A MER est la patrie de ceux qui n’en ont plus. À Baulès parfois, en regardant les vagues, Séléné croyait reconnaître quelque chose d’Alexandrie.
Que cet incessant mouvement de la mer dût être, au bout du compte, le seul point fixe de sa vie, elle ne pouvait déjà l’imaginer, ni que les jours vécus entre Baïès et Capri lui paraîtraient plus tard, dans la longue nuit de son enfance, brillants comme des diamants. Souvenirs sans drames, souvenirs anodins que le temps pare de ses scintillements et que, devenues vieilles, les sœurs ou les cousines évoqueraient entre elles avec attendrissement : « Te souviens-tu du jour où… »
Elle se souviendrait du jour où la petite Antonia avait réussi à accrocher des boucles d’oreilles aux murènes qu’on conservait dans le grand vivier, derrière les cuisines. Ces anguilles aux dents de requin, ces gros serpents à tête de bouledogue qui avaient la réputation de dévorer vivants les pêcheurs imprudents et les esclaves fautifs, Antonia, en secret, avait réussi à les apprivoiser. Au point de pouvoir, entre deux caresses, attacher des perles à leurs ouïes… Octavie, informée de cet exploit, avait poussé les hauts cris : « Cette enfant est folle ! Est-ce qu’on risque sa vie par jeu ? Ah, tu te crois maligne, Antonia, tu es contente d’étonner le monde, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne t’admire pas, moi ! Non, je ne t’admire pas ! », puis, à mi-voix et en tremblant : « Dieux du ciel, cette petite tient de son père – un courage inutile, le goût du défi… Elle se perdra ! » Fâchée, la Domina avait fait copieusement fouetter la domesticité, la nourrice surtout, coupable de négligence. Suspendue par ses tresses à l’arbre stérile pendant plus de trente heures, la bonne femme avait fatigué de ses cris perçants les voisins de la villa et gêné leur sommeil. Du coup, la prouesse d’Antonia s’était ébruitée. On en parlait sur toute la côte comme d’un fait d’armes : tout juste si la « nièce d’Auguste » ne surpassait pas en courage les dompteurs de lions… Octavie ne put empêcher qu’on vînt de Cumes, de Naples et même d’Herculanum, pour admirer ses murènes apprivoisées.
À onze ans, Antonia entrait ainsi dans l’Histoire. Elle n’en sortirait que soixante-dix ans plus tard, mère et grand-mère d’empereurs, honorée du titre exceptionnel d’Augusta (la fille de Marc Antoine, Augusta !). « Je ne ferai jamais rien comme personne », prévenait la fillette dès cet été-là. Elle tint parole. Oui, Séléné se souviendrait parfaitement du jour où sa demi-sœur Antonia…
« Et le jour où nous nous sommes toutes enfermées dans les latrines pour pouvoir bavarder sans témoin, tu t’en souviens, Séléné ? Et comment Claudia et Julie ont profité de l’aubaine pour nous apprendre un tas d’horreurs, tu te rappelles ? »
La surveillance constante dont les jeunes filles étaient l’objet avait beaucoup développé leur inventivité : laquelle d’entre elles eut, la première, l’idée des latrines ? Séléné ne le savait plus. Mais elle se souviendrait parfaitement qu’à Baulès « la rotonde » ne comportait que cinq places assises. Trop peu convivial pour permettre aux poètes d’y déclamer leurs vers et aux philosophes d’y prêcher, l’endroit présentait l’avantage d’afficher très vite complet. Aussi, un après-midi, les filles convinrent-elles d’en occuper toutes ensemble les sièges de marbre. C’était le seul lieu où leurs chaperons, se bornant à leur distribuer les éponges, ne les suivaient jamais. Le murmure de l’eau courant sous les sièges, et les crachotis de la fontaine au centre de l’édicule, domineraient le bruit de leur conversation.
Antonia et Claudia, qui avaient déjà l’habitude d’y venir chaque soir à cette même heure, s’installèrent comme d’ordinaire et, par souci de vraisemblance, firent leurs besoins tandis que les autres s’asseyaient sur le marbre sans relever leurs tuniques. Claudia ayant lâché l’un de ces bruits qu’ailleurs on dit incongrus, Prima, bonne connaisseuse des classiques grecs, cita Aristophane : « Parapappax ! », et Antonia, plus latine, s’écria : « Cacatora ! » Julie, qui avait plus de vocabulaire que toutes les autres réunies, dit calmement : « Claudia pète à s’en faire exploser la figue.
– Oh, Julie !
– Quoi ? Ce n’est pas beau ? Mais c’est une citation d’Horace ! Un des poètes que Mécène pensionne pour chanter la gloire de mon père. Mon grammairien n’ose pas m’interdire la lecture d’un écrivain si bon courtisan, tu penses !, mon père en serait trop fâché. Quoique, occupé comme il l’est, je doute que “le Prince” ait jamais déroulé les œuvres complètes de son lèche-bottes attitré !
