VI
Je savais peu de chose sur ce qui s’était passé après le jour du (presque) mariage. Je savais juste qu’Alice était partie quelque part, peut-être en Bretagne d’ailleurs. Souvent, pendant les longues heures de route, j’ai pensé que je pourrais la croiser par hasard. J’avais espéré être ainsi sauvé. Mais il n’en fut rien. Alice était retournée à son statut d’avant notre rencontre : une femme parmi trois milliards de femmes.
Ses parents et les miens s’étaient occupés des questions matérielles, de rendre notre appartement, de déménager nos meubles. Mes parents avaient loué une camionnette et toutes mes affaires étaient disposées dans la chambre de mon enfance (chacun ses symboles). Je ne voulais plus jamais mettre le moindre vêtement que j’avais porté pendant ma vie avec Alice. D’une manière générale, je fuyais le moindre détail qui pût me rappeler mon drame. Par exemple, je ne voulais plus des livres qui avaient été rangés dans notre bibliothèque commune. Mais le plus compliqué demeurait l’espace géographique extérieur. Il était hors de question que je mette les pieds dans une rue où j’avais marché avec Alice. J’ai tenté de me souvenir de chacune de nos promenades, de chacun de nos rendez-vous, et j’ai tout noté sur une grande carte. J’ai délimité ainsi ma ville, avec de nombreuses zones interdites ; exactement comme Berlin délimité par les forces occupantes. Paris était divisé par la force occupante de mon passé.
Pendant un temps, j’ai vécu chez Paul et Virginie 1. Je dormais tous les soirs sur le canapé du salon, non loin de leur chambre, et je pouvais parfois entendre les soupirs d’une vie sexuelle qui semblait tout à fait épanouissante. Mes amis étaient adorables, mais je savais bien que cette situation ne pourrait pas durer. Aucun couple ne peut supporter d’avoir à héberger trop longtemps une espèce de loukoum dépressif. Mais je dois dire qu’ils ne me mirent jamais la moindre pression, et tentèrent tous les soirs d’égayer ma vie, en me proposant des sorties au théâtre ou au cinéma :
« Ils passent Les ailes du désir à la cinémathèque ! s’enthousiasmait Paul, en surjouant grossièrement son enjouement.
— … ?!
— Mais il ne faut pas que ça te mette dans un tel état…
— … !?
— Bon, on va rester à la maison… tu as fait les courses, Virginie ?
— J’ai acheté du lapin. Ça va, Fritz, tu aimes le lapin ?
— … !?!? »
Il y a des soirs où je n’avais qu’une envie : aller me coucher. Mais comme ma chambre était dans le salon, je ne pouvais quand même pas leur demander de s’enfermer dans la leur dès huit heures. Il était temps que je prenne les choses en main, que j’avance, coûte que coûte, que j’avance dans le noir et dans le froid. Je ne pouvais pas continuer à être ainsi assisté. J’ai admis que les cravates avaient vraiment été utiles pour surmonter les premiers temps, mais qu’il devait y avoir une vie après la cravate.
Deux jours auparavant, Paul m’avait avoué avoir contacté mon patron, et que celui-ci avait confirmé que ma place m’attendait toujours. Ce dernier avait même voulu organiser un rendez-vous le plus vite possible, mais Paul, à juste titre, avait répondu que je les contacterais quand je m’en sentirais la force. Je me doutais bien que je n’aurais jamais la force de les appeler, mais que, au contraire, les appeler me donnerait de la force. Oui, je sais, c’est conceptuel, mais j’étais dans un état où ma capacité d’analyse était inversement proportionnelle à ma capacité à ne rien faire. Je végétais devant la télévision, fasciné par le télé-achat, par les chaînes d’information en continu, et, dans mon esprit vaporeux, il m’arrivait parfois de mélanger les deux et de m’imaginer que je pourrais m’acheter un attentat à Bagdad.
Le soir venait, et c’était l’heure de Questions pour un champion, l’heure des Larousse offerts, et j’avais toujours beaucoup d’émotion, une émotion pleine de sueur froide aussi, à revoir cet objet que j’aimais. C’est après l’une de ces émissions que j’ai décidé de contacter mon patron. Il fut ravi de m’entendre, et je trouvais bien étrange son enthousiasme. Après tout, je n’avais été qu’un employé comme un autre. Depuis le début, son attitude avait toujours été plus que loyale. J’apprendrais plus tard qu’il avait lui aussi eu une relation, quelques années auparavant, avec Céline. Par conséquent, il avait vécu d’une manière intime ce que j’avais subi. Toute sa bienveillance à mon endroit découlait donc de ce fait. Quand nous nous sommes vus, le lendemain de mon appel, il commença d’ailleurs notre entretien par l’annonce suivante :
« Je tiens tout d’abord à vous dire que Mme Delamare ne fait plus partie de notre entreprise.
— Très bien, merci de me l’apprendre », ai-je répondu très gêné.
Pendant une heure, nous avons parlé de choses et d’autres, et c’était une discussion que je pourrais qualifier de véritablement humaine. Il voulait à tout prix me faciliter les choses et faire en fonction de mes envies. J’ai annoncé que j’étais prêt à retravailler, mais seulement à domicile. Je ne me sentais pas encore la force de retourner sur le lieu de mon crime. Il parut ravi de ma proposition, et m’offrit de devenir le principal correcteur extérieur du Larousse. En sortant du café, nous nous sommes serré la main. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression de pouvoir reprendre le cours d’une vie normale.
Le soir même, j’annonçai la nouvelle à Paul et Virginie. Et quelques jours plus tard, que j’avais trouvé un petit appartement, non loin de chez eux. Je ne savais comment les remercier, ils avaient vraiment été admirables d’amitié. C’était un couple qui me fascinait par sa rondeur, cette façon de toujours être d’accord, de respecter l’autre, ils respiraient un profond épanouissement. Je voudrais dire autre chose aussi sur eux : je crois qu’ils ont vraiment aimé s’occuper de moi. C’est étrange comme pensée, je le sais, mais c’est ce que j’ai ressenti. Noyés dans leur soulagement de me voir partir, j’ai pu discerner des soupçons de regret. J’étais comme leur grand enfant qui partait enfin vivre sa vie. Et le mot « enfant » était peut-être le plus juste, car c’est bien le soir où je suis parti de chez eux qu’ils ont décidé d’en avoir un.