VIII

J’avais connu des moments d’angoisse dans ma vie, mais celui-ci les surclassait. Surtout à cause d’Alice, qui me préparait comme si j’allais représenter l’humanité devant les extraterrestres. Pendant près d’une heure, elle tenta de me coiffer décemment. Elle m’écrasa la tête avec une brosse, elle voulait à tout prix que je perde toute personnalité capillaire. Je criai, et commençai à avoir la mine d’un détenu.

« Arrête ! Laisse-moi un peu naturel, ça sera mieux. »

Elle me contempla, avant de confirmer :

« Non, naturel ça ne passera jamais. »

Après un temps, elle avoua :

« C’est vrai que tu as une petite mine. Je vais te faire un jus de carotte.

— Je n’aime pas ça.

— C’est pas grave. Il faut que tu aies bonne mine.

— Mais je vais vomir ! C’est ça que tu veux ? Que je sois vert ?

— Oh tu ne fais vraiment aucun effort !

— Mais j’ai un travail maintenant. Je peux expliquer que je travaille beaucoup, d’où mon visage fatigué.

— Ils vont croire que tu te fais exploiter, c’est pire. »

Quoi que je dise, Alice trouvait quelque chose à redire. Alors que j’étais terriblement anxieux, je dus la prendre dans mes bras et la rassurer. Tout se passerait bien. Ce n’était qu’un dimanche à vivre.

« Il y aura ma sœur aussi, dit Alice.

— Ah bon ?

— Oui, elle vient de rentrer d’Amérique du Sud.

— Elle y faisait quoi déjà ?

— Tu sais bien, cette thèse sur la fuite des criminels nazis. »

Le retour de sa sœur était un soulagement. Je ne serais pas le seul centre d’intérêt. Cette quête des nazis avait vraiment le mérite d’attirer la lumière. De toute façon, je m’étais surtout préparé à être une sorte de légume lâche. J’allais tout faire pour ne pas gâcher ce moment historique aux yeux de ma fiancée.

À peine entré dans la maison, je compris que la tâche ne serait pas aisée. Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Je fus ainsi présenté à Lise dans le couloir. Toute ma vie, quand je penserai à Lise, je penserai à cet instant dans le couloir. Elle semblait pleine de vie. Elle avait une étrange façon de sautiller tout en restant au sol, une sorte de mouvement d’ascension minime exécuté en permanence. Bref, elle me plut immédiatement, et ce fut réciproque.

« Je ne sais pas ce que t’a dit ma sœur, mais ne t’inquiète pas, ça va très bien se passer.

— Ah bon ? Si tu le dis.

— Tu vas voir, notre père est un peu ronchon, mais il est gentil. »

Nous sommes ensuite entrés dans la cuisine. C’était une belle cuisine, vaste, sûrement un peu trop. C’est toujours ridicule une trop grande cuisine. Je découvris la mère d’Alice, perdue dans ses casseroles, évaporée dans l’ambiance la plus dépressive qui soit. Une odeur de lapin flottait. Éléonore s’avança vers moi, mais pas trop tout de même, car il fallait bien montrer que c’était surtout à moi de m’avancer. J’étais un invité, et les invités doivent marcher plus vite que les hôtes. Elle me parut si lasse, dès ce premier instant. Ce qui lui restait d’énergie vitale devait être bien caché dans l’un des innombrables tiroirs de cette cuisine géante.

« Alors c’est vous, Fritz ? » me dit-elle.

Tout était dans le « alors ». Cet « alors » n’avait pas été clairement soupiré, mais il avait été émis avec un petit souffle, comme la brise discrète des soirs d’été : on ne se doute pas encore que l’on va avoir froid, voilà ce qu’il y avait dans ce « alors ».

« Oui, c’est moi », répondis-je.

Quelle réponse idiote, je l’admets. Mais que pouvais-je dire d’autre ? Alice ne voulait pas laisser le moindre temps mort dans ces présentations. Alors, elle se précipita sur le premier sens qui pouvait lui fournir matière à parler : en l’occurrence, l’odorat.