– Est-ce qu’il en dit d’autres, Horace, des gros mots ? s’enquit Antonia, intéressée.
– Évidemment. Tous les poètes en disent. Comme je lis beaucoup, j’en sais des quantités. Des injures, surtout.
– Moi aussi, je connais des injures », intervint Claudia. Aînée du groupe, elle ne voulait pas se laisser distancer : « Je connais “pédé”, cinaedus, nos esclaves le disent tout le temps, et fascinosus. Pour désigner, ajouta-t-elle en minaudant, ce que nous ne devons pas nommer…
– Moi, pour les vilains mots, dit fièrement Antonia, je sais pipinna, “zizi”. »
Moue dédaigneuse de Claudia… Alors, Antonia, piquée au vif, Antonia, la dompteuse de murènes : « Et pedicare, oui, “enculer”, ça, je le sais aussi ! »
Julie jeta à ses cousines un regard de commisération : même les fils d’Hérode, plus jeunes et, de surcroît, étrangers, connaissaient sûrement ce vocabulaire basique ! Même Drusus, devenu si docile et prudent, Drusus dont on lui donnait maintenant la sagesse en exemple, devait en savoir trois fois plus que la chère Claudia, qui allait bientôt fêter ses seize ans. L’« enrichissement lexical » faisait, il est vrai, partie de l’entraînement militaire des garçons… Pourquoi n’était-elle pas un homme ? Son père aurait été comblé ! Elle aussi : elle détestait filer la laine…
« Et toi, Séléné, demanda-t-elle brusquement, qu’est-ce que tu sais ? »
Séléné n’était pas très à l’aise ; elle avait beau goûter le bonheur d’être enfin admise dans les conciliabules de « la famille », elle n’aimait pas les plaisanteries scatologiques, encore moins les grivoiseries. Tout ce qui tenait au sexe lui paraissait salissant. L’éducation, chez elle, l’avait définitivement emporté sur l’hérédité, et la sévérité d’Octavie sur le joyeux laisser-aller de ses parents. Et puis il y avait le souterrain… Elle fit un effort pour prononcer mentula (que, plus tard, le dictionnaire Gaffiot traduirait décemment par « membre viril »). Après quoi, elle invoqua sa connaissance incomplète du latin pour s’arrêter. « Si tu préfères, dis-nous ces choses en grec, proposa gentiment Prima, on comprendra… Moi, ajouta-t-elle par association d’idées avec mentula, moi je sais cunnus.
– C’est quoi, cunnus ? lui demanda sa petite sœur.
– Ce que ton mari aimera le mieux chez toi, trancha Julie. Si, du moins, il n’est pas un “épilé-du-cul”… »
Claudia s’esclaffa, et Antonia qui n’avait rien compris rit de confiance. « Chut ! gronda Prima. Si les mouchards de Mécène nous entendaient… Fais-nous encore des parapappax, Claudia, pour couvrir nos voix. »
Dans un murmure, elles se racontèrent ensuite les amours de leurs esclaves (la baigneuse de Julie avec le cordonnier de Marcella) et se donnèrent quelques « vraies » nouvelles d’Espagne : « Ça va mal là-bas, mal pour nous ! », « Il paraît, Julie, que ton père est malade ? qu’il s’est retiré à Tarragone ? très loin du front, à ce qu’on dit ? », « Marcellus non plus ne s’habituait pas aux longues marches, l’oncle Auguste l’a rappelé à Tarragone », « Mais Tibère, lui, est un excellent soldat ! », « Le Prince a nommé Juba roi… Juba, tu sais, ce bel officier maure qui commande les auxiliaires africains, il vient d’empêcher une déroute devant les Basques », « De tous les aides de camp, c’est quand même Tibère le plus courageux », « Idiote ! Qu’est-ce que tu y connais, toi une Égyptienne, à l’art de la guerre ? ». Elles revinrent à des sujets qu’elles maîtrisaient mieux – les nouvelles robes, forcément ridicules, des « vieilles amies » de Livie, et la vie tumultueuse des courtisanes venues à Baïès prendre les eaux avec leur cortège de banquiers.
