SINIUS POLLION se tient dans le grand atrium d’Octavie. Tout le rez-de-chaussée sent l’huile chaude et la saumure de poisson. On prépare déjà les cinq services du dîner et la maison est trop petite pour qu’on ne reconnaisse pas, dès l’entrée, l’odeur des turbots en croûte et du gibier en sauce. Ce soir, la sœur d’Auguste réunit son « cercle » – c’est par ce mot, circulum, que les Romains désignent l’élite intellectuelle dont s’entoure la sœur du Prince. On a prévu trois tables pour les invités. Un dîner à vingt-sept. Comme toujours, Pollion est du nombre, mais il a demandé à voir l’hôtesse en particulier.
Il est encore en tenue de ville, n’a pas changé de chaussures. Un serviteur court vêtu, déjà parfumé, lui apporte une coupe de vin à la rose et un plateau de dattes au poivre pour le faire patienter.
Quand Octavie le reçoit enfin, c’est dans un cabinet privé dont les murs, peints de feuillages et d’oiseaux à la manière alexandrine, donnent l’illusion d’un verger. « Que de chefs-d’œuvre dans cette maison ! dit Pollion qui a eu tout le temps d’admirer, près du bassin de pluie, les aiguières ciselées du vaisselier. Je ne me lasse pas de contempler la coupe d’onyx que ton frère t’a rapportée d’Égypte… Mais la plus belle pièce de la collection, c’est assurément sa propriétaire ! » Octavie est habituée aux compliments de Pollion, à ses plaisanteries, et même à son franc-parler. « J’ai servi la République, rappelle-t-il parfois, puis ton mari qui n’était pas républicain, puis ton frère qui l’est encore moins, sans jamais cesser de dire ce que je pensais. Ou à peu près… » Elle l’aime beaucoup. Elle sait qu’il l’aime aussi – presque trop.
« Venons-en au fait, Pollion, je suis pressée, je n’ai pas encore passé ma robe de banquet et on ne t’a pas lavé les pieds. Mes invités commencent à arriver, et nous serons en retard. »
Du pli de sa toge, Pollion tire sa mappa, sa serviette de table personnelle qu’il déplie et dont il sort un petit rouleau. Sans étiquette. « J’ai retrouvé ça dans ma bibliothèque. Par hasard. Un magasinier distrait l’avait rangé dans le même “nid” que La Guerre des Gaules.
– Bien sûr, bien sûr, tout le monde sait, n’est-ce pas, que les livres ne t’intéressent guère et que les rouleaux s’entassent chez toi dans le plus grand désordre… »
Octavie commence à dérouler le volume, et, sans surprise, reconnaît des vers à Cythéris. Des vers de Gallus à sa maîtresse enfuie vers le nord, des vers encore pleins de tendresse pour celle qui le trahissait : « Seule, sans moi, tu vois les neiges des Alpes et les glaces du Rhin. Puisse le froid ne te causer aucun mal… »
« Je te laisse juge de ce qu’il faut en faire, dit Pollion.
– Ce qu’il faut en faire, tu le sais aussi bien que moi, tu connais les lois. Quant à ce que je vais en faire, je ne le sais pas. Pas plus que toi.
– Il y a un seul endroit dans tout l’Empire où personne ne viendra chercher un…
– Évidemment ! Et c’est pour ça que je me trouve obligée de recueillir les restes de tous ceux qu’on nous défend de nommer ! Me voilà chargée de protéger Iullus, le fils de, mettons, Fulvia. Et Séléné, la fille de, disons, Cléopâtre. Et maintenant Cythéris, qui fut la maîtresse de, enfin du mystérieux géniteur de mes filles, et la muse de, comment dire, un célèbre ami de Virgile ? Crois-moi, Pollion, tous ces détours de langage et ces surcroîts d’embarras m’épuisent ! »
Elle se souvient de Cythéris. Du temps où la danseuse était la maîtresse de Gallus et où elle, Octavie, n’était que la jeune épouse du vieux Caius Marcellus, elle était allée la voir au théâtre, l’entendre même, car, à cette époque, l’actrice accompagnait encore sa danse de son chant. Cythéris créait, cette semaine-là, un nouveau spectacle, la sixième Bucolique de Virgile. Était-ce son mari qui avait été curieux de l’applaudir (on disait le ballet très osé) ou bien elle, l’honnête épouse, qui se demandait à quoi ressemblait la courtisane que Marc Antoine, l’allié de son frère, avait renvoyée pour convoler avec Fulvia ?
En tout cas, Cythéris, peu vêtue, avait exécuté de façon charmante la danse d’Æglé, la nymphe des eaux mutine et provocante qui barbouille le front du vieux Silène de jus de mûres. Il y avait dans ses attitudes une extrême fraîcheur, presque de l’innocence… C’était à la fin du ballet que les choses se gâtaient. Cythéris ne chantait pas les quinze derniers vers du poème : trop de tambourins dans l’orchestre. Un acteur au timbre puissant disait le texte à l’avant-scène, l’actrice se bornant à mimer la danse de Pasiphaé avec le taureau. Mais quelle danse ! Si explicite qu’elle en devenait gênante : la manière dont la danseuse se déshabillait peu à peu, dont son corps se tordait de désir, les gestes dont elle enveloppait son taureau invisible, l’ivresse de leur accouplement contre nature… Sur les gradins, les hommes avaient l’illusion de la posséder, les femmes haletaient avec elle. Octavie ne savait quelle contenance adopter – voilà donc ce que cette même femme, avec Marc Antoine… Son vieux mari avait applaudi très fort. « Du grand art ! » disait-il. Et sur le front de l’ancien consul perlaient des gouttes de sueur. C’est ce soir-là sans doute qu’ils avaient conçu Claudia… Moins d’un an après elle était veuve, et déjà remariée. Avec l’ancien amant de Cythéris. Dont il lui semble entendre encore la voix moqueuse : « Contre nature, Octavie ? En es-tu sûre ? Ce qui nous rend heureux peut-il être contre nature ? » La danse de Pasiphaé et du taureau…
Elle en a presque oublié son dîner, sa maison, Pollion. Pollion qui insiste : « Je ne te demande pas de sauver Cythéris. Qui se soucie d’elle ? Ce qui est digne de survivre, en revanche, c’est…
– J’ai compris. » Elle ferme le rouleau, le glisse dans la ceinture de sa tunique. « Plus un mot… Allons nous changer pour le dîner. Dès la gustatio, pour vous mettre en appétit, je vous ferai entendre une petite chanteuse arabe. Tu verras, c’est curieux. Et au second service, pour l’intermède comique, j’aurai Bathylle lui-même, notre dieu de la scène… Va vite, Pollion, et oublie les morts.
– Impossible : j’écris mes Mémoires. » Il a soudain l’air gêné. « J’écris l’histoire de nos guerres civiles… »
Elle s’arrête, le dévisage, soupire « Tant pis pour toi ». Et elle lui rend le rouleau.