A LUMIÈRE, enfin ! La lumière de la mer. Le Maître a quitté l’Italie, les « dames de Rome » ont quitté le Palatin, et la lumière revient. D’un blanc incandescent. Comme si l’on avait allumé des chandeliers en cristal sur une table en argent.
D’abord, Séléné en reste aveuglée. Puis, à leur rire aigu, elle devine la blancheur des mouettes ; à leur claquement sourd, les voiles des barques qui lèvent l’ancre. Elle respire l’odeur fraîche des cordages mouillés et des filets qui sèchent sur le rivage. Peu à peu, elle commence à distinguer à ses pieds l’ondulation des vagues ; et quand enfin elle lève le visage vers le ciel, le bleu – un bleu royal – lui entre dans les yeux. Alors, encore une fois et malgré elle, elle recommence à vivre. Comme un lotus qu’on rend au fleuve, comme un navire que pousse le vent.
Elle a quatorze ans ; face à la baie de Naples, elle va connaître trois années d’un bonheur imprévu : Octavie vient d’acheter sur le golfe, à Baulès, une maison de plaisance qui appartenait autrefois au riche Hortensius, ami de Cicéron, dont le petit-fils, réduit à la misère par les saisies qui ont frappé la fortune des républicains, vend les derniers biens.
De son côté, Livie a aménagé au bout de la plage de Baïès, trois kilomètres plus loin, la propriété d’un sympathisant d’Antoine dont Octave s’était emparé en rentrant d’Égypte. L’île de Capri (acquise à la même époque sur un coup de tête), Livie l’admire volontiers de ses fenêtres, mais elle refuse d’habiter sur ce rocher sinistre – elle aime trop la société.
Loin des regards du petit peuple romain, les deux belles-sœurs peuvent enfin suivre les conseils de Vitruve et sacrifier aux luxes de la modernité : leurs villas, dont les longues colonnades et les baies vitrées ouvrent sur la mer, sont agrémentées de jardins en terrasses, de viviers, de bains chauffés, de volières, de piscines d’eau de mer et d’eau douce ; les appartements sont décorés « à l’égyptienne » – une nouvelle mode qui fait fureur : paysages exotiques (avec palmiers, chameaux et obélisques) ou scènes champêtres de bergers célébrant des noces rustiques à l’ombre des bosquets. Finis les faux marbres, fausses pierres, panneaux noirs, cours couvertes, pièces sans fenêtres et murs compacts. Plus rien ici n’est fermé, tout regarde ou reflète le dehors.
Et ce dehors est enchanteur : face aux villas, les îles et le Vésuve, au loin, couvert de vignes ; à droite, le cap Misène avec son port militaire ; à gauche, Pouzzoles et le promontoire du Pausilippe, qu’entaillent les anciens viviers de Lucullus et un théâtre en plein air ; enfin, derrière l’étroite bande littorale, le lac Lucrin, immense, et, juste au-dessus, plus mystérieux, le lac Averne, avec ses sources d’eau chaude, ses forêts, ses fontaines thermales et ses grottes sacrées.
Pour Livie, pour Octavie, pour toutes les Romaines fortunées qui ont fait de cette côte leur destination favorite, la vie passe comme un jour : on se baigne, on court sur la plage, on prend les eaux ; on se promène sur la digue entre lac et mer, ou d’une île à l’autre à travers la baie ; on se reçoit, on s’offre des concerts, des lectures, des dîners ; on boit les vins de Pompéi, on mange les oursins de Misène et les huîtres du Lucrin, on se couche à l’aube… et on recommence le lendemain.
Évidemment, sur ce rivage béni des dieux et chéri des hommes, il est plus difficile de tenir les filles qu’à Rome ; et des filles, la sœur et la femme d’Auguste en ont une trôlée à gouverner. Tous les garçons sont à la guerre, à part le petit Drusus et les deux fils du roi Hérode ; mais le « gynécée » a récupéré l’aînée d’Octavie, Marcella, avec ses deux bébés et sa belle-fille de huit ans, Vipsania : leur grande maison des Carènes vient de brûler.
