CHAPITRE VII
Une visite dans la nuit
PERSONNE n’eut envie de faire le tour du camp ce jour-là. Lou s’était montré si odieux ! Ce fut Pancho qui visita les roulottes du Club des Cinq. Le jeune saltimbanque ne cacha pas son admiration :
« Ce qu’elles sont jolies ! Ce qu’on doit être bien dedans. Et il y a l’eau au robinet ! Formidable ! »
Il ouvrit et ferma le robinet une bonne dizaine de fois, poussant des exclamations de joie en voyant l’eau couler. Il admira les tapis et la vaisselle brillante de propreté. Il sauta sur les couchettes pour s’assurer qu’elles étaient confortables. En somme il se comportait comme un invité exubérant, mais cordial, et le Club des Cinq se plaisait en sa compagnie. Flic et Flac se montraient convenables, obéissants, et fort amusants. C’était des chiens vraiment bien dressés.
Bimbo voulut aussi tourner les robinets, puis il défit les lits pour voir ce qu’il y avait sous les draps. Il s’empara d’un pot d’eau et en but le contenu à grand bruit
« Tu te tiens mal, Bimbo », dit Pancho en lui ôtant le pot des mains.
Annie se mit à rire. Le chimpanzé l’amusait énormément, et, de son côté, il semblait avoir une singulière sympathie pour elle. Il la suivait, lui passait la main dans les cheveux, lui parlait à sa façon, en émettant des sons inarticulés mais, de toute évidence, cordiaux.
François regarda sa montre et dit :
« Il est quatre heures et demie. Veux-tu goûter avec nous, Pancho ?
— Oui, ça me ferait plaisir. Je ne goûte pas souvent. Ça vous est égal que je ne sois pas aussi bien habillé que vous ni aussi bien débarbouillé ?
— Ne t’inquiète pas pour ça, lui dit Mick en riant.
— Nous sommes tous contents que tu restes avec nous, dit Annie. Comme l’air de la montagne nous creuse, nous allons faire des sandwiches au jambon. Tu aimes les sandwiches au jambon, n’est-ce pas, Pancho ?
— Si je les aime ? Bien sûr ! Et Bimbo aussi ! Faites attention à lui, autrement il les mangera tous ! »
Ils s’assirent dans la bruyère, à l’ombre de la roulotte. Flic et Flac tinrent compagnie à Dagobert. Bimbo se plaça près d’Annie, et prit de sa main, fort poliment, des morceaux de sandwiches. Pancho mangea plus de sandwiches que tout le monde et parla sans arrêt, la bouche pleine.
Il fit rire aux larmes ses nouveaux amis en imitant son oncle dans quelques-unes de ses clowneries. Il se mit la tête en bas, les pieds en l’air, et mangea un sandwich dans cette position, au grand ébahissement de Dagobert. Celui-ci tournait autour, flairant cette tête au ras du sol.
Quand ils eurent fait honneur à un pot de confitures, Pancho se leva.
« Il faut que je m’en aille maintenant, c’était un fameux goûter. Merci !
— Reviens nous voir ! dirent les enfants.
— Je ne demande pas mieux. Est-ce que vous allez camper ici longtemps ?
— Non, répondit François. Nous voulons nous installer plus haut dans la montagne. Il y fera plus frais. Nous allons passer la nuit ici et nous partirons demain matin. Peut-être pourrons-nous visiter ton camp avant notre départ ?
— Pas si Lou est dans les parages. Il vous a ordonné de décamper ; s’il vous voit, il piquera sa crise. Mais si jamais il s’en va de bonne heure demain matin, je viendrai vous le dire et nous ferons ensemble le tour du camp…
— Entendu ! dit François. Je n’ai pas peur de cet acrobate, mais je ne veux pas que tu aies des ennuis à cause de nous, Pancho. Donc, si Lou reste ici, nous partirons demain matin. Quand nous serons installés dans la montagne, tu viendras nous voir. Nous n’irons pas très loin. Dès que ce sera possible, nous visiterons le camp du cirque avec toi.
— D’accord ! Au revoir ! Viens, Bimbo, en route ! »
Pancho s’éloigna avec ses chiens et son singe, qu’il tenait par la main. Bimbo ne paraissait pas disposé à quitter le Club des Cinq. Il se faisait tirer comme un enfant capricieux.
« J’aime Pancho et Bimbo, dit Annie. Que dirait maman si elle savait que nous nous amusons avec un chimpanzé ? Je ne crois pas que ce serait de son goût ! »
François se demanda tout à coup s’il avait bien fait de rejoindre le cirque et de laisser Annie et les autres se lier d’amitié avec Pancho et son chimpanzé. Mais le jeune saltimbanque paraissait si gentil ! Oui, François était sûr que sa mère aimerait Pancho… Mais il fallait se tenir à l’écart de Lou et de Carlos.
« Reste-t-il de quoi dîner ce soir et déjeuner demain matin ? demanda-t-il à Annie. Pancho m’a dit qu’il y a une ferme un peu plus haut, sur la route. Les gens du cirque s’y approvisionnent, quand ils ne vont pas au village. »
Annie se leva et alla inspecter le garde-manger.
« Il y a des œufs, des tomates et une terrine de pâté. Il reste aussi du pain, des fruits et un peu de beurre.
— Ce sera suffisant, dit François. Nous n’avons pas besoin d’aller à la ferme ce soir. »
Quand la nuit tomba, de gros nuages s’avancèrent dans le ciel, pour la première fois depuis leur départ.
