Écrire sur Schopenhauer n’est pas le meilleur moyen de remonter un moral incertain. Je crois que toute ma vie, j’ai eu l’ambition de ce livre que je n’écrirai jamais. Je peux le dire maintenant. C’est comme faire ses valises sans partir. J’avais voulu le faire en cinq volumes, et pourquoi pas dix volumes, ou trente-deux volumes de Schopenhauer, pourquoi ne pas fantasmer sa vie à l’infini, comme toutes les vies que j’ai parcourues, toutes les vies que j’ai résumées, et la mienne qui passe, je sens qu’elle passe, je le sens au niveau de mes genoux qui rouillent en silence, sans rien dire, et j’ai presque l’impression de voir la vieillesse tout près de moi, comme un ami d’enfance que je retrouve par hasard. Est-ce que nous faisons tous une sorte de bilan ? Et que devrais-je dire alors de ma vie, maintenant que j’ai quarante ans, que j’ai appris la seule chose qui vaille : la perte du bonheur.

Je travaille toujours chez Larousse. Après beaucoup d’hésitations, et par une sorte d’absolue nécessité de boire mon café avec quelqu’un (même un sous-fifre muet), j’ai réintégré les locaux de la maison. Je suis un des plus vieux employés, vingt ans déjà, et l’on me surnomme « la mémoire ». Ce qui est paradoxal pour quelqu’un qui veut absolument oublier ce qu’il a vécu ici. C’est une occupation professionnelle qui me procure assez peu d’occasions de rencontres féminines. Parfois, il y a de nouvelles stagiaires, mais je me sens si vieux que je n’essaie plus de les séduire. J’ai pourtant eu quelques aventures, dont une qui a duré deux ans avec la mère d’un des copains de mon fils. Faire un enfant peut se révéler très rentable pour sa vie affective. Les réunions de parents d’élèves, c’est un nid à adultères.

Je suis tellement ému de voir ce qu’il est devenu. Roman est un garçon sensible, attachant, toujours à l’écoute des autres. Je regrette juste une chose, il n’a aucune fibre artistique. Pire, il déteste lire. Avec le prénom qu’il porte, et la profession de sa mère, c’est presque un suicide de l’origine. Je crois que, comme beaucoup de jeunes, il ne sait pas vraiment ce qu’il fera plus tard. Pour l’instant, il pense aux filles. Il me parle de certaines d’entre elles, et il rougit. J’ai des discussions d’homme avec mon bébé.

La sensualité, j’y pense souvent. J’ai été si maladroit avec les femmes, si ridicule dans mes histoires. J’ai vécu à l’étroit, et je comprends maintenant que tout est lié à cette histoire d’étroitesse affective de mes parents. J’ai vécu la vie d’un homme timoré à l’idée de l’immensité du monde. J’ai été incapable de voyager, et j’ai toujours regardé les cartes postales de mes parents avec frayeur. Tout juste suis-je allé quelquefois en Suisse à la recherche de quelque chose, mais je n’ai jamais su très bien quoi, sûrement une pulsion du calme et du refuge. Mais attention, il ne faut pas croire que ma vie de quadragénaire n’est pas palpitante. J’ai des amis, un fils merveilleux, un travail qui me stimule intellectuellement, une histoire d’amour qui vient de s’achever mais qui fut parsemée de quelques éclats émouvants, pour ne pas dire de belles digressions érotiques, j’ai des passions, et des gens que j’admire, de Franz Schubert à John Coltrane, de Willem De Kooning à Witold Gombrowicz, et des œuvres que je vénère, du King Kong de Frank Zappa à L’angoisse du supplice liquide de Salvador Dalí, et des choses que j’aime comme le risotto aux champignons, on se sent bien avec un risotto aux champignons, et je peux aussi avouer une passion pour la soupe, et par extension pour tout ce qui ne se mâche pas, et je suis assez complet car j’aime le sport aussi, j’aime écouter les matchs de football à la radio, et j’aime courir, je cours et après je m’assois pour regarder passer les femmes, parfois j’invente des histoires aux passants, il m’arrive de pleurer et de rire, il m’arrive d’aimer un mauvais film, et je pense souvent à mon grand-père que j’ai tant aimé, et je pense à Iris qui fut importante tout de même, à Émilie aussi, à Céline bien sûr, à Charlotte, et puis d’autres prénoms dans d’autres pénombres, mais c’est Alice, toujours Alice qui est là, immuable, avec encore des rires au-dessus de nos têtes, comme si le premier amour était une condamnation à perpétuité.