« Oh tu as fait du lapin ! Ça tombe bien, Fritz adore le lapin ! Hein, Fritz, hein, tu adores le lapin, hein, hein… tu me le disais hier encore… tu me disais, oh c’est drôle, j’adore le lapin, et je n’en mange pas assez, hein Fritz, hein que tu aimes le lapin ? »

Alice arrêta son monologue du lapin. Sa sœur et moi la regardions, interloqués d’une telle frénésie. Sa logorrhée avait été rythmée par de petits coups de coude aussi discrets qu’efficaces :

« Oh oui, j’adore le lapin… c’est vraiment bon le lapin… Et puis c’est gentil un lapin…

— Gentil ? coupa Éléonore.

— Oui, enfin, pas toujours… parfois le lapin est caractériel, alors on a vraiment raison de le tuer et de le manger… et j’adore ça… manger… heu… lapin…

— Oh oui, il adore ça », répéta Alice.

Sa mère nous regarda comme deux demeurés. Finalement, elle me fixa et je pus lire dans son regard :

« Tu es peut-être gentil… tu vas peut-être faire tous les efforts du monde… mais si tu crois franchement qu’on va laisser notre fille s’installer avec un paillasson comme toi, tu peux toujours rêver… »

Je voulus mourir, mais on me proposa plutôt un peu d’agonie avant : la rencontre avec le père.

Lise tentait toujours de détendre l’atmosphère, et je ne pouvais qu’apprécier ses efforts. Elle semblait très à l’aise avec ses parents, parfaitement capable de leur faire accepter son mode de vie. Il n’était pas rare dans une famille à deux enfants qu’on tolère chez l’un ce que l’on ne supporte pas chez l’autre. Alice, contrairement à Lise, devait à tout prix rentrer dans le moule. Étant la seconde, elle devait porter les espoirs d’une vie rangée, faire un bon mariage, et des enfants bien blancs. Si elle ne le faisait pas, plus personne ne pourrait reprendre le flambeau de la vie française et triste.

Le père était assis dans son canapé, parcourant son journal, et sûrement rêvait-il simultanément à ses actions en bourse et au cigare qu’il fumerait après le repas. À la façon dont il était vautré, on savait qu’il vivait dans un monde où tout était à la mesure de sa personne satisfaite. Il fit semblant de ne pas se rendre compte de notre présence, et nous laissa un instant en plan, figés dans notre médiocrité. Nous quémandions un bonjour.

« Papa, je suis là. Avec Fritz.

— Ah… », fit-il d’un ton distant qui agaça Lise.

« Papa, tu le fais exprès !

— Quoi ? Quoi ? Ah, bonjour… »

Il ne se leva pas, mais fit un effort du buste, une tentative tout de même de me montrer que j’étais un peu plus que rien.

« Bonjour…

— Fritz.

— … Fritz. Vous vous appelez vraiment Fritz ?

— Oui… c’est mon père… qui aimait un roman… et…

— Et il a rencontré ta mère ? » demanda-t-il à sa fille, ce qui était une double impolitesse : il me coupait la parole, et ne me posait pas la question directement.

« Oui, nous nous sommes vus dans la cuisine. Fritz aime beaucoup le lapin… »

Cette dernière phrase se fracassa contre un silence consternant. Je n’en pouvais plus d’être associé au lapin. Je m’en foutais des lapins. J’aimais beaucoup de choses dans la vie. Au hasard : Monteverdi, Antonioni, Kandinsky (tiens, que des artistes qui se finissent en « i », mais ce n’était pas le moment d’en tirer une quelconque théorie).

*

Romuald Picard (1951-1987) : Navigateur français. Le premier marin à faire le tour du monde en suivant uniquement des diagonales. Après ce moment de gloire, il tente une traversée en solitaire du Pacifique, mais on perd sa trace après seulement deux jours de navigation. Son corps est retrouvé quelques mois plus tard sur une île déserte. Sur une roche près de lui, il avait gravé : « Je me sens seul. »

*

Nous sommes passés au salon pour l’apéritif. Je mangeais des cacahouètes, comme j’aurais fumé une cigarette, pour me donner une contenance. Lise parlait beaucoup, et nous sauvait du vide, mais malheureusement, elle était souvent interrompue par la sonnerie de son téléphone. On entendait en provenance du couloir des bribes de conversation.

