CHAPITRE XV
Les événements se précipitent
FRANÇOIS se demanda s’il ne ferait pas mieux de sauter et de tenter de s’enfuir. Si la roulotte dévalait cette pente, il n’aurait guère de chances de s’en sortir vivant ! Pourtant, il ne bougea pas. Il s’accrocha désespérément à la cheminée, pendant que Lou et Carlos poussaient la voiture de toutes leurs forces…
Elle était maintenant si près du bord que François voyait sous lui le chemin de chèvre qui descendait au lac. Le jeune garçon sentit la sueur perler sur son front. Il constata que ses mains tremblaient. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur quoiqu’il en eût honte.
« Arrête ! cria Lou. N’envoie pas la guimbarde par-dessus bord ! »
François se sentit revivre. Ainsi, Lou et Carlos n’avaient pas l’intention de détruire la roulotte, ils voulaient seulement dégager l’emplacement qui les intéressait ! François essaya de se souvenir de l’état du sol de la caverne au moment de leur arrivée. À sa connaissance, il n’y avait là qu’un tapis de bruyère.
Les hommes piétinaient près de l’escalier. François mourait de curiosité, mais il s’interdit de risquer un coup d’œil par-dessus le bord du toit. Il pourrait découvrir leur secret quand Lou et Carlos seraient partis. D’ici là, il devait se montrer patient, sous peine de compromettre le succès de son enquête.
Un murmure de voix lui parvenait, mais il ne pouvait rien saisir de la conversation. Puis soudain, ce fut le silence. Un silence absolu, surprenant…
François resta un bon moment sans bouger. Il ne pouvait se démasquer imprudemment. Sans doute les hommes étaient-ils encore là. Il attendit longtemps, intrigué…
Un rouge-gorge vint se poser sur une branche, tout près de la roulotte. Le jeune garçon reconnut l’oiseau. Il était déjà venu picorer quelques miettes au moment des repas.
Puis deux lapins s’aventurèrent hors de leur terrier et se mirent à gambader jusqu’aux abords de la caverne.
« Il n’y a pas de doute, les hommes ne sont plus là, autrement les animaux se méfieraient davantage. Lou et Carlos sont partis…mais où ? Je peux me permettre de risquer un coup, d’œil, en toute sécurité »
Il se tourna doucement et regarda par-dessus le toit, du côté de l’escalier de la roulotte. À quel mystérieux travail les deux saltimbanques s’étaient-ils livrés ? François ne voyait rien d’autre que la bruyère qui poussait là en abondance…
«Est-ce que je rêve ? pensa-t-il. On dirait qu’ils ont disparu sans laisser de traces ! J’ai bien envie de descendre, mais ce ne serait pas prudent. S’ils revenaient brusquement et me surprenaient ici, je passerais un mauvais quart d’heure ! »
Il resta donc sur son toit, se creusant la tête pour trouver le mot de l’énigme. Tout à coup il se rendit compte qu’il avait faim et soif. Heureusement qu’il avait apporté des provisions ! Il pouvait au moins calmer sa faim en attendant le retour des deux hommes, si toutefois ils revenaient !
Il mangea ses sandwiches, sa part de gâteau et s’attaqua avec délice à ses cerises, qui le rafraîchirent un peu. Ensuite il s’avisa qu’il avait distraitement lancé les noyaux à terre,
« Oh ! j’aurais dû faire attention, pensa-t-il. Si Lou et Carlos remarquent ses noyaux de cerises, ils se souviendront peut-être qu’ils n’y étaient pas avant. Heureusement que la plupart d’entre eux sont tombés dans la bruyère ! »
Le soleil se mit à briller. François souffrit de la chaleur. Il se disait : « Comme je voudrais pouvoir descendre ! J’en ai assez…J’ai sommeil… »
Il bâilla silencieusement et ferma les yeux malgré lui… Il s’assoupit.
Soudain, la roulotte fut violemment secouée, ce qui réveilla François. Il s’accrocha à la cheminée, fort inquiet. Quand il se rendit compte que Lou et Carlos remettaient la roulotte à son ancienne place, il fut rassuré. La fumée d’une cigarette lui chatouilla les narines.
Les deux compères allèrent s’asseoir à l’endroit qu’affectionnait le Club des Cinq. Ils s’y installèrent pour déjeuner. François n’osait pas les regarder, de peur d’être vu. Lou et Carlos s’entretinrent à voix basse tout en mangeant. Puis, ils s’endormirent béatement. François entendît leurs ronflements sonores.
« Est-ce que je vais rester là toute la journée ? se demandait le pauvre garçon. Si seulement je pouvais m’asseoir ! »
Au bout d’un moment, il n’y tint plus. Certain que Lou et Carlos étaient profondément endormis, il s’assit et s’étira.
Les saltimbanques dormaient, allongés sur le dos, la bouche ouverte. Le jeune garçon, les sourcils froncés, essayait de résoudre cette énigme : au moment de leur disparition, où les deux hommes avaient-ils été ? Pour quelle raison se trouvaient-ils ici ? Soudain, il tressaillit violemment, car il venait d’apercevoir dans le chemin une figure étrange qui émergeait d’un buisson de ronces ! Cette face, au nez aplati avait une bouche énorme. Quelqu’un espionnait-il Lou et Carlos ?
Une main poilue voila un instant l’inquiétante figure, qui ne semblait pas humaine.
François comprit alors qu’il s’agissait de Bimbo, le chimpanzé !
