IV
Les semaines ont passé, et nous étions bien obligés de définir ainsi notre situation : Alice et moi étions amants. Cette femme, qui aurait dû être ma femme, était devenue ma maîtresse. On frôlait le boulevard, et c’était si étrange pour quelqu’un comme moi qui ne supporte que les petites rues. Pourquoi ne pas partir tous les deux, se retrouver enfin sous la lumière ? C’était ce que je voulais, mais j’allais bientôt comprendre que les choses étaient différentes pour Alice.
Je vivais mon envie d’une manière autonome ; je veux dire que mon histoire avec Iris était déjà morte avant le retour d’Alice. Iris s’était fanée, et elle n’aurait jamais dû porter le nom d’une fleur. Je la regardais souvent à son insu et j’éprouvais presque de la peine dans la contemplation de sa sécheresse. Bientôt, elle allait renoncer à écrire des romans, et comme tout écrivain qui va renoncer, elle avait, dans un ultime soubresaut, entrepris de raconter sa vie. J’avais lu l’épisode de la cravate. C’était si étonnant de relire, sous forme romanesque, ce que j’avais été. Un moi déformé par le souvenir, un moi surtout déformé par les années passées ensemble. Comment pouvait-elle retranscrire sa première impression ? Était-ce vraiment important ? Je ne sais pas. Je sais juste que j’avais été choqué de découvrir une version si différente de celle de mon souvenir. On peut avoir trois types de divergences avec une personne : sur la vision du futur, sur la vision du présent et sur la vision du passé. Et une chose est sûre : si l’on vit ce troisième type de divergence, les deux autres en découlent tout naturellement. C’est en lisant ce passage autobiographique que j’ai compris la fin de notre histoire. Il restait maintenant à la prononcer. Souvent, les paroles ne suivent pas les décisions. Il faut du temps pour mettre en pratique les évidences. Et c’est le retour d’Alice qui me permit de trouver cette force, cette puissance de simplement prononcer, un soir, cette phrase : « Il est temps de se séparer. »
Iris n’a rien dit. C’était sa façon d’accepter. Elle semblait si détachée de tout qu’elle aurait pu être tout aussi d’accord si je lui avais proposé de faire un enfant. Je crois surtout que j’étais bien incapable de savoir ce qu’elle ressentait profondément. Et dans cette logique-là, je fus cueilli le lendemain matin par un réveil en larmes :
« Je t’en prie, Fritz, ne pars pas. J’ai besoin de toi.
— Mais c’est fini. Tu le sais aussi bien que moi.
— C’est à cause d’Alice, c’est ça ?
— Non.
— Tu peux la voir. Tu peux faire tout ce que tu veux. Mais je veux que nous restions ensemble. »
Par qui avait-elle été visitée dans la nuit ? Je la découvrais subitement sous une lumière passionnelle, et je dois dire que je fus réellement troublé par ce revirement. Pendant toutes ces années, j’avais tenté l’impossible pour sauver notre histoire, je m’étais confronté à un cœur sec, et voilà qu’elle se montrait désespérée à l’idée de vivre sans moi. Elle semblait réellement sincère, et notre passé s’est recomposé en moi d’une manière si forte, si limpide que je fus aussitôt plongé dans une parfaite confusion. C’était peut-être stupide de se quitter. Elle allait peut-être faire des efforts, redevenir celle que j’avais aimée, son ombre tout du moins.
« Emmène-moi en week-end. Partons d’ici… », avait-elle dit.
Et j’avais accepté.
Nous étions allés à Deauville. J’avais conduit sans faire le moindre excès de vitesse, voulant contrôler ce que je pouvais ; à savoir, tout ce qui n’était pas d’ordre sentimental. En arrivant, nous avons pris une chambre dans le premier hôtel venu. Iris m’a fait couler un bain (la dernière fois remontait à une autre décennie), et elle m’a attendu sur le lit, lascive et ridicule comme une actrice trop vieille qui veut jouer un rôle de jeune fille. Je n’avais plus le moindre désir pour elle. J’ai regardé la chambre, et tout me paraissait comme le décor absurde d’un amour sans chair, un amour décomposé depuis longtemps. Pendant que je prenais mon bain, Iris avait bu ce qu’il y avait dans le minibar. Il était préférable de sortir, prendre l’air. Il faisait gris dehors, pourtant il y avait du monde sur la plage. Nous avons marché : un homme et une femme, sans le chabadabada.
Finalement, nous avons repris la voiture, en direction d’Étretat. Il y avait moins de monde à cet endroit. Iris me paraissait de plus en plus comme une inconnue. C’était moins le rivage de sa folie que celui de la mer qui me chahutait. Un instant, je l’ai serrée dans mes bras, et c’était le signe d’une parfaite compassion. Je n’éprouvais plus le moindre amour. Je crois qu’elle l’a ressenti.
« Et si je me jette ? Et si je me jette maintenant ? »
J’ai imaginé son corps écrasé au pied de la falaise.
« Ne sois pas idiote. Viens, on rentre. »
Elle avait l’air d’une petite fille. Nous sommes passés à l’hôtel reprendre nos affaires. Et nous sommes retournés à Paris, sans même y passer la nuit. Notre petite escapade de quelques heures marquait la fin de notre histoire, comme une tournée d’adieu grotesque. Iris était d’accord avec moi. Elle s’était accrochée, ce matin, à l’idée de quelque chose qu’elle aurait pu réussir. Mais elle savait très bien qu’elle avait tout raté. Que depuis longtemps déjà, elle était entrée dans une spirale noire, comme une véritable dépressive.