VII
Quelques jours auparavant, j’avais croisé Céline Delamare dans un couloir. Pendant mes deux mois de stage, je ne l’avais presque pas vue. Elle rentrait de vacances, je la retrouvais bronzée. Pourtant, son visage avait quelque chose de fatigué. Elle voulait me parler. Je lui demandai si je devais la suivre tout de suite.
« Oui, tout de suite », fit-elle d’un ton presque autoritaire.
Je n’arrivais pas à me faire un avis sur elle. Par exemple : est-ce que je la considérais comme une femme forte ou comme une femme faible ? Bien sûr, elle paraissait forte, me dominant du haut de sa situation professionnelle, mais plus je la regardais, plus je la trouvais parsemée d’éclats de fragilité. Je me souviens de m’être dit un jour : « Fais attention à elle, fais attention à elle… », et j’aurais dû ne jamais oublier cette intuition.
Céline m’annonça que tout le monde était très content de moi. Puis, elle m’apprit que l’on souhaitait me garder et me proposer un contrat. Un instant, je restai en suspens. Je n’ai pas aimé ce mot, « contrat ». J’ai pensé à mes parents, j’ai pensé à une corde autour du cou, et à tous les clichés qu’on m’avait inculqués sur la vie d’entreprise. Elle attendait une réaction, et je me perdis encore un instant dans ma réflexion. Elle entrait maintenant dans le flot de mes pensées, et je m’imaginais croiser cette femme chaque jour, cette femme qui me plaisait, je me l’avouai subitement, dont les formes rondes et la couleur rouge me plaisaient. Elle me fit un grand sourire, et je pus voir ses dents ; peut-être que nos dents aussi seraient heureuses ensemble ? Fallait-il forcément vivre une vie fidèle en matière de dents ?
Après cette digression mentale, j’annonçai simplement que j’étais très flatté de la confiance des éditions Larousse, et que je ferais tout pour ne pas les décevoir. C’était vraiment une occupation professionnelle idéale pour moi. J’allais être en charge des modifications du dictionnaire. C’était une responsabilité qui, une fois dépassée mon appréhension initiale, m’emplissait d’une joie immense. Je ne pouvais plus m’empêcher de sourire, de sourire idiotement, et il fallait que cela cesse sans quoi le ridicule de ma mâchoire pourrait donner à Céline Delamare l’envie de retirer sa proposition. Je pensais à tous ces nouveaux mots qui allaient intégrer la grande équipe des mots. Autre point important de mon emploi : j’allais devoir rédiger les notices bibliographiques des nouveaux entrants. Tous ceux qu’il fallait soumettre au jugement d’un comité de sélection. Ainsi, à partir de maintenant, je ne cesserais d’être en contact avec des destins pouvant potentiellement entrer dans le dictionnaire ; des destins aux rivages d’une certaine postérité.
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Maxim Twombly (1958-) : Artiste new-yorkais qui fit sensation dès son plus jeune âge en exposant des toiles inspirées par l’œuvre de Dylan Thomas, et notamment La vie est un cercle carré. Le 8 décembre 1980, jour de l’assassinat de John Lennon, il décida de mettre définitivement fin à sa carrière.
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Céline Delamare était ravie de constater ma satisfaction :
« Parfait. Nous aurons donc l’occasion de mieux nous connaître, dit-elle.
— Oui, c’est d’ailleurs sûrement pour ça que j’accepte cet emploi », répondis-je avec beaucoup d’assurance. Je fus surpris moi-même. Ce n’était certainement pas une phrase de stagiaire ; c’était une phrase très CDD, pour ne pas dire CDI. Je crois aussi que cela me faisait du bien de parler ainsi à une femme. J’en avais besoin, comme pour me prouver que le monde féminin n’était pas une entité anéantie par le couple. Je savais pourtant que je ne pourrais absolument pas tromper Alice, que là n’était pas la question, puisque la question était simplement de ne pas s’écarter du monde sensible.
J’appris la nouvelle à Alice. Cette fois, elle me sauta au cou. Je la sentis heureuse pour moi, fière même, et je redécouvris subitement toute sa capacité à m’aimer follement. J’avais été bien ridicule de m’enfermer dans la jalousie une partie de l’été. Nous avions perdu tant de temps. Il fallait le rattraper. Après le champagne, nous nous sommes allongés, il faisait chaud pour une fin d’été, et je me souviens que nous sommes restés d’abord un temps immobiles, dans une position étrange, presque encastrés, les corps déformés comme dans un tableau de Francis Bacon. Et cette impression était d’autant plus étrange que près du lit il y avait un miroir qui, avec la fenêtre, nous renvoyait une triple image de notre position. Ensemble, nous formions un triptyque.
Nos corps se retrouvaient après ces semaines passées dans notre imaginaire. J’avais l’impression de retrouver le goût. Je me révélais à moi-même. Et mon cœur battait d’une manière anarchique. Nous nous sommes longuement embrassés, sans la langue au début, puis avec la langue, et sans la langue à nouveau, puis avec la langue. Chaque transition du monde de la langue à celui sans la langue était comme un passage de frontière. Chaque détail de notre sensualité, aussi ridicule fût-il, était, dans ce contexte de nos retrouvailles, une énormité indéfinissable, mythique. J’ai senti ses tétons se dresser. Alice s’est mise alors à me masturber. Les préliminaires étaient comme la préparation d’un long voyage. Nous aurions pu tout aussi bien faire l’amour plus brutalement, plus rapidement, nous jeter l’un sur l’autre après tout ce temps l’un sans l’autre. Mais nous avions préféré la lenteur, c’était le rythme de l’émotion.
« Continue », ai-je demandé.
Elle me caressait toujours lentement, en accélérant parfois, en collant sa bouche près de mon oreille pour soupirer au plus près de mes tympans. J’aurais pu venir dans sa main, tant mon plaisir était fort.
« Ne viens pas, m’a-t-elle dit. J’ai envie de toi maintenant. »
Elle avait prononcé cette phrase comme s’il s’agissait d’une sentence, de l’annonce d’une exécution. Je l’ai alors retournée. Collé à elle, je l’ai caressée en même temps. Elle est venue sur moi, sa position préférée, puis moi sur elle, ma position préférée. Dans un moment, nous reprendrions notre position de solitude corporelle.
Un silence s’est installé entre nous. Nous étions allongés, dans le bonheur et la sueur, dans la vapeur de l’épuisement. C’est alors qu’Alice annonça :
« Maintenant que tu as un emploi, il faut que je te présente à mes parents. »