III

Bernard est passé à la morgue. J’ai attendu en bas. Il est redescendu et son visage n’était plus le même. J’ai voulu dire quelque chose, mais je crois qu’il n’y avait rien à dire. Nous avons pris un taxi jusqu’à la maison de son père. Une petite maison qu’on aurait presque pu ne pas voir. Comme une maison timide. À l’intérieur, les volets ouverts ne changeaient pas grand-chose à la faible luminosité du lieu. Tout était parfaitement rangé. Comme si cet homme avait eu l’intuition de sa mort et qu’il avait pris toutes ses dispositions. La vaisselle était faite, par exemple ; on pouvait facilement imaginer qu’il avait lavé des assiettes en sachant que ce serait la dernière fois. Quelle idée, n’est-ce pas ? À quoi bon laver une assiette si c’est pour mourir après ? C’était peut-être cela le comble de la délicatesse : faire le ménage avant de mourir.

Nous nous sommes assis à la table, c’était une table avec une toile cirée, une vieille toile cirée, une toile où des générations entières de miettes de pain avaient dû passer dans un rythme régulier, et maintenant on y disposait deux verres qui ne cesseraient de faire des allers-retours entre le pays du rempli et le pays du vide (des verres nomades). La nuit allait tomber sur nous, et je buvais du vin rouge d’une qualité moyenne ce jour où j’aurais dû boire du champagne. Comme j’étais un homme responsable, je me suis levé au bout d’un moment pour prendre mon téléphone. J’avais de nombreux messages, et tout le monde se demandait où j’étais. Je ne savais pas vraiment où j’étais, mais cela n’avait aucune importance : tout le monde voulait savoir comment j’allais. Alors j’ai écrit quelques mots rassurants ; dans ces cas-là, rassurer c’est juste dire qu’on ne s’est pas tué. Ainsi, je n’étais pas mort, mais je me saoulais avec un nouvel ami dont le père était mort quelque part en Bretagne. Cela pouvait finalement ressembler à une idée de la mort. Et pourtant, ce que je ressentais était si étrange, et ce n’était pas forcément lié à l’alcool, à vrai dire, je crois que je n’étais pas si malheureux que ça. Subitement, il me semblait que le moment que je vivais, à l’abri de tous, était pour la première fois un moment de pur déracinement. Un moment accroché à aucun autre moment de ma vie, comme suspendu, et il y avait un vrai soulagement dans cette sensation. Alors j’ai envoyé des messages disant que j’allais bien, que j’étais parti, qu’il ne fallait pas chercher à me revoir pour le moment.

En voyant mon visage, Bernard m’a demandé :

« Tu dois partir, c’est ça ?

— Non, je dois rester », ai-je dit.

Cette réponse le fit rire. J’étais content de pouvoir le faire rire. Sans entrer dans les détails de ma vie, il a compris que j’avais vécu moi aussi quelque chose de douloureux. Ensemble, qui sait, nous allions trouver des brèches pour ouvrir le sourire, et l’oubli surtout.

J’ai aimé l’écouter ce soir-là. Il était vendeur de rasoirs. Je n’en revenais pas. Pour lui, la situation était parfaitement normale. Il n’avait jamais fait attention à la symbolique. Son père vendait des cravates, et lui il rasait les cous. Il vendait des lames sur le lieu corporel attitré de son père. J’ai pensé que s’il avait un fils, celui-ci vendrait des cordes. C’était une famille cou, et génération après génération, l’étau se resserrait. Le rapport au cou devenait de plus en plus dangereux et étroit. J’avais beaucoup bu déjà quand je lui parlai de cette théorie. J’ai eu l’impression qu’il ne l’avait pas très bien comprise. Lui, il avait une autre théorie :

« Pour mon père, la cravate est un antidote à la dérive. On s’attache le cou, de la même manière qu’on ancre un bateau. »

J’ai pensé à cette image. C’était peut-être ce qui m’avait attiré inconsciemment vers les cravates. Il y avait dans ce morceau de tissu toute la cicatrisation d’une enfance soumise à la dérive.

