CHAPITRE XIV
Aux aguets
ILS PARTIRENT avec Dagobert. François donna à Mick ses consignes :
« Vous déjeunerez tous en ville, dit-il, et vous y resterez toute la journée. Vous irez à la poste demander s’il y a du courrier pour nous. Achetez des fruits et ce qu’Annie jugera utile.
— Bien, mon capitaine ! répondit Mick. Et toi, fais attention ! Lou et Carlos sont capables de tout. Ce sont des brutes !
— Sois tranquille. Je prendrai mes précautions. »
En approchant du camp du cirque, ils entendirent les aboiements des chiens, et le barrissement de l’éléphant, qui semblait déchirer l’air.
Ils cherchèrent Pancho. Où pouvait-il être ? Les enfants commencèrent à s’inquiéter. Leur plan allait-il échouer faute de trouver le jeune saltimbanque ? Ils n’osaient pas s’aventurer trop loin dans le camp. François pensait au morceau d’étoffe rouge que Pancho avait choisie pour signaler un danger. Il hésita sur ce qu’il allait faire. Puis il mit ses mains en cornet autour de sa bouche et cria :
« Pancho !Pancho ! »
Pas de réponse. Pas de Pancho. Mais le cornac avait entendu l’appel de François. Il s’avança et demanda :
« Vous voulez voir Pancho ? Je vais le chercher.
— Merci ! » répondit François.
L’homme s’éloigna en sifflant. Bientôt, Pancho apparut entre deux roulottes. Il était pâle et semblait bouleversé. Il ne s’approcha pas des enfants, mais les regarda de loin, d’un air égaré.
« Pancho ! Nous allons à la ville passer la journée ! » cria François, du plus fort qu’il put.
Carlos arriva soudain derrière Pancho et le saisit par l’épaule. Pancho protégea son visage de son bras replié, comme s’il s’attendait à un coup. François cria de nouveau :
« Nous allons à la ville, Pancho. Nous ne rentrerons que ce soir. Tu m’entends ? Nous allons à la ville ! »
François voulait être sûr que Carlos l’entendît.
Pancho essaya d’échapper à son oncle et ouvrit la bouche pour répondre. Mais Carlos le bâillonna de sa main rude et l’entraîna vivement.
« Comment va ton chien ? » cria François.
Mais Pancho et son oncle avaient déjà disparu derrière les roulottes…
Ce fut le cornac qui répondit :
« Flac va mal. Il n’est pas encore mort, mais je crois qu’il n’en a plus pour longtemps. Pauvre bête ! Pancho a beaucoup de chagrin. »
Les enfants s’éloignèrent avec Dago. Claude l’avait tenu par son collier pendant la courte apparition de Carlos ; sinon, le chien aurait bondi…
« Le petit fox n’est pas mort, dit Annie. Peut-être qu’il guérira. N’est-ce pas, François ?
— Hum ! Il n’y a guère de chances qu’il s’en tire… Cette viande était bien empoisonnée. Je plains Pancho d’être obligé de vivre avec un homme comme Carlos !
— C’est bizarre qu’il soit si méchant ! Les clowns sont toujours gais, ils font rire les enfants ! dit Annie.
— Ils jouent leur rôle, et font des grimaces pour vivre, fit observer Mick. Un clown n’est pas forcément dans la vie comme au cirque. Quand on voit des photos de clowns qui ne sont pas maquillés, on leur trouve souvent des figures tristes.
— Carlos n’a pas une figure triste. Il est laid et il a l’air méchant, même plus : cruel, sauvage, féroce ! » s’écria, Annie, déchaînée.
La douce Annie n’était plus reconnaissable !
Un peu plus tard, Mick se retourna pour voir si par hasard quelqu’un ne les suivait pas. Il aperçut de loin une silhouette qu’il reconnut.
« Lou l’acrobate nous observe ! dit-il.
— C’est bon signe ! assura François. Seulement, je vais être obligé de monter avec vous dans l’autocar qui conduit à la ville. Tant pis ! Je descendrai au prochain arrêt. Cela me rallongera un peu de la route, mais c’est sans importance. Je trouverai bien un chemin de traverse !
— Sans doute ! dit Mick, ravi à la pensée de jouer un bon tour à Lou. Dépêchons-nous ! Voici le car qui approche de la station ! »
Ils se mirent à courir. Bientôt ils s’engouffrèrent tous dans l’autocar. Lou les observait toujours. Mick distinguait au loin les cheveux crépus et le long corps maigre de l’acrobate. Si le jeune garçon ne s’était pas méfié, il ne l’aurait certainement pas remarqué.
François prit trois billets pour la ville et un pour le premier arrêt. L’autocar démarra. Mick eut envie de faire un pied de nez dans la direction de Lou. Il se retint.
Avant de descendre, François dit :
« À ce soir ! Quand vous reviendrez, envoyez Dagobert en éclaireur pour le cas où les hommes se promèneraient autour des roulottes… Peut-être que je ne pourrai pas vous en avertir !
— Entendu ! dit Mick. Au revoir, et bonne chance ! »
François fit à pied, en sens inverse une partie du trajet qu’il venait de parcourir en autocar, puis il avisa un chemin qui lui parut susceptible de lui raccourcir la route, et s’y engagea. Au bout de vingt minutes, il se demanda s’il n’allait pas s’égarer dans la montagne. Mais, un peu plus tard, il eut la joie de reconnaître les lieux : le chemin aboutissait non loin de la ferme de M. Monnier. Quand il fut revenu à la caverne qui abritait les roulottes, il se prépara deux sandwiches au jambon, se coupa un gros morceau de gâteau et y joignit une poignée de cerises. Il fit un paquet du tout. Peut-être lui faudrait-il attendre longtemps, sans pouvoir quitter son observatoire.
