LÉOPÂCLE, Cléopâcle-Séréné ! C’est tliste. Ton Arexantle est mort ! Tu te souviens d’Arexantle-Hélios ? Tlès mort. Le pauvle ! »
Julie imite, Julie persifle, Julie chante, plaisante, se déchaîne, mais, comme les autres, elle reste hantée par les cris d’Alexandre. Elle a peur. C’est allé trop vite, aucun des enfants n’a eu le temps de comprendre : le matin, le petit Égyptien jouait à la balle et, le soir, il était mort. Entre les deux, il avait beaucoup crié.
Oh, comme il criait ! Même quand les esclaves l’eurent transporté à l’autre bout de la maison, on continuait à l’entendre hurler de douleur. On l’entendait jusqu’au fond du jardin des Paons et dans le péristyle des Ifs, où, sous la terrible férule de leurs pédagogues, les enfants s’appliquaient à réciter.
S’appliquaient de moins en moins, d’ailleurs. Les filles frissonnaient. Même Tibère, déjà assez fort pour percer une pomme en y enfonçant le pouce (les Romains adorent ce genre de tour), même ce « grand » Tibère n’en menait pas large, le regard plus opaque que jamais, et le silence, plus serré. Crassicius, un ancien familier d’Antoine, resté dans la famille comme précepteur de Iullus, tâchait d’occuper les plus âgés en leur expliquant un vieux poème latin. Mais personne, ce jour-là, pas même son élève qui versifiait déjà à merveille, ne se souciait de poésie. On avait dû donner deux fois le martinet à Prima. Marcella tenait serré contre elle le plus jeune fils de Livie, Drusus, qui tremblait. À trois reprises, un esclave du médecin était venu chercher Séléné. Lorsque ensuite la fillette rejoignait en silence son tabouret et reprenait sa tablette sur ses genoux, tous les yeux se détournaient. Seule Julie, profitant de sa réputation d’écervelée, se permettait des commentaires. « C’est son frère qui la demande… », chuchotait-elle à sa cousine Antonia, ou, à voix haute et secouant ses bouclettes : « En voilà du bruit pour une colique ! Si je pleurais aussi fort dès que j’ai mal au ventre, le Prince mon père me priverait de petits pâtés… »
Vers le soir, les cris avaient faibli. Les enfants ne savaient pas s’ils devaient s’en réjouir ou s’en inquiéter. Leurs grammairiens, à bout de nerfs, leur tapaient sur les doigts pour un oui, pour un non. Tous étaient épuisés, comme si un chien leur avait jappé aux oreilles toute la journée… Pendant la nuit le silence se fit, enfin. Jusqu’au moment où éclatèrent les hurlements de Cypris… Réveillés en sursaut, les enfants furent enfournés trois par trois dans des litières et conduits à la villa de Mécène. Séléné n’était pas du voyage.
Quand ses compagnons de jeu la revirent deux jours après, elle portait une écharpe brune sur une robe violette et avait les cheveux dénoués.
Plus personne ne prononça le nom d’Alexandre-Hélios, prince d’Égypte, roi d’Arménie et empereur des Parthes. Sauf Julie, par étourderie ou par défi. La fille d’Octave ne parvenait pas à chasser de sa mémoire les cris sauvages du mourant. Si, dans le jardin du fond, les paons se mettaient à crier, s’ils lançaient leur appel désolé, pareil à la plainte d’un enfant ou aux lamentations d’une pleureuse, elle se prenait la tête dans les mains en se plaignant que les ongles d’un fantôme lui déchiraient la peau…
Comme tout le monde, Octavie avait d’abord pensé à un empoisonnement. D’autant que le petit garçon lui-même, dans ses souffrances, criait qu’il était empoisonné. Il repoussait les médecins, s’accrochait à sa sœur, lui répétait, entre deux râles, que les Romains l’assassinaient. On essayait bien de le faire vomir : la nourrice égyptienne lui écartait les mâchoires tandis qu’un autre esclave, avec une plume, lui chatouillait l’arrière-gorge ; mais il avait beau être secoué de nausées, il n’avait plus grand-chose dans l’estomac. Son ventre était dur comme du bois.
Empoisonné… Octavie est sûre, en tout cas, que la fillette s’en est persuadée. Comme toute la maisonnée. Les accusations du garçon, entrecoupées de haut-le-cœur et d’appels au secours, ont terrifié les témoins.
Empoisonné. Octavie essaie maintenant d’examiner cette hypothèse sans émotion. Elle se rappelle les accusations portées contre son frère pendant la guerre civile : à l’époque, on lui reprochait d’avoir fait empoisonner à Pérouse deux anciens consuls qui le gênaient… Alors, Alexandre-Hélios, ce bel enfant, empoisonné lui aussi ? Mais pourquoi ? Et qui, dans ce cas, aurait-on cherché à éliminer ? Le dernier fils de Cléopâtre ? ou le fils d’Antoine ?
Voyons, si le Prince son frère avait voulu décapiter la lignée des Antonii, il s’en serait d’abord pris à Iullus ! Iullus, le fils cadet d’Antoine et de Fulvia. Iullus qui lui a été confié tout bébé, à la mort de sa mère, pour qu’elle l’élève avec son propre fils. Iullus que son affection a préservé jusqu’ici du sort cruel d’Antyllus, son frère aîné… Quant aux rejetons de Cléopâtre, les deux derniers Ptolémées, à quoi bon les supprimer maintenant que l’Égypte est enchaînée, la Syrie, agenouillée, la Judée, apaisée ?
De toute façon, le médecin Musa assure avoir déjà vu des enfants en bonne santé foudroyés par une colique sèche, comme celle qui vient d’emporter le rayonnant Alexandre-Soleil, l’Égyptien blond au profil si pur, aux cheveux si doux.
Octavie, rassurée, s’est donc bornée à faire purifier sa maison souillée par cette mort prématurée : les funérailles expédiées (de nuit, aux bougies, comme il convient pour un garçon impubère), elle a fait brûler du soufre dans chaque pièce afin d’en chasser les esprits mauvais. Avant qu’on ne ramène les enfants de chez Mécène, elle a couvert l’autel domestique de boules d’encens qui réveilleront de leur parfum les dieux protecteurs assoupis… Puis elle a jeté par-dessus son épaule les fèves noires destinées à racheter la vie des survivants et ordonné de sacrifier son plus beau paon pour apaiser l’âme du pauvre défunt : « Ne reviens jamais, enfant. Efface-toi sans nous troubler. »
À présent, elle attend Cléopâtre-Séléné dont la raison, au dire des servantes, est ébranlée par la mort si rapprochée de ses deux jeunes frères. Elle voudrait lui ordonner « Trêve de larmes ! », mais ce serait inadéquat, Séléné n’a pas pleuré.
Quand la petite arrive du quartier des enfants, toute menue dans sa robe violette, elle lui prend les mains et dit seulement : « Regarde-moi, Séléné. J’ai perdu, il y a trois ans, quelqu’un que j’aimais tendrement. Séléné, regarde-moi bien : je n’ai même pas un cheveu blanc. C’est la preuve qu’on ne meurt pas de chagrin. »