Quelques mois après notre dernière séparation, elle m’avait envoyé un message pour mon anniversaire, auquel j’avais répondu aussitôt en proposant de la voir. Mais elle n’avait pas donné suite. Cela avait juste été une façon de me dire qu’elle était là, qu’elle pensait à moi, mais qu’il ne fallait pas qu’on se rencontre. Je lui en ai voulu, beaucoup. Car au moment où j’avais reçu son message, je commençais tout juste à me sentir mieux. Alors, j’ai changé de numéro, et nous sommes repartis vers l’anonymat. Je n’ai rien su de sa vie. Je n’ai pas su qu’elle avait encore souffert après la mort de sa sœur, puisque son père s’est tué en voiture peu de temps après. Et que ce second drame a plongé sa mère dans une profonde dépression. Éléonore s’était lentement enfermée dans le silence. Alice a été forte, très forte pour endurer l’explosion de sa famille, et son comportement fut le suivant : elle s’est recroquevillée sur sa fille. Plus rien n’existait que la nécessité de protéger son enfant. Sa vie de femme n’existait plus. De toute façon, depuis la plongée de sa mère dans le mutisme, elle était bien incapable de faire et de vivre l’amour. Son mari est parti, c’était mieux ainsi. Il s’est remarié il y a peu avec une chanteuse assez célèbre. Enfin, à ce qu’on m’a dit, car moi, je ne la connaissais pas. Elle n’est pas encore dans le Larousse. C’est ainsi que les années ont encore passé, avant nos retrouvailles, encore une fois. Car, oui, Alice et moi nous sommes revus, et ce fut bien la seule responsabilité du hasard.

Nos enfants avaient le même âge, et comme beaucoup de gens du même âge, ils partageaient certaines passions. Caroline et Roman étaient en pleine période hippie, celle où l’on fume ses premiers joints, celle où l’on boycotte son coiffeur et les réveille-matin. C’est le temps de la musique psychédélique, et du culte facile. On admire Che Guevara, on admire Janis Joplin, et on admire Jim Morrison. Le chanteur des Doors, enterré au Père-Lachaise, est toujours vénéré par des hordes de fans, de plus en plus, mythe sans érosion. Il aurait été un vieillard maintenant, et j’essaye de l’imaginer. Tout comme John Lennon ou Elvis Presley, je pense souvent à la vie potentielle de ceux qui sont morts, aux œuvres qu’on ne connaîtra jamais. Comment aurait été Jim Morrison aujourd’hui à soixante-dix ans ? Je me dis qu’il posséderait un téléphone portable, et qu’il consulterait ses mails.

Alice me manquait toujours, mais d’une manière de plus en plus calme, exactement comme on peut souffrir d’une folie douce. Elle coulait dans les veines de mon passé. Il n’existait pas une journée sans qu’un de nos souvenirs ne me hante, Alice par-ci Alice par-là, une dispute en allemand au jour où je suis venu la chercher avec un panneau autour du cou, tout me paraissait merveilleux maintenant, avec le filtre apaisant des années, et même notre drame, je pouvais y penser sans transpirer. Alice était ma beauté, et serait toujours ma beauté, belle du petit seigneur que je suis, étroit dans son royaume, ridicule du passé, et aujourd’hui encore, ce jour où je vais la revoir, j’éprouve une tendresse infinie pour les petits enfants que nous étions.

C’était si étrange de la revoir ici, dans un cimetière. Presque dix ans après l’avoir perdue dans un cimetière. Comme si le temps l’un sans l’autre n’existait jamais. J’étais un peu en retrait de la foule des jeunes, et elle s’est extirpée de cette foule. Mon cœur s’est mis à battre, et le sien aussi je pense, car elle s’est avancée vers moi avec un sourire parsemé de petites tensions nerveuses. Et voilà, nous étions l’un face à l’autre. Sans bouger.

« C’est fou de se voir ici.

— Oui, c’est fou, a-t-elle répondu, avec sa voix qui m’avait tant manqué.

— Tu fais quoi ?