« C’est quand même fou ! s’écria le père. J’ai une fille qui fait une thèse sur les nazis en fuite, et une autre qui veut devenir professeur d’allemand. Hein, Éléonore, tu ne trouves pas ça fou, toi ?

— Oui, sûrement.

— Remarque, ça peut toujours être utile. En cas de nouvelle attaque. Parfois, je me dis qu’avec tout ce bordel ici, ça ne ferait pas de mal qu’on remette un peu d’ordre !

— …

— Et la polygamie !

— C’est sa nouvelle lubie, souffla sa femme.

— Ça se trouve, ils vont réussir à nous faire accepter la polygamie. Hein, Fritz, vous en pensez quoi ?

— De quoi ? De la polygamie ?

— Il me demande de quoi ! Il est incroyable ton ami ! Ben oui, je parle de la polygamie, alors je ne vous demande pas quel temps il fait.

— Bon, on va passer à table », coupa Éléonore.

Tout était parfaitement disposé. On eût dit un musée sur une nappe. Je commençais à avoir des crampes d’estomac. « Ne t’angoisse pas. Il te teste, c’est tout, me souffla Alice. Mais je pense qu’il t’apprécie… » Drôle de façon d’apprécier. Sans grande surprise, il enchaîna sur le déclin des valeurs :

« Tout fout le camp. C’est comme les couples. Maintenant on se sépare pour un oui ou pour un non. Jusqu’à ce que la mort vous sépare, tu parles ! Maintenant, la mort c’est le moindre petit défaut de l’autre…

— Tu crois qu’ils sont heureux tous ces couples qui restent ensemble juste parce que ça ne se fait pas de divorcer ?

— Oh Lise, on ne peut rien dire avec toi.

— Si, tu peux tout dire, mais le refrain “c’était mieux avant”, ça me fatigue !

— Tu m’emmerdes, ma fille ! s’énerva subitement le père, apparemment allergique à la contradiction.

— Écoute, ça fait un an que tu ne l’as pas vue, ta fille. Alors arrête ! s’énerva enfin Éléonore.

— Bon ça va… ça va… mais quand même, on ne m’ôtera pas de la tête qu’il n’y a plus de valeurs, et que l’immigration est en grande partie responsable de cette décadence… Bientôt, on aura une mosquée en bas de chez nous… »

Tout le monde laissait le père s’exciter, et je ne savais pas comment réagir. Je n’avais jamais été confronté à une telle situation. Devoir accepter d’entendre de telles conneries, au nom de l’amour. Si seulement Alice m’avait lancé un sourire complice, mais je la sentais tellement admirative. Même la mère soupirait, et après avoir été agacée par elle, j’éprouvai soudain une nette compassion.

Le père continua de glacer l’ambiance avec des propos de plus en plus extrémistes. On passa en revue les SDF, les émigrés roumains qui se coupent une jambe pour nous faire pitié, le sida qui n’est qu’une maladie d’homosexuels et de drogués, rien d’étonnant à ce que les décadents du showbiz l’aient attrapé, et ces connards de la télé qui se font plein de pognon en présentant des conneries avec des gogos qui envoient des SMS, et la presse à la botte du pouvoir, tout n’est que magouille et compagnie, et encore, et encore du pourri, et du snouf grigrigri gragragra.

« Si tu veux, je connais un bel endroit en Argentine où tu pourrais te réfugier, si tu es si malheureux ici, proposa Lise.

— C’est malin, ça. »

Finalement, après cette liste des réjouissances de la vie occidentale, dans un enchaînement qui devait lui paraître logique, il s’intéressa à moi :

« Alors comme ça vous travaillez chez Larousse ?

— Oui, c’est ça.

