplés de l’Aventin, dans les entresols des boutiques obscures, les échoppes du Grand Cirque et les gargotes de Suburre, on ose – d’une voix de plus en plus forte – prononcer le mot « poison ».