IX

Les choses allèrent très vite. À peine Iris avait-elle reçu ma lettre qu’elle me téléphonait pour que nous nous rencontrions. J’avais laissé mon numéro de téléphone, pour montrer que j’étais pressé aussi de la revoir. Depuis que j’avais vu sa photo, notre rencontre s’était recomposée en moi d’une manière précise, sans le filtre déformant qui s’était apposé à beaucoup d’événements de cette période. Cette femme était liée dans mon esprit à quelque chose qui la dépassait forcément, liée à cette dernière seconde de la convalescence. J’avais été sauvé par les cravates, et elle avait été comme la dernière infirmière croisée en sortant d’un long séjour à l’hôpital.

Nous devions nous voir près de la Maison de la radio, où elle enregistrait une émission. J’étais très en avance, car je ne voulais pas être un petit peu en retard. Je fus surpris de la voir déjà assise dans le café. Elle paraissait toute blanche, comme souffrante. C’était une vision étonnante, cette intrusion subite de la blancheur. Était-ce le signe d’un retour du blanc aux premières loges de ma vie ? Il y avait un autre détail particulièrement troublant : elle portait la cravate. J’en fus réellement ému. Et j’ai marché vers elle, avec le sentiment que c’était un grand pas pour mon humanité.

Iris avait effectivement du mal à parler, à cause d’une rage de dents. Elle avait été contrainte d’annuler l’émission, mais pas notre rendez-vous. J’en déduisis que j’étais plus important que de nombreuses oreilles. Comme elle ne pouvait pas s’exprimer, j’ai proposé que nous nous écrivions de petits mots. Ce serait plus simple. Nous avons bien sûr reparlé d’abord de notre première rencontre. J’ai confirmé que je n’avais pas été envoyé par son éditeur, et que j’étais vraiment un employé des Éditions Larousse qui avait vendu des cravates en Bretagne. Elle m’a expliqué que mon intrusion lui avait donné l’énergie de finir son roman, comme si j’avais été une muse, comme si mon apparition poétique lui avait permis d’explorer davantage le roman. « Quand la vie dépasse le roman, que peut devenir le roman ? » a-t-elle dit d’un ton que j’ai trouvé un peu dramatique. Mais je fus vraiment surpris d’apprendre à quel point mon intrusion avait modifié son travail. En relisant son livre j’ai constaté effectivement, et avec une pointe d’étrange satisfaction, que la seconde partie était plus débridée. Avec cette scène, par exemple, où les personnages perturbent un enterrement.

Nous avons passé deux heures à nous écrire des petits papiers et, bien des années après, nous les regardons encore avec émotion ; comme des hiéroglyphes de notre amour. Car nous allions tomber amoureux. Pour le moment, il fallait parer à une urgence : son mal empirait. J’ai proposé que nous partions immédiatement chez le dentiste le plus proche. Elle trouvait que ce n’était pas très élégant comme premier rendez-vous. Au contraire, je trouvais qu’on pouvait difficilement faire un rendez-vous plus romantique. Dans la salle d’attente, j’ai essayé de la divertir en lui racontant des histoires. Le dentiste nous appela enfin. Je suis resté près d’elle, lui tenant la main, lui soufflant des mots d’encouragement. Elle souffrait d’une vive inflammation. Il s’est alors passé une chose étrange : j’avais une vue plongeante sur sa dentition, ce qui me permit de repérer une fissure sur la troisième dent du haut en partant de la gauche. C’était le même point commun qu’entre Alice et moi. Et si ma théorie de la reconnaissance des dents se révélait exacte ? Elle était soulagée, et je l’observais avec beaucoup d’émotion. En sortant, nous nous sommes séparés, et ce fut un moment perché quelque part au-delà de la tendresse.