IV
Après une première nuit, j’ai décidé d’appeler mon patron pour régler ma situation. Il a tenté de ne pas paraître trop surpris, ce qui s’est révélé impossible :
« Vous voulez démissionner… et vendre… des cravates ?
— Oui, c’est ça. »
Après un temps, il a dit simplement :
« Écoutez, Fritz, je sais que vous traversez une crise personnelle grave. Sachez que nous vous soutenons. Je vous propose de vous mettre en disponibilité, mais nous préférerions que vous ne démissionniez pas. Nous vous laissons libre de revenir quand vous voulez.
— …
— Vous entendez, Fritz ? Il y aura toujours une place ici pour vous. »
À part quelques larmes dans le train, je n’avais pas vraiment encore pleuré de ma situation. Mais après ce coup de fil, je me suis effondré. Deux jours de larmes ont jailli de mes yeux. J’avais pleuré à cause de la gentillesse dans la voix de mon patron. Et la façon de me dire « Fritz, il y aura toujours une place ici pour vous ». Comment dire ? J’ai admis que je n’avais pas tué, qu’on me pardonnerait, et qu’on souffrirait même avec moi. J’allais plus tard m’en apercevoir : on m’aimait encore.
J’allais apprendre aussi que le sort de Céline serait différent. C’était elle qui était considérée comme la véritable coupable de cette histoire, elle qui avait saccagé le bonheur d’un joli couple, elle qui avait sûrement éprouvé de la jouissance à faire le mal. Très vite, sa situation devint intenable. Personne ne la retint de démissionner, et elle y fut même poussée par quelques pressions, certains employés refusant désormais d’avoir affaire à elle. C’est ainsi qu’elle disparut. On n’entendit plus parler d’elle. Sauf moi, bien plus tard, et dans d’étranges circonstances.
J’ai bu un verre de liqueur de griotte, certes un peu trop matinal, mais il me fallait bien cela pour me remettre. Après avoir passé en revue toutes les cravates, je les ai disposées dans le coffre de la voiture de Roland. C’était une vieille voiture, en fin de vie, et j’avais l’impression qu’elle ne roulerait plus le jour où la dernière cravate serait vendue (une intuition qui se révélerait juste). Comme je ne pouvais pas y aller avec mon costume de mariage, j’ai enfilé des vêtements trouvés dans le placard. J’ai eu la surprise de m’apercevoir que Roland et moi avions exactement le même gabarit. Certes, nous avions quelques divergences concernant le style : je doutais qu’il ait acheté quoi que ce soit depuis trois décennies. J’ai essayé une veste marron en velours avec des ronds de cuir cousus pour protéger les coudes. C’était peut-être ça le secret de la longévité des vêtements : il fallait protéger les endroits à rotation. J’ai trouvé un pantalon qui n’était pas trop dépareillé. J’étais comme un nouveau Roland Duthil.
En roulant, je ne cessais de penser à lui, au bonheur qu’il éprouverait à l’idée de savoir que ses cravates ne seraient pas abandonnées. Je me suis retrouvé en quête de cous dans cette Bretagne que je ne connaissais pas. Surtout je ne connaissais pas le jargon, j’allais devoir improviser. Mais j’avais un atout majeur : je connaissais des mots compliqués. Et cela est souvent essentiel pour vendre quelque chose. Il ne faut pas hésiter à arroser le client potentiel d’un savoir qui le dépasse. Je travaillais mentalement des exercices de vente, ne sachant pas encore que tout cela n’aurait ici aucune valeur. Pour être un bon vendeur, il me faudrait seulement avoir un foie solide, et être capable de digérer avec le sourire toutes les petites prunes qu’on me proposerait.
Je me suis accroché à ces cravates d’une manière déraisonnable, je le sais, mais je n’avais aucune alternative. Tous les soirs, je les comptais, je les classais, je voyais leur nombre décliner. Il m’arrivait de leur parler, mais je sais que je n’étais pas fou. J’entendais parfois murmurer sur mon passage des souffles, et il y avait sûrement des rumeurs, mais il n’était pas rare qu’on me propose de prendre l’apéritif. Je devenais une partie du paysage, une étrange partie, mais, après tout, un homme qui travaille n’inquiète jamais vraiment. On me voyait, dans ma voiture, par tous les temps, arpentant chaque petite ruelle, chaque chemin écarté, à la recherche d’un cou disponible.
Il est très difficile de savoir combien de temps tout cela dura. Je sais juste qu’un matin, je me suis retrouvé avec une seule cravate. C’était la dernière, et cela m’a procuré à la fois un grand soulagement et une immense inquiétude. Je l’ai disposée en face de moi, et nous avons pris le petit déjeuner ensemble. Ce dernier bout de tissu marquait la fin d’une époque, celle de la reconstruction. C’était une cravate noire à pois blancs. Jusqu’ici personne n’avait voulu l’acheter, et j’avais presque de la peine pour elle. J’avais voulu la garder pour moi, mais cela n’aurait pas été une bonne chose ; il fallait qu’elle accomplisse sa destinée, celle d’être vendue. Je devais bien réfléchir au parcours que j’allais emprunter pour cette dernière mission. J’ai pensé à une maison qui m’avait particulièrement attiré, mais je n’avais jamais osé y aller. Pourquoi ? C’était difficile de le dire. C’était une sorte de manoir d’un autre temps, et comment l’exprimer : j’avais le sentiment qu’il s’y passait quelque chose. Je ne savais pas quoi, mais je me souviens avoir eu l’impression qu’il ne fallait pas déranger les occupants du lieu.
