I

Comment dire que le temps a passé, comment dire que la vie a marché sur moi pendant dix ans ? Je ne sais même pas ce qu’il faudrait dire, par où commencer. Moi qui ai tant résumé les autres, je suis dans l’incapacité physique de me ramasser. Une chose est certaine : j’ai beaucoup changé. On ne pourrait plus me reconnaître, et c’est peut-être ça que j’ai recherché pendant les longs mois de souffrance. J’ai tellement voulu qu’on ne puisse plus me regarder avec ce mélange de compassion et de dégoût. J’étais devenu un paria ; j’étais un homme mauvais, un homme méchant, je méritais de vivre au sous-sol du monde. J’avais aussi profondément souffert d’une injustice : le rapport entre la cause et la conséquence. Certains commettent des crimes contre l’humanité, et vivent tranquillement dans la pampa. Et moi qui avais mené une vie si rangée, moi qui me sentais encombré par la morale et la nécessité permanente de bien faire, j’avais subi ce qu’aucun homme ne voudrait subir. Surtout, j’avais fait souffrir la femme que j’aimais, souffrir si violemment, et à ma plaie s’était toujours associée la douleur de la sienne. Autant le dire tout de suite : en dix ans, jamais je n’ai eu de nouvelles d’Alice. Je n’ai jamais osé l’appeler, trop écrasé par la honte. Les années ont passé dans ce silence. Au tout début, j’ai hésité, même si je savais qu’il n’existait aucun mot qui rattraperait ce qui avait été vécu. Toutes les combinaisons de lettres possibles ne changeraient rien au saccage amoureux. C’était mon état d’esprit pendant ces premiers jours, et c’est peut-être par là que je devrais commencer le récit de ces dix années. Commencer par le début. Ces dix années qui m’ont mené à être assis là où je suis assis au moment où je tente de penser à ma vie, dans ce grand bureau. Juste devant moi, il y a un téléphone. Je ne sais pas encore que dans quelques secondes, il va sonner. Et je ne sais pas encore que ce sera la voix d’Alice. Dans dix secondes maintenant, elle ressurgira de dix ans de silence.