VI

Avant d’organiser nos retrouvailles faussement fortuites, Lise avait donc eu la confirmation que j’étais encore célibataire, et que je voulais revoir Alice. Comme par hasard, nous nous sommes retrouvés dans la même salle de cinéma. Ils passaient, dans le cadre d’un cycle sur le cinéma allemand, Les ailes du désir de Wim Wenders. D’une manière générale, il ne faut jamais croire au hasard. Quand on croise quelqu’un, comment prouver que cela n’est dû qu’à un concours de circonstances ? J’ai vu Alice, avant qu’elle ne me voie. Elle était comme au premier jour, immobile dans mon regard, avec le vertige intact de ma première impression. Je me suis approché d’elle, ce qu’elle a senti, puisqu’elle s’est retournée. Nous nous sommes regardés un instant, droit dans les yeux, iris figés, et puis, simplement, nous avons souri. Nous nous étions tant manqué.

Alice jeta un regard à sa sœur. Un regard d’interrogation. Lise n’avouerait jamais, et je ne la trahirais pas. Mais il était évident qu’Alice n’était pas dupe de ces fausses retrouvailles. Il suffisait de ne rien dire, comme on ne dévoile pas un tour de magie. C’était rafistolé, mais nous avions tellement envie de ce rafistolage. Jamais je n’avais éprouvé un tel désir de rafistolage avec quelqu’un. Lise nous laissa seuls, car le rafistolage est une science intime. Nous sommes ainsi restés tous les deux dans notre subit rafistolage. Je voulais m’étourdir de ce mot qui m’apparaissait subitement comme l’un des plus beaux de la langue française.

Rafistoler v.t. Fam. : Réparer grossièrement.

La grossièreté de l’action n’avait aucune importance, on voyait les contours, on voyait les artifices, mais qui se souciait des ficelles quand le bonheur était là ? Nous avons marché, simplement. J’ai repensé au temps de mon adolescence où, après une longue hospitalisation, j’avais été ému aux larmes du simple fait de me promener, de respirer l’air de tous. C’était sûrement la comparaison la plus juste ; revoir Alice était une guérison. Je guérissais du temps sans elle. Plus rien ne serait pareil.

Pour ne pas gêner ce nouveau départ, il fallait éviter d’évoquer le temps de notre séparation. Ce que nous avions fait l’un sans l’autre devait n’avoir aucune importance. L’essentiel était d’être là, réunis dans notre désir commun. Une seule nécessité : je devais reparler de notre dernière fois. Ce que je fis, m’excusant de mon impolitesse. Je voulais aussi écrire à ses parents. Elle était très heureuse à cette idée. Ou pour être plus précis : elle était heureuse que je propose d’écrire cette lettre, et c’était ça qui était le plus important. Elle m’avoua que son père s’était senti responsable de ce qui s’était passé.

« Oui, continua-t-elle. Ce que je n’ai pas aimé dans ton comportement, c’est que tu n’aies pas compris à quel point il était mal à l’aise. Mal que je lui présente un garçon. Et je n’ai pas aimé que tu ne m’écoutes pas, que tu ne comprennes pas la tendresse que j’éprouve pour lui. Ça ne m’empêche pas d’être lucide sur ses défauts, ses préjugés. »

Ainsi, nous recomposions le souvenir de ce dimanche, et nous trouvions tout cela bien ridicule. Cela avait été absurde.

« On ne se sépare plus. Dis-moi qu’on ne se sépare plus.

— Je te le dis, Alice.

— Plus jamais.

— Nous vieillirons ensemble. »

Cette dernière phrase la fit sourire car elle évoquait un de nos souvenirs. Je lui avais acheté le DVD du film de Maurice Pialat Nous ne vieillirons pas ensemble, et j’avais colorié en noir les négations. C’était peut-être cela que nous devions faire pour être heureux ensemble, colorier en noir les négations.