— J’accompagne ma fille. Ils sont réunis pour les cinquante ans de la mort de Jim Morrison.

— Je sais. J’accompagne mon fils. Mais il y a trop de monde, alors je me suis mis un peu à l’écart.

— Oui, c’est ce que je viens de faire aussi. »

Après un temps, je lui ai demandé :

« Tu vas bien ?

— Oui. Et toi ?

— Oui, ça va.

— …

— …

— Je suis contente de te voir.

— Moi aussi. Moi aussi, je suis content. »

Nous ne nous étions même pas embrassés. Alors subitement, nous nous sommes fait une bise, en nous passant la main dans le dos.

Nous avions donc tous les deux accompagné nos enfants à cette procession en hommage à Jim Morrison. En agonisant dans sa baignoire, pouvait-il imaginer qu’il deviendrait un tel mythe ? Qu’un demi-siècle plus tard, il serait encore adulé par les enfants des enfants des enfants de ceux qui l’avaient connu. Et surtout : pouvait-il imaginer que c’était grâce à lui qu’Alice et Fritz, héros d’un autre temps, se retrouveraient parmi la foule de ses admirateurs ? Peut-être qu’il n’avait vécu et n’était mort que pour ça finalement.

*

Jim Morrison (1943-1971) : Chanteur mythique des Doors, légendaire pour son jeu de scène parfois obscène. Il fut également poète. Mort à Paris, d’une overdose sûrement, mais il existe beaucoup de théories contradictoires. Il fut à l’origine, bien malgré lui, des retrouvailles d’Alice et de Fritz.

*

J’ai pensé à toutes les biographies qu’on pourrait écrire en intégrant la vie des anonymes, en précisant ce que les stars avaient pu modifier, sans le savoir, autour d’eux. Jim Morrison nous avait réunis. Tous les artistes devraient mourir à Paris. On entendait au loin la musique lancinante de The End. Caroline est revenue la première, elle paraissait tout émue, presque vidée, comme si elle avait vraiment vu un concert des Doors. C’était si étrange de découvrir la fille de son plus grand amour. Il y avait tellement d’Alice en elle, je ne pouvais que l’aimer. Tout en éprouvant une légère gêne pour cette attirance. Roman est arrivé à son tour, dans le même état que Caroline. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés tous les quatre. Alice a expliqué à sa fille qui j’étais, et celle-ci m’a observé comme si elle rencontrait un mythe de la vie de sa mère. J’étais une sorte de Jim Morrison, le rock, la drogue, et la poésie en moins. J’avais parlé d’Alice à Roman aussi, et il la regardait avec une certaine émotion. Mais c’était une émotion bien moindre que celle suscitée par la rencontre de Caroline.

Nous avons marché lentement, dans les allées. C’était vraiment une belle journée. Les morts nous entouraient, et c’était l’une des journées les plus vivantes de ma vie. Je me sentais léger, heureux, et je regardais mon fils qui marchait devant moi avec Caroline. C’était ridicule, c’était infime, et pourtant cela se voyait : ils se plaisaient. Alice et moi, nous nous sommes regardés, sans rien dire, et dans ce silence, il y avait sûrement cette pensée commune : et s’ils réussissaient ce que nous avions raté ? Et si nos enfants restaient à marcher ainsi, côte à côte, avec des rires au-dessus de leurs têtes, marcher longtemps sans se séparer.

Au bout d’un moment, j’ai voulu faire une photo avec mon téléphone. Alice est restée près de moi. Caroline et Roman se sont retournés vers nous, tout en râlant un peu de l’idée de cette photo. Et cela les réunissait encore davantage de râler contre moi. Ils étaient dans mon cadre, et je zoomais doucement sur leur visage, doucement, et je les entendais s’impatienter, mais je voulais prendre mon temps pour figer leur rencontre, et quelque chose d’autre se jouait dans cette photo, quelque chose qui n’était pas eux, Alice et moi nous le savions, c’était assez sublime comme hasard de la vie, et ce hasard était protégé d’une lumière douce, rare pour la période, un hors-piste de la lumière. Ils étaient tous les deux, dans mon cadre, et j’ai pu voir leur visage, nos enfants. C’est alors que je fus foudroyé par une étrange révélation : ils avaient tous les deux ce qu’on appelle les dents du bonheur.

FIN