II
Le soir, encore bouleversé, j’ai confié à Iris que j’avais revu Alice. Le dramatique aurait mérité un peu de tenue, mais elle a joué une sorte de scène de jalousie. Pourtant, aucune scène de jalousie n’avait dû sonner aussi faux. C’était une scène méthodique, récitée. Le fantôme d’Alice qui avait été si présent dans notre couple pendant nos premières années n’existait plus maintenant. Ce que disait Iris c’était ce qu’elle avait pensé dans le passé. J’écoutais sa scène, et c’était si loin, tout ça. Le retour d’Alice n’était rien pour elle. Si rien qu’elle ne se rendait pas compte du contexte, elle n’évoquait même pas Lise. Iris était devenue insensible. Insensible à moi. Une sorte de monstre de froideur qu’enfante le couple. Elle s’est retournée, et j’ai regardé son dos. Quelques heures auparavant, j’avais regardé partir le dos d’Alice. C’était le grand écart des dos. Et ce dos qui était là maintenant n’était certainement pas celui que je voulais. Je tournais le dos à ce dos, et je pensais à demain avec des larmes dans mes yeux qui ne se fermeraient pas.
Je suis arrivé en avance au cimetière. Il était préférable que je reste à l’écart. Alice désirait ma présence, mais il n’était pas question de faire mon grand retour auprès de sa famille. J’ai marché entre les tombes, en pensant à tous ces corps allongés qui avaient eu de grandes idées, des joies et des peines, des jouissances, et peut-être avaient-ils été très sexuels tous ces corps, et je voulais vivre maintenant, je voulais rencontrer une femme, quelque chose de flou envahissait mon esprit, et je repoussais ici, clairement, entre les morts, plus que jamais, Iris.
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Fritz (1979-) : Jeune homme sympathique qui, malgré une enfance chaotique, a fait de brillantes études. S’est retrouvé très vite à la tête des Éditions Larousse, mais n’a cessé de nourrir en parallèle le projet d’une biographie de Schopenhauer en quatre volumes. Son union avec un écrivain dont nous n’avons plus de traces semblerait l’avoir inhibé dans ce désir. La seconde partie de sa vie est bien plus lumineuse, avec notamment le projet d’une bibliothèque uniquement destinée à l’usage des femmes.
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J’ai continué à errer, puis Alice est arrivée. Je l’ai vue au loin, avec sa fille tout près d’elle, si belle petite fille qui devait avoir le même âge que Roman, et juste derrière elles, je discernais un homme que j’imaginais être le mari et le père. Le jour d’un enterrement, on ne peut tirer aucune conclusion d’une image familiale. Tout le monde semblait soudé par le drame, écrasé, figé. De là où j’étais, c’était la sensation d’immobilité qui dominait. Comme il y avait beaucoup de monde, je me suis permis de me rapprocher. Personne ne me repére-rait. J’ai avancé, lentement, en repensant à Lise sautillant dans le couloir, la première fois que je l’avais vue. Les images se mélangeaient dans ma tête, et il y avait aussi le souvenir des nazis traqués, des images dans sa chambre, et de son projet de roman. À chaque pas vers elle, c’était une image qui me revenait, et je composais en moi une sorte d’hommage intime.
C’est alors que j’ai senti une main sur mon épaule. Je me suis retourné, et j’ai mis un instant à reconnaître le père d’Alice. Il avait tellement vieilli. Surtout, il n’avait plus rien de cet homme si sûr de lui. Je le voyais face à moi tout froissé, rabougri, une sorte d’homme qui allait entrer très rapidement dans la peau d’un vieillard. En regardant ses yeux, j’ai éprouvé une douleur immense. Comment dire ? Bien sûr que la mort de Lise m’effondrait, que la vision d’Alice meurtrie m’avait hanté, mais le visage rongé de leur père me plongeait réellement dans la douleur, dans leur douleur.
« C’est toi, Fritz. Je te reconnais », voilà ce qu’il m’a dit en me fixant.
« Oui, je suis venu…
— Oh, Fritz… pourquoi ? Pourquoi ça nous arrive à nous ? »
Il ne pouvait plus dire un mot, il hoquetait, lui qui avait toujours paru si fier et si fort, il pleurait sur mon épaule, comme un enfant, comme un mourant. Il n’y avait rien à dire, alors je l’ai serré dans mes bras, je l’ai serré du mieux que j’ai pu dans mes bras. Il s’est alors approché des autres, marchant vers le cercueil. Je n’avais aucun doute : il suivrait bientôt sa fille.
La cérémonie fut vraiment très pénible. Alice a tourné la tête un instant, et elle a vu que j’étais là. J’aurais voulu la soutenir, mais ce n’était pas mon rôle.