« Où donc vais-je me cacher, maintenant ? se demandait le jeune garçon. Je voudrais trouver un endroit d’où je pourrais voir les hommes arriver. D’où il me serait possible aussi de surveiller leurs faits et gestes. Quelle serait la meilleure place ? Dans un arbre ? Non, ceux qui se trouvent autour de moi n’ont pas un feuillage assez épais pour me dissimuler. Derrière un buisson ? Non, les hommes pourraient aisément en faire le tour et me voir. Peut-être au centre de ce buisson de genêts bien fournis ? »
François tenta de parvenir au milieu du buisson, et s’écorcha les bras et les jambes de telle sorte qu’il abandonna vite cette idée.
« Il faut que je me décide, pensa-t-il, sinon Lou et Carlos pourraient bien arriver avant que je me sois caché ! »
Soudain, il eut une inspiration, et se mit à danser de joie.
« Je vais grimper sur le toit d’une des roulottes ! pensa François. Personne ne me verra, et personne ne devinera où je suis. De là-haut, je pourrai surveiller les environs ! »
Ce n’était guère facile de monter au poste d’observation qu’il venait de choisir. Il alla chercher une corde, y fit un nœud coulant, et visa la cheminée…
Après quelques tentatives, il réussit à enserrer la cheminée dans le nœud coulant ; il laissa pendre la corde. Il lança le paquet contenant son déjeuner sur le toit de la roulotte, puis se mit en devoir de grimper le long de la corde. Quand il fut arrivé en haut, il tira la corde à lui avant de se coucher à plat ventre.
Personne, à coup sûr, ne pouvait le voir d’en bas. Naturellement, si les hommes grimpaient assez haut dans la montagne ils le verraient ! Tant pis, c’était un risque à courir.
François se mit aux aguets, observa le lac, la route, le chemin de traverse… Heureusement, le ciel était nuageux ce jour-là. Par beau temps, il eût été rôti sur son toit. Il regretta fort de n’avoir pas apporté une bouteille d’eau pour le cas où il aurait soif.
Il vit des volutes de fumée qui s’élevaient au-dessus du camp du cirque. Il aperçut deux bateaux sur le lac, loin du bord. Des pêcheurs, sans doute. Il s’intéressa un moment à deux lapins qui sortaient de leur terrier pour s’ébattre dans l’herbe.
Le soleil brilla pendant une dizaine de minutes. François commençait à souffrir de la chaleur, quand le ciel se couvrit de nouveau.
Il entendit soudain quelqu’un qui sifflait sur la route, et se raidit, le cœur battant. Allait-il voir surgir l’oncle de Pancho ou son ami l’acrobate ? Non, il s’agissait d’un garçon de ferme de M. Monnier…
Alors François s’ennuya… Les lapins rentrèrent dans leur terrier. Il n’y avait pas d’oiseaux dans les arbres, excepté un pivert fort occupé à faire la chasse aux insectes. Soudain, le pivert s’interrompit, poussa un petit cri d’alarme et s’envola. Il venait d’entendre un bruit qui l’avait effrayé !
François ouvrit les yeux tout grands. Il reporta son attention sur la route et le chemin de traverse. Il aperçut alors deux silhouettes qui gravissaient le sentier. Était-ce Lou et Carlos ? Il n’osa plus lever la tête de peur d’être vu, tandis qu’ils approchaient. Bientôt, il reconnut leurs voix !
Oui, il s’agissait bien des deux saltimbanques. François entendit le timbre rauque de Carlos :
« Il n’y a personne. Les gosses sont bien partis pour la journée, avec leur sale cabot !
— Je te l’ai dit ! grogna Lou. Je les ai vus monter dans le car. Nous voilà enfin tranquilles…
— Allons-y ! » dit Carlos.
François comprit que les deux hommes entraient dans la gorge. Il s’osait pas regarder par-dessus le toit pour se rendre compte de ce qu’ils faisaient près des roulottes. « Heureusement que je les ai fermées à clef ! » pensa-t-il.
Alors il entendit des sons confus. La roulotte sur laquelle il se trouvait fut soudain secouée…
« Que se passe-t-il ? » se demanda François inquiet.
Ne pouvant y tenir, il glissa sur un bord et jeta un coup d’œil rapide par-dessus pour voir ce que faisaient les hommes. Il ne vit personne. Peut-être Lou et Carlos se trouvaient-ils de l’autre côté ? Il glissa doucement sur l’autre bord, tandis que la roulotte tremblait toujours, comme si l’on donnait des coups dedans…
François ne vit personne de ce côté non plus. Il en fut très surpris,
« Alors, ils sont dessous ! pensa-t-il. Que peuvent-ils faire là ?»
Le jeune garçon prit le parti de se tenir tranquille et d’attendre.
Il entendait des grognements, des « han ! » qui trahissaient un effort. On grattait, on creusait peut-être la terre, sous la roulotte…
Puis François se rendit compte que les deux hommes sortaient de là et se remettaient debout. Ils semblaient de fort méchante humeur.
« Donne-moi une cigarette ! disait Lou. J’en ai assez ! Nous n’y arriverons, pas sans déplacer la roulotte. Ah ! Pourquoi ces gosses sont-ils venus se fourrer là ? »
François entendit craquer une allumette. Il sentit l’odeur acre des cigarettes dont la fumée montait jusqu’à lui. C’est alors qu’il éprouva une grande frayeur : la roulotte se mit en branle et s’avança vers le rebord qui surplombait la pente abrupte. Les deux sinistres personnages allaient-ils la faire basculer et l’envoyer s’écraser au pied de la montagne ?