XI
Alice donnait de nombreux cours d’allemand à domicile. Le reste du temps, elle enseignait dans un collège en zone dite sensible (ce qui effrayait terriblement sa mère). Je venais d’avoir une promotion chez Larousse (ce qui effrayait terriblement ma mère). Nous vivions sous le même toit. Et puis, il y avait l’idée de plus en plus plausible qu’un jour, pour ne pas gêner ce beau mouvement de la vie normale, nous pourrions avoir envie de nous marier, et de faire un garçon qui jouerait au football ou une fille qui jouerait du piano. Un matin, en pensant à tout ça, je me suis dit : « Tiens, tu es un adulte, Fritz. » Et, en pensant à Céline, j’émis ce pléonasme : « Tiens, tu es un adulte avec des emmerdes. »
Je connaissais par cœur le corps de Céline. Ce qui nous était apparu au départ comme une échappée sensuelle devenait irrémédiablement une routine. Ce sentiment me procurait parfois l’étrange sensation que ma véritable maîtresse était Alice. Il était plus que temps d’arrêter cette histoire. Mais rien à faire, Céline parvenait toujours à me faire plier, à m’interdire de rompre. Je comprenais maintenant qu’il y avait quelque chose de bien plus important qu’un simple mélange des corps, et qu’elle ne supporterait pas l’idée que je puisse la rejeter. C’était au-dessus de ses forces. Si elle disait aimer son mari, si elle disait s’amuser avec moi, je venais de comprendre qu’il ne fallait jamais croire à la légèreté d’une femme qui offre ainsi son corps. Alors je cédais, par lâcheté, par habitude, par masculinité.
On tentait parfois d’égayer nos jeux érotiques, et je ne pouvais m’empêcher de trouver quelque peu pathétique la façon dont Céline tentait de réveiller un désir agonisant. Nous étions comme ces bougies qui n’en finissent pas de se consumer, ces bougies qui donnent l’impression qu’elles ne pourront jamais mourir tant qu’une infime flamme survit dans la cire. Je ne sais plus qui a écrit cette phrase : « seules les bougies connaissent le secret des agonies », mais Céline et moi, c’était exactement ça, nous étions en train de percer le secret le plus intime de l’agonie.
Elle ne me posait aucune question sur ma vie, et je lui interdisais de m’envoyer le moindre message le soir ou le weekend. Pourtant, je n’étais jamais vraiment à l’aise. Je sentais sa présence planer au-dessus de ma vie de manière insistante. Elle qui avait été une si grande source de légèreté s’était transformée en lourdeur. C’est vrai qu’on dit toujours que les choses sont légères au début : c’est au poids qu’on devrait mesurer le bonheur ; on devrait peser nos histoires pour en connaître le degré de dégradation. Ainsi, Céline était devenue une ombre sur ma vie, car je peux l’avouer maintenant : elle m’avait menacé. Pas d’une manière grossière, mais cela avait été insidieux, par des allusions, par des regards. Si je refusais de continuer à la voir, elle irait tout raconter à Alice. Ce n’était ni plus ni moins que du chantage, et j’avais l’impression de payer pour quelque chose que je n’avais pas fait. Que l’attitude d’Harold, cet homme que je ne connaissais pas, pesait sur ma vie comme si nous étions tous des dominos côte à côte. Et j’avais peur d’être subitement le dernier domino de la série, celui sur lequel s’abat toute une chaîne de frustrations.
Ce contexte influait sur mes rapports avec Alice. Si nous nous disputions beaucoup moins, il demeurait encore de nombreuses tensions. Facilement irritable, j’en étais le principal responsable. Alice me demandait souvent ce que j’avais, et je mourais d’envie de lui avouer ma relation avec Céline, je rêvais de me décharger de tout ce qui encombrait notre futur. Mais je savais parfaitement que cette révélation la ferait tant souffrir qu’elle aboutirait à notre séparation. C’était inenvisageable. Je devais vivre mon bonheur avec un compte à rebours du malheur dans le cœur.