Ensuite, Bernard m’a montré la collection de cravates de son père. Il a ouvert les nombreuses valises, en soupirant : « C’est dommage, ça fait beaucoup d’invendus… » J’imaginais le pauvre homme en train d’agoniser en disant : « Mince, c’est con de mourir, avec tout ce stock à écouler. » On a regardé toutes ces cravates, en éprouvant une réelle tristesse. Toutes ces cravates orphelines. Bernard a évoqué l’amour de son père pour les cravates.

« Tu sais, ce n’était pas un métier comme un autre, pour lui. C’était une vraie obsession. Il pensait cravate, il vivait cravate, et je sens qu’il est mort cravate…

— Il n’avait pas tort… c’est tellement… attachant une cravate », ai-je dit.

Nous avons piqué un fou rire, et je crois avoir rarement autant bu que ce soir-là. Mon corps, encore anesthésié, était dans l’incapacité de produire une nausée, ou un mal de foie (le chagrin immunise).

Nous nous sommes réveillés assez tôt. L’enterrement était prévu en fin de matinée. Il faisait beau, c’était un soleil précis, sûr de lui, sûr de dominer les nuages toute la journée. Nous avons mis une bonne heure à choisir la cravate idéale. J’ai opté pour une toute jaune, allez savoir pourquoi. Et Bernard a fait de même. Nous avions l’air de deux étranges personnages, avec notre gueule de bois, et notre cravate jaune. J’ai cru entendre l’un des fossoyeurs dire : « Tiens, on dirait deux Polonais », mais je ne suis pas bien certain d’avoir entendu cette phrase. D’une manière générale, je ne suis pas certain d’avoir vécu ce moment. J’étais perdu dans une vapeur, et tous mes gestes me semblaient être des pas sur la Lune (enfin, ce que j’imaginais d’un mouvement sur la Lune). L’enterrement fut assez rapide. Bernard a prononcé quelques mots, parmi lesquels j’ai discerné plusieurs fois le mot cravate. Nous sommes restés un moment à nous recueillir sur la tombe de cet homme.

*

Roland Duthil (1942-2007) : Né au cœur de la Seconde Guerre mondiale, de père inconnu (probablement allemand), il fut très vite placé à l’orphelinat après la mort de sa mère. On sait très peu de chose sur lui, si ce n’est qu’il devint père assez jeune. Lorsque sa femme le quitta, il plaça son fils Bernard dans un foyer. Toute sa vie, il arpenta la France en vendant des cravates. C’est presque tout ce que l’on peut dire. Se sentant mal, il est rentré chez lui, à Crozon, pour mourir, non sans avoir fait la vaisselle au préalable. Son fils espère simplement que les anges aiment porter la cravate.

*

Depuis le train de la veille, je n’avais pas réfléchi à ce que j’allais faire. L’idée d’enterrer quelqu’un m’avait permis de tenir jusqu’à cet instant, mais je me retrouvais subitement devant le vide de mes heures. Il était hors de question de retourner à Paris, et encore moins aux éditions Larousse. Je ne voulais croiser aucun témoin de mon désastre. Ma vie m’est apparue comme la chose la plus incertaine qui soit, et mes pas ne savaient par où commencer leur marche. Au cimetière, partout autour de moi, il y avait des destins fixés dans l’éternité, des corps allongés et immobiles. Ce n’était peut-être pas le meilleur endroit pour trouver un sens à sa vie.

Bernard m’a serré dans ses bras. Je n’aimais pas trop ces moments de la vie virile, mais il y avait quelque chose de si émouvant dans ce geste, dans l’idée que nous nous étions trouvés là, tous les deux, dans la cadence de notre désespoir. Après la cérémonie, il m’a dit qu’il devait rentrer assez vite à Paris. Son employeur ne lui avait donné que deux jours de congé. Quarante-huit heures pour la mort d’un père, c’est peu. J’ai proposé :

« Tu ne veux pas que je reste ? Tu ne veux pas que je tente de vendre toutes les cravates qu’il n’a pas pu vendre ?

— Tu ferais ça ? Vraiment ?

— Oui. »

Bernard ne comprenait pas complètement ma proposition. Je crois qu’il était persuadé que je voulais lui rendre service. Il ne comprenait pas que vendre toutes ces cravates allait simplement me sauver la vie.