Marcella n’en semble pas trop affligée. Elle ne supportait plus de partager ce palais avec Valerius Messala qu’Auguste avait nommé préfet de la Ville. Déjà grande lorsque Octavie avait épousé Marc Antoine, Marcella gardait de bons souvenirs de son beau-père et elle n’avait pas aimé les moqueries dont l’avait accablé Messala en changeant de parti. C’était lui, le transfuge, qui, autrefois, avait fait courir le bruit qu’Antoine, perverti par la mollesse orientale, se servait d’un pot de chambre en or – un argument politique de haute volée ! D’ailleurs ce Messala, après avoir beaucoup flatté Octave et beaucoup obtenu de lui, profite aujourd’hui de l’absence du Maître pour ruer dans les brancards. Ne vient-il pas de démissionner avec éclat de son poste de préfet en prétendant qu’on exige de lui des actions contraires aux principes républicains ? On se croirait revenu aux ides de mars ! Nul doute, songe Marcella, que le Prince appréciera à sa juste valeur ce coup de pied de l’âne décoché au moment précis où il se trouve en situation difficile : le front espagnol s’étire, il est maintenant aussi long, paraît-il, qu’il y a de distance entre Naples et Mantoue ; et les rebelles basques, qui continuent à éviter toute bataille rangée, harcèlent les légions, les coupent de l’arrière et les grignotent peu à peu – oui, vraiment, l’instant est bien choisi pour faire la morale à ce pauvre « oncle Auguste » !
Messala. Messala Matella, Messala « Pot de chambre », c’est ainsi que la fille aînée d’Octavie a surnommé le félon, au grand amusement de ses sœurs ; chaque fois qu’elle croisait ce fourbe, ce patricien véreux, dans leur maison des Carènes, elle avait envie de lui cracher son mépris à la figure. Agrippa, son mari, la raisonnait : « Messala n’est pas pire qu’un autre, ma chérie. Il fait partie de ces politiciens de deuxième catégorie qui pensent que les trahisons bien conduites font les carrières bien menées. Et c’est vrai, d’ailleurs. Vrai pour eux. Parce que, précisément, ils sont de deuxième catégorie… Mais ton oncle, lui, est un homme d’État, qui n’a rien à craindre d’un Matella. Au contraire, ce genre de fripouille l’amuse. C’est comme Plancus… Ils connaissent une foule d’histoires drôles. Et tant de ragots ! »
Décidément, elle ne comprendrait jamais les gouvernants. On dirait que la médiocrité morale de leurs amis, et même leur inconstance ne les gênent pas. Jusque dans l’amitié, ils font la part du feu… Mais le feu, lui, est moins partageux : la maison des Carènes, il l’avait voulue tout entière ! Marcella s’en réjouissait, elle ne verrait plus « Pot de chambre ».
Car, en apprenant la nouvelle de l’incendie, le Prince, du fond de ses Espagnes, avait aussitôt offert l’asile de sa propre demeure à son ami Agrippa ; mais à Valerius Messala, rien – puisqu’il faisait un accès de pureté républicaine, il pourrait coucher dans la rue, n’est-ce pas ? En attendant qu’on ait reconstruit les Carènes à son goût, Marcella avait trouvé refuge chez sa mère, à Baulès. Pour la plus grande joie de ses sœurs, demi-sœurs et cousines, qui espéraient de leur aînée quelques éclaircissements sur l’état, aussi mystérieux qu’excitant, de « jeune mariée ».
Dès que le soleil descend sur l’horizon (une jeune patricienne doit protéger son teint), elles sont plusieurs à se baigner dans la piscine d’eau douce. Nues, comme c’est l’usage.
Bientôt elles se livrent à des comparaisons. « Je me trouve affreuse, gémit Claudia, tous ces poils… J’en ai de plus en plus. Et partout !
– Bah, dit Julie, aucun homme ne les verra : on t’épilera avant le mariage. Et chaque jour, jusqu’à ce que tu sois veuve !
– Il paraît que c’est très douloureux, s’inquiète la petite Antonia.
– Pas forcément. On chauffe des cires… des cires capables de déraciner les forêts, explique poétiquement Marcella. Il existe aussi des onguents épilatoires, à base de miel et de sang de thon.
– On prétend qu’ils donnent des boutons, dit Prima, il faut s’en méfier…
– Alors, ma chère, tu devras t’accommoder de la vieille méthode, qui est la pire de toutes : la pince à épiler. Comme les hommes élégants chez le barbier ! Ah, vous avez peur de souffrir, mes petites poupées, mais croyez-vous qu’il soit plus agréable pour nos maris de se faire arracher les poils du menton ?