Je suis rentré à la maison, épuisé. C’était le genre de soir où rien ne peut vous émouvoir. Le genre de soir où, regardant les catastrophes du monde à la télévision, on est capable simplement de critiquer la coupe de cheveux du présentateur. Une froideur occidentale, une insensibilité mesquine, le genre de soir où le cynisme coule dans nos veines étroites. Alice donnait encore un cours. C’était Benoît, un élève de terminale, qui voulait améliorer son niveau d’allemand pour intégrer une classe préparatoire bilingue. C’est étrange comme nous pouvons adorer des choses puis les détester. Rentrer chez moi, et entendre de l’allemand, avait souvent été le paroxysme de l’extase conjugale ; exactement comme d’autres hommes s’émeuvent d’une odeur de blanquette de veau. Que j’aimais écouter ces mots dans mon salon, me bercer dans le romantisme absolu. Mais ce soir-là, je ne voulais rien entendre. La journée m’avait effrité, et j’aurais voulu qu’Alice enseigne le silence.
Mes gestes étaient lourds, je faisais du bruit, comme une manifestation inconsciente contre ce moment. Alice s’est subitement énervée. Il n’y avait jamais de transition entre nous. J’aurais voulu qu’elle me demande ce qui se passait, mais elle s’est levée et avec un regard noir m’a crié :
« Tu ne peux pas faire moins de bruit, Fritz ! Tu ne vois pas que je suis en train de donner un cours !
— Oh ça va ! Je suis chez moi, quand même ! Je peux vivre !
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as bu ou quoi ? Tu sens la vodka polonaise !
— Ah non, ce n’est pas le moment d’inclure la Pologne !
— Oui, je sais, ils ont déjà assez souffert !
— Tu peux me dire pourquoi on se dispute ?
— Parce que tu fais du bruit, que tu ne respectes pas mon cours. Et le pauvre Benoît, il a bientôt son concours.
— Je m’en fous de Benoît, je m’en fous de son concours ! De toute façon, il a une tête de chômeur ! »
Benoît a profité de cette réplique pour apparaître. Je me suis aussitôt excusé. Au passage, j’ai vérifié : il avait plutôt une tête d’inspecteur en agronomie végétale ou, plus probablement, de formateur de diplomate. J’avais besoin de libérer toutes les tensions accumulées pendant la journée. Oui, c’est vrai, j’avais bu quelques petites vodkas pour me détendre. Et comme toujours, cela avait eu l’effet inverse. Je ne comprendrais décidément jamais cette expression : boire pour oublier. Quand je buvais, j’avais au contraire l’impression que la lucidité coulait en moi. Boire pour se souvenir. En revanche, je ne me souvenais pas précisément combien de vodkas j’avais bues.
Benoît a proposé finalement : « Je veux bien que vous vous disputiez pendant mon cours, mais le mieux serait peut-être de le faire en allemand. » Nous sommes restés stupéfaits. Rien ne se perdait, tout se transformait. J’étais encore jeune, mais je me sentais si vieux face à ces monstres modernes de rentabilité. Alice a hésité un instant (son visage était vraiment comme celui de quelqu’un qui attend sur un quai), puis elle s’est mise à m’insulter en allemand. Ce n’était pas très Goethe tout ça. À d’autres moments, j’aurais sûrement apprécié cette excitation germanique, mais là, je me sentais dépassé. Je me suis assis sur le canapé, et j’ai écouté cette femme m’injurier dans une langue que je ne comprenais pas. À côté d’elle, un jeune homme prenait des notes.
C’était sûrement l’une des visions les plus surréelles de ma vie.
Pour réagir, j’ai réfléchi à la langue dans laquelle je pouvais rétorquer. J’avais de nombreuses notions d’idiomes étrangers, mais seulement des notions. J’ai pensé contre-attaquer par un mélange de danois et de croate, mais j’ai finalement opté pour un peu de polonais. Néanmoins, la seule phrase qui me revenait était : « Savez-vous où se trouve l’hôtel ? » Je doutais que cette saillie polonaise puisse équilibrer nos forces. J’étais envahi, et je n’avais d’autre choix que de capituler. C’était toujours la même histoire. Cette scène avait au moins eu le mérite de nous détendre. On devrait peut-être toujours se disputer dans une langue étrangère. Benoît nous regardait avec attention ; nous lui donnions sûrement une image bien pathétique du couple.
Le cours s’est achevé. Il a rangé ses affaires, et s’est dirigé vers la porte. Juste avant de sortir, il s’est retourné vers nous, dans un rythme lent, comme au ralenti, et il était évident qu’il allait dire quelque chose d’important : « Vous devriez vous marier. Vous êtes exactement comme mes parents. »