III
Alice est une jeune fille de bonne famille. Autant l’avouer tout de suite : ce fait a une nette tendance à m’exciter. Physiquement, elle possède toutes les caractéristiques de la petite chérie. Des cheveux lisses, un serre-tête parfois, et une façon si catholique de dire « oui ». Je raffolais de ses manières précises, et je trouvais dans sa façon de vivre tant de choses dont j’avais manqué. Il faut dire que j’ai été élevé (le mot est un peu fort) par des parents post-soixante-huitards. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point c’est traumatisant de passer ses vacances en Inde quand on est enfant. C’est juste un détail au passage. À présent, je les vois peu : ils vivent sur une montagne quelque part à l’ombre des moustaches de José Bové. Ou alors, ils voyagent à l’autre bout du monde pauvre. Ils sont de toutes les manifestations altermondialistes. Il m’est arrivé de penser que j’étais pour eux moins important qu’un grain de riz brésilien vendu en commerce équitable. Cette balance n’était finalement pas équitable pour moi, mais j’ai fait en sorte de me construire avec leurs valeurs, sans me focaliser excessivement sur leurs lacunes. Je ne peux pas dire que j’ai manqué d’amour ; j’ai simplement dû le partager avec tous les nécessiteux de la planète. Nous étions nombreux dans le cœur de mes parents, et c’est un sentiment que j’ai toujours ressenti : non pas de la sécheresse mais de l’étroitesse affective.
Quel cliché : le fils de hippie avec la fille de bourgeois. Je n’y peux rien, nous sommes tous des clichés. L’éducation, dans la plupart des cas, c’est juste un entraînement quotidien pour nous pousser à ne pas ressembler à nos parents. Si elle a conservé beaucoup de leurs principes, Alice n’est pas non plus en adéquation totale avec le monde des siens. Elle le respecte, elle ne cherche jamais à bousculer la moindre règle. Elle va les voir tous les dimanches, un rituel aussi immuable qu’un jour férié. Mais elle vit librement, et tente assez efficacement de ne pas se laisser encombrer par les diktats familiaux. Autrement dit, elle est capable de fumer un joint, d’écouter du rock alternatif, de lire le marquis de Sade, et de m’aimer surtout. Oui, il y a sûrement de la rébellion inconsciente dans l’idée de m’aimer. Je sais très bien que je n’ai pas le profil du gendre idéal. Je rêvais pourtant de rencontrer ses parents. Dans mon esprit, malgré ce que je savais de leur rigidité, ils étaient des modèles de stabilité. Et j’avais tellement manqué d’un quotidien huilé par des règles. Quand Alice partait chaque dimanche pour les voir, je demandais :
« Quand est-ce que tu me les présentes ?
— Bientôt.
— On dirait que tu as honte. Tu leur as parlé de moi au moins ?
— Oui… enfin un peu…
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, une fois j’ai parlé de toi… j’ai évoqué tes multiples études…
— Et alors ?
— J’ai vu dans le regard de mon père que cela ne le faisait pas rire. Alors j’ai préféré dire que tu étais un copain. Un bon copain.
— Un bon copain ?
— Fritz ! Tu peux comprendre, quand même !
— Si j’ai bien compris, il faut faire l’ENA pour voir tes parents.
— Mais non… mais… ça sera mieux plus tard… quand tu auras un vrai travail. »
J’étais scandalisé de voir à quel point elle avait honte de moi. Il y avait bien sûr de la mauvaise foi dans mon énervement, car je comprenais son attitude. En même temps, on aurait pu me donner une chance. J’étais un garçon dispersé, certes, mais sérieux. Alice aurait pu mettre cet aspect en avant auprès de son père, mais elle avait préféré me résumer par mes études. Ainsi, pour les rencontrer, il me fallait avoir un emploi. Par chance, j’allais bientôt trouver une place en parfaite adéquation avec l’étendue de mes connaissances. J’allais avoir un salaire et des tickets-restaurant et ce serait alors le monde des adultes.