– Marcella a raison. Pour nous plaire, les hommes endurent mille morts eux aussi, conclut Julie. Mais, ajoute-t-elle après un temps de réflexion et avec une moue charmante, je crains quand même que, faute d’avoir été exposé au vent des combats, mon “menton” d’en bas soit plus douillet que leur menton d’en haut… »
Cris d’effroi des jeunes filles ravies : « Oh, Julie ! Si ton père t’entendait !
– Mais il m’entend, répond Julie en désignant la rangée d’esclaves, mâles et femelles, qui attendent au bord de la piscine avec leurs draps de bain déployés. Jusqu’aux bords de l’Océan, jusqu’aux rivages d’Ultima Thulé, mon père m’entend ! », et elle rit en tordant sur sa nuque ses cheveux mouillés.
Les autres savent qu’elle fait allusion à la lettre du Prince qu’un de leurs amis vient de recevoir : sur la digue du lac, en se promenant toutes ensemble, elles avaient reconnu un jeune cousin de Domitius, qui déambulait lui aussi en compagnie ; le garçon s’était approché d’elles pour les saluer et, par politesse, leur avait fait un brin de causette – rien que de très convenable, le beau temps, la joie d’être à Baïès… Un mois plus tard, « l’imprudent » recevait des Asturies une lettre cachetée du terrible sceau au sphinx. « Je m’étonne, écrivait Auguste au jeune patricien, que tu aies pris la liberté d’aller saluer ma fille à Baïès. » Pas un sourire de cette adolescente qui ne soit consigné par des indicateurs, puis commenté par Livie à l’intention d’Auguste…
Séléné profite de l’émotion causée par les provocations de Julie pour gagner en quelques brasses le bout de la piscine et sortir de l’eau. Toutes les filles du Palatin nagent bien – une marque de bonne éducation. Elles ont appris la natation dans la plus belle piscine de Rome, la seule qui soit chauffée, celle des Jardins de Mécène.
Ce soir, Séléné a hâte de se rhabiller, elle n’a pas envie que les autres commentent une fois de plus ses formes. Ou, plutôt, son absence de formes : « Comment se fait-il que ta poitrine ne pousse pas ? Alors que ta mère, d’après ce qu’on dit… » ou, quasi envieuses : « Toi, au moins, tu n’as pas encore besoin qu’on t’épile !
– De toute façon, elle n’en aura jamais besoin, lance Claudia, puisqu’on ne la mariera pas. »
Un esclave syrien a enveloppé Séléné d’un grand drap et la frictionne pour la sécher. Elle n’aime pas que le regard, les mains d’un esclave se posent sur son corps nu. Bien sûr, un esclave n’est pas un homme, mais, pour les soins du bain et de la chambre, elle préférerait des eunuques, comme à Alexandrie – pourquoi les Romains nourrissent-ils de telles préventions à leur égard ?
« Où vas-tu ? lui demande Marcella que sa mère a chargée de surveiller la jeune troupe.
– Chanter, dit Séléné. Courir sur les terrasses et respirer avant de chanter. D’après mon citharède, je dois muscler mes poumons pour mieux suivre la cadence de La Mort de Niobé…
– Attends ! » À son tour Marcella sort du bain, elle a encore le ventre rond des jeunes accouchées. « Laisse-moi te parler comme une sœur aînée : tu chantes trop. Trop de gymnastique grecque et trop de chant, Séléné. Il faut que tu saches, poursuit-elle en baissant le ton, que toutes ces pratiques dont tu abuses t’empêchent de devenir femme, tes seins ne se développeront pas tant que tu t’entraîneras pour des prouesses vocales. Même les prières que tu adresserais à Junon Fluvionia pour qu’elle règle ton flux menstruel resteraient sans effet. Les médecins sont formels, les exercices du corps et de la voix sont les ennemis du sang. »
Séléné acquiesce sagement en rattachant ses sandales : « Je comprends, oui. J’en parlerai à mes professeurs… »
En vérité, elle est ravie. Marcella vient de lui confirmer qu’elle est sur la bonne voie. Ce qu’elle cherche, c’est à ne pas saigner comme les autres filles. Jamais. Elle va donc redoubler d’efforts. Chanter Niobé dont Apollon tua les sept fils. Oreste assassinant les assassins de son père. Et toujours, Hécube la Troyenne qui vit périr, l’un après l’autre, tous ses enfants avant de venger le dernier. Chanter. Chanter la mort et le châtiment, chanter et chanter encore… Car la fille de la regina meretrix (la reine-putain, comme disent les pamphlétaires romains), l’unique descendante de la trop sensuelle Cléopâtre, ne veut pas, surtout pas, devenir femme.