Aujourd’hui, tout était différent. C’était ma dernière cravate, et elle méritait un hors-piste. Cette maison serait idéale. J’ai passé le portail, avec ma valise, et c’était comme les derniers instants d’un spectacle, comme une tournée des adieux. J’ai marché lentement, avec le sens du mythe dans mes pas, et j’ai frappé à la porte. J’entendais quelqu’un, même si la personne ne faisait presque pas de bruit. Mes oreilles nouvelle-ment habituées au silence avaient progressé dans leur capacité auditive. Oui, quelqu’un était là, et j’ai frappé alors avec un peu plus d’insistance. Une femme a ouvert. Elle avait une vingtaine d’années, les cheveux attachés, et je trouvais que ses cheveux étaient trop attachés. Elle m’a observé avec de grands yeux, puis, comme j’étais dans l’incapacité de parler, elle m’a demandé :
« C’est pour quoi ?
— C’est… c’est pour des cravates.
— Pour des cravates ?
— Oui… je vends des cravates… peut-être qu’il y a un homme qui… ou alors pour un cadeau. C’est une très bonne idée d’offrir une cravate. Les hommes aiment beaucoup qu’on leur offre des cravates. Mon oncle par exemple, je sais que ça lui faisait toujours plaisir…
— C’est bon, entrez », a-t-elle dit en coupant ma redoutable tirade sur l’oncle. L’essentiel était d’entrer. Le plus dur est fait quand on entre. Peu après, j’allais apprendre que cette jeune femme s’appelait Iris. Elle n’avait vu personne depuis plus de dix jours. La vision d’un homme, balbutiant, et qui tentait de lui vendre une cravate avait été une parfaite intrusion du grotesque.
Et il faut toujours faire entrer le grotesque chez soi.
J’ai ouvert la valise, et Iris s’est retrouvée face à une cravate orpheline. Elle m’a dévisagé avant de se mettre à rire. J’ai compris que tout cela était ridicule. Je me suis mis à rire aussi, et nos rires ensemble m’ont propulsé dans le souvenir du cercle du sourire. J’ai failli pleurer, mais j’ai tenu bon, en m’accrochant de toutes mes lèvres à mon rire.
« Vous n’avez qu’une seule cravate ?
— Oui, je sais, c’est un peu étrange, mais c’est la dernière. Après j’arrête.
— Si je l’achète, vous arrêtez ?
— Oui, c’est ça.
— Je vous mets au chômage ?
— Oui, c’est un peu ça.
— Vous savez que je vais l’acheter. Je ne peux pas faire autrement. Un vendeur qui vient avec une seule cravate. Je ne peux pas passer à côté de ça.
— Vous saurez à qui l’offrir ?
— Oui. À moi. J’adore porter des cravates. C’est mon côté Diane Keaton.
— Ah oui. Diane Keaton dans Annie Hall.
— Vous connaissez Annie Hal ?
— On peut vendre des cravates en Bretagne, et connaître Annie Hall. »
Iris m’a proposé un café. J’ai accepté car j’avais du temps maintenant. J’avais une vie à remplir. Iris m’a expliqué qu’elle écrivait un roman, et qu’on lui avait prêté cette maison pour qu’elle puisse travailler au calme. C’était son deuxième roman. Mais je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je lui ai dit que j’étais en disponibilité des éditions Larousse. Elle a repris ma phrase, et c’était comme une sentence chamanique :
« Vous êtes en disponibilité des éditions Larousse… et vous vendez des cravates… enfin, une cravate… en Bretagne… et… ah, j’ai compris… c’est Jean-Marc qui vous envoie ? Ah ! C’est ça, vous m’avez fait peur… Il vous envoie pour savoir si je travaille bien ? Oh, que c’est drôle !
— C’est qui, Jean-Marc ?
— Ah, il n’y a que lui pour faire ça… Eh bien oui, vous pouvez lui dire que j’avance bien ! »
Dans certaines situations, on ne peut pas arrêter la pensée d’une personne. Ce que j’étais ou ce que je faisais ne pouvait pas avoir d’ancrage dans le monde réel. Il fallait trouver un moyen de me rendre rationnel ; et ce Jean-Marc venait de me rendre ce service. Alors oui, j’ai avoué que j’étais un émissaire de son éditeur. Elle m’a expliqué qu’elle commençait à voir la fin de son histoire. Je lui ai demandé de quoi parlait son roman, et elle m’a juste dit : « C’est l’histoire d’un couple qui se sépare plusieurs fois. »
J’ai bu rapidement mon café. Elle a mis la cravate autour de son cou. Je n’étais plus capable de savoir si une femme me plaisait ou non, mais j’ai senti pour la première fois depuis des semaines que je n’étais plus anesthésié. Qu’il y avait, dans la vision de cette femme, la possibilité d’une vie du lendemain. Je ne voulais pas la déranger plus longtemps. J’ai pensé aussi qu’elle était peut-être un signe du retour des mots dans ma vie. Je lui ai souhaité bonne chance pour son roman, elle m’a souhaité bonne chance pour ce que j’allais faire. Qui sait ce qui pourrait advenir de nos deux bonnes chances. Je suis rentré chez Roland. Il fallait que je me décide.