L’une des porteuses d’éponges qui les attendaient dehors finit par s’impatienter et toqua à la porte. « Inepta ! Je suis constipée, lui lança Julie, laisse-nous en paix, sotte, ou je vais te dire des injures ! », et, pour amuser les autres et parfaire leur éducation, elle ajouta en chuchotant : « Insulsa ! Pouffiasse ! Si tu me déranges encore, vilaine, je t’écarterai les jambes et, par l’ouverture, j’enfilerai des radis noirs ! » (Si, si, c’est bien ce qu’a dit Julie : attractis pedibus patente porta percurrent raphani.) « Oh, quoi, la princesse Séléné est choquée ? Elle rougit ? Mais, ma jolie, c’est encore de la poésie. Du Catulle, cette fois ! Et, dans son épigramme, il fait ces choses-là à un garçon, figure-toi ! Il faut lire davantage, Séléné, crois-moi. Il est vrai que toi, tu ne lis que ce que tu peux chanter… À ce prix-là, ma pauvre, je ne suis pas jalouse de ta voix ! »
Les filles entre elles, lorsqu’elles sont nombreuses, parlent plus crûment que les garçons. Et les jeunes Romaines de ce temps-là, bien qu’élevées dans un idéal de pudeur (la fameuse pudicitia), avaient sans cesse sous les yeux de quoi s’instruire dans « l’impureté ». On voyait partout le sexe des hommes – peint ou sculpté à l’entrée des maisons pour éloigner le « mauvais œil », ou dressé comme un pieu rouge dans les jardins afin d’effrayer les oiseaux et les voleurs de pommes. À chaque coin de rue, des Priapes très priapiques promettaient aux femmes la fécondité, aux marchands la chance, et aux cambrioleurs un empalement viril, dûment légendé : « Ce sceptre, que les filles recherchent, s’enfoncera bien à fond dans les boyaux du voleur, je vous préviens ! »
Il y avait aussi, sur les parois des temples et des palais, sur les mosaïques, les tapis, les lampes, les meubles, et jusque sur la vaisselle, des « scènes mythologiques », c’est-à-dire pieuses : aucun dieu antique, Diane mise à part, ne se voulant chaste ni pudique, tous débordaient d’énergie pour s’accoupler. On trouvait sur les murs autant de Jupiters en goguette qu’on verrait plus tard de crucifix chez les dévots. Pas un coin de chambre où l’on ne pût faire son instruction religieuse en admirant des satyres en rut et des nymphes violées.
Sans parler des graffitis obscènes, surabondants dans les lieux publics ; des Chiens, que la philosophie de leur secte poussait à se masturber sur les places publiques ; ni, dans les intérieurs chics, de ces collections, les erotica, dont la mode venait d’atteindre Rome – des tableautins aussi précis que réalistes, importés d’Alexandrie par les riches sénateurs et réalisés par les plus grands peintres pour illustrer les positions de l’amour.
Bref, les adolescentes de cette époque, si elles n’étaient pas moins vierges que les vestales, n’étaient pas aussi naïves que des couventines. Prisonnières d’une éducation contradictoire qui leur enjoignait en même temps d’admirer Lucrèce (qui, violée, s’était suicidée pour fuir le déshonneur) et d’adorer Vénus (qui ne faisait pas tant d’embarras), elles oscillaient entre le tout-permis et le tout-interdit.
Voilà pourquoi Julie, qui symboliserait plus tard la première voie, appelait un chat un chat, et pourquoi Séléné – sans connaître autant de polissonneries que ses parents dont la verdeur de langage avait été réputée – n’était pas vraiment une oie blanche. Enfin « blanche », si, sûrement, mais rien d’une oie.
Cependant, ces séances d’information mutuelle dans les latrines – qui, par la suite, lui laisseraient un souvenir attendri (« Tu te souviens, Prima, du jour où… ») – la jetèrent d’abord dans un grand trouble.
Passé le plaisir vif de la désobéissance, et l’intérêt politique des nouvelles échangées, elle eut bientôt l’impression qu’en participant à ces conciliabules elle trahissait la confiance d’Octavie, seul être au monde qu’elle pût respecter. D’ailleurs, quand on abordait ces sujets, elle n’était pas sûre de bien savoir à quel moment il fallait s’ébahir ou, plus dessalée, rire franchement. Les mots de Julie, elle les retenait, mais sans toujours voir à quoi ils se rapportaient ; parce qu’elle était étrangère, pensait-elle… En vérité, pas plus qu’à Canope sept ans plus tôt, elle n’établissait de lien entre la représentation rituelle de la sexualité et ses réalités cachées.
Tourmentée d’une vague culpabilité, partagée entre la crainte de paraître niaise et la peur de deviner ce qu’elle préférait ignorer, elle s’arrangea bientôt pour échapper aux réunions de la rotonde. « Oh, notre Égyptienne fait sa mijaurée ! lui lança un jour Claudia. J’ai compris. Tu n’aimes pas les poètes que cite Julie… Tu les trouves sans doute trop romains !
– Oh non, protesta naïvement Séléné, j’adore vos poètes quand ils parlent d’amour…
– Vraiment ? Et de quoi d’autre parlons-nous, petite gourde ? »