IV
Je n’ai certainement pas fait assez de sport dans ma jeunesse pour supporter ainsi les mouvements irréguliers de mon cœur. Cela fatigue tellement, ce mouvement perpétuel du bonheur au malheur. Avec Alice, j’alternais sans cesse entre les moments d’euphorie où je voulais l’emmener en weekend sur la Lune, et les moments de violence intersidérale où je l’aurais enfouie au cœur de la Terre. Je pense qu’elle ressentait exactement la même chose. Habituellement si douce et si chuchotante, elle était capable de crier subitement, de déverser des sons stridents dans mes oreilles amoureuses. Nous étions dans la valse des tonalités. Et je n’étais pas loin de penser que l’amour rend surtout sourd.
Un soir, je lui demandai pourquoi elle faisait cette tête. Oui, elle faisait une tête un peu particulière, comme quelqu’un qui a oublié son parapluie. Rien ne l’irritait davantage que mes interrogations sur son humeur.
« Arrête de me scruter ! Arrête de tout analyser ! Je n’en peux plus ! »
Mais je ne pouvais pas m’arrêter et je relançai :
« Pourquoi tu te mets dans cet état ? »
Autant dire que c’était la phrase à ne pas dire. Il ne faut jamais demander à une femme la moindre explication rationnelle sur son comportement. Elle sortit subitement prendre l’air. Je pense souvent à cette expression : « prendre l’air ». Cela veut dire que l’on va ailleurs, pour le trouver. Cela veut dire littéralement : où je suis, je m’asphyxie.
On gâchait des moments de bonheur, on vivait des jours entiers dans la puérilité, on rêvait de ne plus s’aimer, et pourtant on demeurait là, physiquement incapables d’échapper au monde clos de notre histoire.
« Mais comment avons-nous fait pour tomber si bas ? lui demandai-je un jour où j’étais las de l’aimer.
— C’est notre ange gardien. Il avait trop bu ce soir-là. Si ça se trouve, la femme de ta vie, c’est celle qui était juste à côté de moi. Tu te souviens d’elle ?
— C’est vrai qu’elle était pas mal…
— Oui, parfaite pour toi. Douce et éteinte. Elle aurait sûrement été toujours d’accord avec toi. Je suis sûre que c’est elle. L’ange a ripé de quelques millimètres. Toutes nos disputes viennent de là. De l’inclinaison ridicule d’un tir à l’arc raté. »
J’ai pensé : la prochaine fois que je tombe amoureux, je prends aussi le numéro de la fille d’à côté (on ne sait jamais : je suis peut-être destiné à ne rencontrer que les femmes qui sont juste à côté des femmes de ma vie). Nous avons repensé à notre premier soir. Le refuge, c’est toujours la nostalgie. Elle penchait sa petite tête vers moi, elle était mon horloge cassée, l’infini à portée de mes lèvres. Qui sait pourquoi nous nous étions excités, peut-être juste pour ce plaisir enfantin et primaire de la réconciliation. Voyager un moment au-dehors de la douceur, c’est l’adrénaline du ridicule. Je chuchotai alors :
« Vivement notre vieillesse, quand nous vivrons en Suisse.
— Oui, mon amour.
— On ne bougera plus beaucoup. On ne pourra plus se disputer. Et on laissera nos deux dentiers reposer dans le même verre la nuit. Nos dents seront heureuses ensemble. »
J’ai rêvé à la vie de nos dents. Une fois, nous les avions comparées (chacun ses occupations), et il se trouve que nous avions de nombreux points communs. Notamment une identique fissure sur la troisième dent du haut en partant vers la gauche. Existerait-il une mystique de la dent ? Peut-être sommes-nous guidés par nos dents vers nos amours ? Et les dentistes seraient alors des personnes qui cherchent désespérément l’âme sœur.
Il y a un aspect de ma personnalité que je n’ai pas encore précisé : je ne supporte pas les conflits. Arrondir les angles est le slogan de ma névrose. Une ascendance pacifiste qui est sûrement mon seul héritage concret. Parfois, nous ne parvenions pas à nous réconcilier, et la dispute s’envenimait. Un soir, Alice avait claqué la porte, j’ai oublié pour quel motif, et, alors que j’aurais dû la laisser se calmer, je suis parti à sa poursuite. Dans la nuit, j’ai couru pour la rattraper. Elle s’est débattue : c’était notre chorégraphie d’amour. Elle était en sueur, et je regrettais sa douceur comme un lointain bonheur de mon enfance. Je ne comprenais rien à ce qu’elle me disait. Elle gesticulait, elle était terriblement malheureuse et j’étais le pire des hommes. Je tentais de lui dire que je l’aimais, que je l’aimais depuis la première seconde, mais mes mots ne servaient à rien. Elle me frappait et je la frappais aussi. Un instant, nous nous sommes arrêtés, sans même voir que nous étions devant la terrasse d’un café encore ouvert. Une dizaine de consommateurs assistaient à notre spectacle de rue, et nous leur offrions une sorte d’Avignon off.
J’ai admis qu’il valait mieux se calmer chacun de son côté. Je me sentais si malheureux. C’était une vraie dispute, une des plus violentes de notre histoire. Je me suis réveillé le len-demain en panique. Alice n’était pas venue dormir avec moi. Et je savais qu’elle ne ferait pas le premier pas. Elle avait trop d’orgueil. Elle devait être tranquillement en cours. Alors que nos disputes me dévastaient, il lui arrivait de ne même pas s’en souvenir. « Ah bon, j’ai dit ça ? » me demandait-elle, et je n’arrivais pas bien à savoir si elle se moquait honteusement de moi ou si elle avait une redoutable faculté d’amnésie. Je crois surtout qu’elle cicatrisait vite, alors que j’étais l’archétype du garçon qui tourne en boucle dans sa tête toutes les situations. Que devais-je faire ? Sans elle, j’avais peur de tomber malade. C’était idiot. Il m’arrivait de penser qu’elle me protégeait des infections et des épidémies.
Je suis allé la chercher à la sortie de sa fac. Alice étudiait l’allemand. Elle serait bientôt professeur. C’était pour moi une langue absolument magique, pour ne pas dire érotique. Hitler l’a tuée, en l’aboyant. Souvent, quand nous faisions l’amour, je lui demandais de me chuchoter des mots en allemand. Rien ne me troublait davantage. En l’attendant, je repensais à notre projet d’aller bientôt à Berlin (un voyage que nous ne ferions jamais), et je voulais tant me promener à Savignyplatz en lui tenant le bras gauche. Alice aimait aussi cette langue au point de vouloir l’enseigner, et j’avais compris au bout d’un moment que le fait de m’appeler Fritz avait joué en ma faveur. Quel bonheur que ce prénom puisse enfin m’apporter quelque chose, après tant d’années à m’avoir propulsé dans le ridicule.
Notre dispute de la veille avait été absurde. J’espérais que tout serait oublié dès le premier regard. Je m’étais installé une pancarte autour du cou, sur laquelle on pouvait lire :
« Tu m’emmerdes »
Alice est sortie. Je l’ai vue s’approcher de moi, et tenter de discerner ce que j’avais écrit. Elle m’a fait un grand sourire, et a accéléré le pas pour m’embrasser. Puis, elle a chuchoté : « Toi aussi, tu m’emmerdes. »
C’était l’amour.