Bimbo regarda fixement François, qui se demandait ce que le singe faisait là. Est-ce que Pancho était avec lui ? Dans ce cas, Pancho courait un danger, car les hommes pouvaient se réveiller d’un moment à l’autre. François ne savait quel parti prendre. S’il appelait Pancho pour le prévenir, il réveillerait les dormeurs… Bimbo, qui aimait tant grimper partout, trouvait tout naturel que François fût installé sur le toit d’une roulotte. Après avoir fait un clin d’œil entendu au jeune garçon, le singe se mit à se gratter consciencieusement la tête. Soudain, auprès de lui, apparut un petit visage pâle et meurtri, aux yeux encore gonflés de larmes, le visage de Pancho. Quand il vît François qui le regardait, par-dessus le toit de sa roulotte, de surprise, le jeune saltimbanque ouvrit la bouche toute grande. Il sembla sur le point d’appeler ; alors François secoua négativement la tête pour l’en empêcher et lui désigna du doigt les deux hommes…
Mais Pancho ne comprit pas. Il sourit. François sentit son sang se glacer quand il le vît courir vers l’endroit où dormaient Lou et Carlos !
« Attention ! » dit François d’une voix étouffée.
Mais c’était trop tard. Pancho se hissait déjà sur l’avancée rocheuse, à moins d’un mètre de Carlos. En voyant son oncle, le jeune garçon laissa échapper un cri de surprise et tenta de se sauver. Mais Carlos, soudain réveillé, se détendit comme un ressort et le saisit par le bras.
Lou tiré de son sommeil, regarda Pancho sans aménité.
« D’où sort-il, celui-là ? » dit-il d’une voix pâteuse.
Le pauvre garçon se mit à trembler et à supplier :
« Je ne savais pas que vous étiez ici, je le jure ! Laissez-moi partir ! Je suis venu pour chercher mon canif que j’ai perdu hier ! »
Carlos le secoua sauvagement.
« Depuis combien de temps es-tu ici ? Tu nous espionnais, hein ?
— Oh ! non. Je viens d’arriver. Je suis resté au camp toute la matinée, tu peux demander à Rossy si ce n’est pas vrai !
— Tu es venu pour nous espionner, vaurien ! dit Lou d’une voix sifflante. Tu vas le payer cher. Ah ! Tu n’as pas encore été assez battu cette semaine, à ce qu’il paraît. Mais ici tu n’ameuteras pas le camp, personne ne t’entendra crier ! Aussi tu vas apprendre ce que c’est qu’une vraie raclée ! »
Pancho fut terrifié d’entendre ces paroles. Il demanda grâce, promit de faire tout ce qu’on voulait, et tenta de soustraire aux coups de Carlos sa pauvre figure déjà meurtrie.
François ne put supporter cette vue. Il savait que s’il révélait sa présence, les deux hommes comprendraient aussitôt que c’était lui qui les espionnait… Il n’avait aucune envie de se battre contre de pareilles brutes. Mais qui pourrait observer sans bouger deux hommes maltraitant de la sorte un pauvre petit garçon ? François décida d’intervenir, et de faire l’impossible pour sauver Pancho. « Advienne que pourra ! » pensa-t-il.
Or, au moment où François s’apprêtait à sauter du toit, quelqu’un bondit ! Quelqu’un qui montrait les dents et grognait d’une façon terrible, quelqu’un dont les bras étaient bien plus longs que ceux de Carlos et de Lou ! Quelqu’un qui aimait Pancho et ne pouvait plus supporter de le voir encore battu.
C’était Bimbo. Le chimpanzé avait observé la scène avec ses yeux perçants. Il était resté caché derrière un buisson, car il craignait Lou et Carlos, mais maintenant, en entendant les cris de Pancho, il se jetait résolument sur les deux hommes !
Il mordit cruellement l’un au bras, l’autre à la jambe. Les hommes se mirent à crier, bien plus fort que Pancho ne l’avait fait ! Lou frappa Bimbo à l’épaule d’un coup de ceinture. Le chimpanzé, furieux, se jeta sur Lou, l’enserra dans ses longs bras et menaça de l’étouffer…
Carlos, épouvanté, s’enfuit à toutes jambes en direction de son camp. Lou hurla :
« Pancho ! Appelle ton singe ! Il va me tuer !
— Bimbo ! Arrête ! Bimbo, viens ici ! » cria Pancho.
Bimbo regarda Pancho d’un air fort surpris.
« Quoi ! semblait-il dire. Tu ne veux pas que je punisse ce méchant homme qui t’a battu ? Quel dommage ! »
Le chimpanzé abandonna Lou à regret. Lou se précipita derrière Carlos, et tous deux dévalèrent de la montagne comme si une centaine de chimpanzés enragés les poursuivaient !
Pancho s’assit, tout tremblant. Bimbo qui se demandait si son ami était fâché, s’approcha doucement de lui, et posa sa main velue sur le genou du petit garçon. Pancho passa son bras autour du cou du singe, qui manifesta sa joie par une mimique expressive.
François descendit du toit de la roulotte en se laissant glisser le long de sa corde ; puis il alla s’asseoir auprès de Pancho :
« Je voulais venir à ton secours, mais Bimbo m’a devancé », dit-il.
Le visage de Pancho s’éclaira soudain.
« C’est vrai ? Tu es un bon copain ! Tu es aussi brave que Bimbo ! » s’écria-t-il.
François rougit de plaisir. Il se sentait très fier du compliment !