II
Je me noyais dans le travail. Je vivais avec les mots : avec eux, il n’y avait jamais de dispute. Alice me manquait, c’était un manque presque étouffant, mais je n’avais pas envie de l’appeler. Je n’avais envie de voir personne. Ce fut sûrement la période la plus solitaire de ma vie. Je marchais beaucoup, et il m’arrivait de croire que je serais capable d’écrire un roman. Je comprendrais plus tard qu’il ne faut certainement pas vivre entouré de mots pour pouvoir écrire. Pour écrire, il faut s’échapper des phrases.
Ma vie était réglée, j’avais des collègues, et nous échangions des anecdotes devant la machine à café. J’apprenais les histoires de chacun, les guerres et les adorations. C’était un monde clos, un univers dans lequel une communauté était enfermée. Nous marchions tous vers une même destination : la publication annuelle du Larousse. Je passais beaucoup de temps au sous-sol, où étaient entreposées les archives. C’était un endroit où le temps n’existait pas, où rien ne filtrait de notre modernité, et je filais alors des heures heureuses. Bien sûr, c’était parfois fastidieux. Surtout quand je devais faire de nombreuses photocopies. Je m’installais près de la machine, et j’écoutais son ronron. Je ne sais pas pourquoi mais je pensais à Alice dès que je faisais une photocopie. C’était un processus de liaison dans ma tête qui n’avait aucune raison d’être, mais c’était ainsi. Cette salle de photocopie était comme un autel en souvenir d’Alice. J’y éprouvais de la tristesse, de la nostalgie, et parfois aussi du bonheur en repensant à nos meilleurs épisodes.
Un jour, alors que j’étais dans cette pièce, Céline Delamare fit son entrée. Je la croisais assez peu, finalement. Mais à chaque fois, il y avait comme une tension qui se traduisait par des sourires appuyés. J’eus le sentiment qu’elle était contente que je sois là. J’eus aussi le sentiment que le moment à venir était en germe depuis le premier instant, qu’il avait juste fallu attendre pour le voir éclore. Je ne pensais presque jamais à elle, mais dès qu’elle était devant moi, elle m’occupait tout entier.
« Vous êtes triste », me dit-elle. C’était une étrange entrée en matière.
« Pourquoi dites-vous ça ?
— Je le vois, c’est tout.
— Et à quoi ?
— Je le vois à votre façon de faire des photocopies.
— Ah ?
— Oui, je suis directrice des ressources humaines, et j’ai développé un don unique. Je suis capable de savoir ce qui se passe dans la tête d’un employé au moment où il fait une photocopie.
— C’est un don exceptionnel, effectivement.
— Oui, vous pouvez essayer. »
Je restai un instant sans bouger. Puis je pris une feuille pour la disposer dans la photocopieuse. J’agis lentement, décomposant chacun de mes gestes, tout en la regardant fixement. Puis je lui demandai :
« Alors, quel est mon état d’esprit ?
— Vous voulez boire un verre avec moi ce soir. C’est ce que votre photocopie dit. Et j’accepte. Rendez-vous au café d’en face à 19 heures. »
Sur ce, elle partit. Je me mis à rire, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ri ainsi. Elle avait été si vivante, dans sa façon d’être et de parler. Cet instant marquait un renouveau. J’allais vers une autre femme, et ce ne serait jamais anodin pour moi. Je me demandais ce qu’elle me trouvait. J’étais tellement plus jeune qu’elle. Représentais-je une sorte de fantasme ? Envisageait-elle aussi sa vie sexuelle comme une directrice des ressources humaines ? Je ne voulais pas trop y réfléchir, et je me laissais porter jusqu’à notre rendez-vous, dans une ambiance que je protégeais de mes attaques dépressives.