Avant de se coucher, François regarda par la fenêtre de sa roulotte ; la nuit était si noire qu’on ne voyait aucun reflet sur le lac.
Il s’étendit sur sa couchette et remonta sa couverture. Dans la roulotte voisine, Claude et Annie dormaient déjà. Dagobert était allongé sur les pieds de Claude.
Un peu plus tard, Dagobert entendit un léger bruit. Il dressa les oreilles, leva la tête et se mit à gronder. Bientôt il distingua des pas qui venaient de deux directions différentes, puis un murmure de voix…
Dagobert gronda plus fort. Claude s’éveilla.
« Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle. Dagobert écoutait. Elle fit de même, et entendit comme lui des voix étouffées.
Claude se leva sans bruit. Elle s’approcha de la porte de la roulotte, restée entrouverte. Il faisait si sombre qu’elle ne put rien voir.
« Chut ! » dit-elle.
Dagobert cessa de gronder, mais Claude pouvait sentir les poils qui se hérissaient autour du cou de son chien.
Les voix ne semblaient pas venir de loin. Claude comprit qu’il s’agissait de deux hommes qui parlaient ensemble. Elle entendit craquer une allumette et, au-dessus de la flamme, entrevit deux visages rapprochés. Elle reconnut immédiatement l’oncle de Pancho et Lou l’acrobate.
Que faisaient-ils là, si près des roulottes ? Claude eût aimé avertir François et Mick, mais elle pensait qu’il lui était bien difficile de quitter sans bruit sa roulotte… Elle prit le parti de rester tranquille et de tâcher de surprendre la conversation des deux hommes.
Ils parlaient bas. L’oreille pourtant fine de Claude ne pouvait presque rien saisir d’une discussion apparemment fort animée. Enfin, l’un des deux éleva la voix :
« C’est entendu. »
Des pas résonnèrent. Les hommes s’approchaient de la roulotte de Claude. Elle maintint solidement Dago qui s’agitait.
« Chut ! » lui glissa-t-elle dans l’oreille.
Dago resta immobile et silencieux, mais il était prêt à bondir à l’injonction de Claude.
« S’ils pénètrent ici, je lâche mon chien sur eux ! » pensait la fillette.
Mais les hommes, qui n’avaient pas les intentions qu’on leur prêtait, et qui ne pouvaient pas voir la roulotte dans l’obscurité, s’y heurtèrent rudement. Ils se mirent à tempêter comme de beaux diables.
Dagobert aboya furieusement. Claude, qui le tenait toujours, entendit Lou s’exclamer :
« Ce sont les roulottes des gosses ! Je leur avais pourtant dit de s’en aller ! »
Le bruit réveilla Annie et les garçons. François sauta de son lit, se précipita dehors avec sa lampe de poche et éclaira les deux hommes qui se tenaient près de la roulotte des filles.
« Que faites-vous là ? cria-t-il. Allez-vous-en ? »
C’était là une grave maladresse de la part de François. Carlos et Lou avaient tous deux mauvais caractère ; de plus, ils n’admettaient pas que des étrangers au cirque s’installassent dans ce secteur.
« À qui crois-tu donc parler ? hurla Carlos. C’est toi qui dois partir d’ici, tu entends ?
— Cet après-midi je t’ai dit de décamper, toi et les autres ! ajouta Lou hors de lui. Vous ferez ce qu’on vous dit, ou bien je lance tous les chiens à vos trousses ! »
Annie se mit à pleurer. Claude tremblait de rage, et mourait d’envie de lâcher Dagobert sur les deux hommes.
François parla calmement, mais avec détermination :
« Nous partirons demain matin, comme nous en avions l’intention. Mais si vous prétendez nous faire partir maintenant, en pleine nuit, je ne suis pas d’accord. C’est aussi bien notre terrain de camping que le vôtre ! Allez-vous-en et ne nous dérangez plus !
— Je vais te dresser, petit galopin ! » dit Lou entre ses dents serrées par la colère.
Il dégrafa sa ceinture de cuir…
« Vas-y, Dagobert ! glissa Claude dans l’oreille de son chien. Ne mords pas, fais-leur peur ! »
Elle lâcha le collier. Dagobert s’élança, en aboyant d’une façon terrifiante…
Il savait ce que Claude attendait de lui. Bien qu’il eût une envie folle de mordre dans les pantalons de ces deux affreux personnages, il se contenta d’abord de faire semblant.
Lou et Carlos eurent une belle peur. Lou donna un coup de pied à Dagobert, qui sut l’éviter et en profita pour saisir la jambe du pantalon au vol et tirer joyeusement dessus…
Un sinistre craquement s’ensuivit.
« Allons-nous-en. ! cria Carlos. Cette sale bête nous égorgerait ! Appelez-le, vous, les gosses ! Nous partons! »
Voyant que les hommes s’éloignaient déjà, à reculons, Claude siffla son chien.
« Déguerpissez demain matin, ou gare à vous ! » jeta Carlos par-dessus son épaule. Puis les deux hommes s’éloignèrent au pas de course. Ils avaient eu chaud !
« Si jamais ils reviennent, mords-les ! » dit Claude à son chien, quand ils eurent disparu.
Mais ni Lou ni Carlos ne se seraient de nouveau aventurés près des roulottes cette nuit-là !