— Et c’est là-bas qu’on vous apprend à économiser vos mots ? »

Il était bien entendu du genre à rire de ses propres blagues. Et moi, parfaitement ridicule, je lui souriais. Tout m’oppressait. L’énorme horloge me terrorisait. Et toutes ces reliques religieuses que je découvrais à mesure que mon regard parcourait la pièce m’accusaient d’avoir tué Jésus-Christ. J’ai tenu bon pendant tout le repas et, enfin, on servit le café. Mais j’avais fait tellement d’efforts que je redoutais les dernières minutes. Pendant ce petit moment de calme qu’était l’attente du café, et le retour de la salle à manger vers le salon, je fis un bilan. Et je me demandais vraiment pourquoi je restais ici. Sûrement pour Alice, bien sûr, qui passait sa main dans mon dos, chuchotant : « Tu sais, c’est important pour moi… et je suis désolée de l’attitude de mon père… il n’est pas toujours comme ça… c’est un gentil au fond… je pense qu’il est tendu… il faut juste se mettre à sa place, c’est la première fois que je lui présente quelqu’un… » Je regardais Alice pendant qu’elle tentait de justifier l’injustifiable. J’aurais tellement préféré qu’elle me dise : « Mon père est un gros con, mais c’est mon père et je l’aime. Alors voilà, tu fais avec… » Cela aurait été bien plus simple, mais cela n’arriverait jamais. Elle baignait dans une vapeur d’irréalité dès qu’il s’agissait de lui.

C’est au moment du café que j’ai craqué.

« Au fait, je ne sais même pas comment vous vous êtes rencontrés tous les deux, interrogea-t-il.

— C’était à une soirée…, commença Alice.

— Enfin une soirée, ce n’était pas vraiment une soirée, l’interrompis-je. C’était dans un club échangiste. Alice était allongée entre deux blacks, et ce fut tout de suite le coup de foudre entre nous. »

Après un long moment, Alice regarda son père. Il paraissait vraiment choqué, et cela dicta sa conduite. Elle cria, mais ce ne fut pas si fort que ça, comme un cri froid :

« Tu t’en vas. Tu pars tout de suite. »

Je me suis levé, j’ai pris ma veste, au revoir. Mais, avant de partir, je me suis retourné pour dire :

« Merci encore pour le lapin. »

Dans l’escalier, j’ai entendu des pas derrière moi. J’ai pensé que c’était Alice, j’aurais tellement aimé que ce fût Alice, mais c’était Lise qui me rattrapait.

« Alice ne te pardonnera jamais.

— Je ne sais pas quoi dire.

— Ne dis rien. Mais moi je voulais juste te dire que j’ai adoré. C’était bien ce que tu as fait. Comme c’était bien. »

J’ai descendu les marches avec l’écho des mots de Lise dans ma tête, et ils ne me réconfortaient pas. Je savais que j’avais commis quelque chose d’irréversible. Mais je n’étais pas vraiment triste. L’attitude d’Alice m’avait tellement déçu. Je m’étais détesté pendant ce repas, à jouer le guignol, à me faire croire que je pourrais être le gendre idéal de ce ramassis de haine.

J’ai marché longuement, pour digérer les événements. Tout autour de moi avait la couleur du dimanche. J’allais entamer une nouvelle partie de ma vie, et j’éprouvais autant d’excitation que de frayeur.


1 Oui, je sais, c’est étrange de s’appeler Fritz. Surtout quand on n’est pas allemand. Mon père avait une passion pour le roman Mars de Fritz Zorn. Ainsi, il m’était tout à fait agréable de porter le prénom d’un auteur mort à trente-deux ans d’un cancer et qui disait : « Je trouve que quiconque a été toute sa vie gentil et sage ne mérite rien d’autre que d’avoir le cancer. »Retour

2 Bien sûr, je ne savais pas encore à quel point notre histoire serait désastreuse.Retour

3 Dans Le potentiel érotique de ma femme, un roman de David Foenkinos, le héros s’interroge : « Est-ce qu’on peut coucher avec une femme qui nous trouve original ? »Retour

4 J’ai toujours pensé que mon prénom n’était pas très crédible pour les disputes.Retour