V
Ce que je ne parvins pas à faire dans l’immédiat. J’ai annoncé à Bernard l’écoulement complet du stock. Il m’a dit que je pouvais rester tant que je voulais dans la maison. Mais que ferais-je ici sans cravates ? Toute la Bretagne me paraissait un territoire voué à la cravate. Pourtant, j’avais peur de rentrer à Paris. C’était évident, je n’avais pas le choix, je devais y aller, mais comment m’y prendre ? Mon passé m’attendait, et c’était le plus angoissant des avenirs.
Finalement, je n’ai pas eu à réfléchir bien longtemps. Une voiture s’est garée devant la maison. Une étrange voiture ; peut-être l’une des pires voitures de l’histoire des voitures. En l’observant depuis la fenêtre de la cuisine, je me suis demandé comment il était humainement possible de conduire ça. Cette réflexion fut coupée net par la vision du conducteur qui en sortit : c’était Paul. Il était accompagné de Virginie. Et tous deux frappaient maintenant à la porte. Je suis resté un instant sans bouger, violenté par cette intrusion. Puis j’ai ouvert. Paul m’a serré aussitôt dans ses bras (ai-je déjà dit que Paul était un grand affectif ?), et a versé quelques larmes qui ont provoqué les miennes : les larmes sont si charismatiques.
« Je suis si content de t’avoir retrouvé… si content…
— Moi aussi, dit Virginie. Cela fait une semaine qu’on tourne, qu’on interroge les gens.
— Pourquoi tu ne répondais plus aux appels ? » demanda Paul, avant d’admettre qu’il était bien inutile maintenant de poser toutes ces questions. Les choses s’étaient passées ainsi, et c’était tout. Il fallait juste être content de se retrouver aujourd’hui. Je crois, au plus profond de moi, que j’avais rêvé de ce moment, j’avais rêvé qu’un ami vienne me chercher, qu’un ami vienne me dire que faire, qu’un ami soit comme un père pour moi, et je ne pourrais jamais oublier ce que Paul venait de faire.
C’était l’heure du déjeuner, ils avaient faim. J’ai cuisiné quelque chose avec ce que j’avais. Il me restait un peu de saumon que j’ai fait mijoter dans une sauce au citron. C’est alors que je me suis souvenu :
« Ah mince, je suis idiot ! C’est vrai que vous n’aimez pas le saumon. »
Paul m’a regardé, surpris :
« Mais tu as vraiment cru à cette histoire ?
— Quoi ?
— La chute de tout le monde… dans une soirée… à cause du saumon… »
Bien sûr que j’y avais cru. Ne devait-on pas croire nos amis ? C’était peut-être même la seule croyance valable. Alors, non, je ne m’étais pas posé de question. Cela m’avait paru plausible… et en y repensant maintenant…
« Nous nous sommes rencontrés sur Internet…, dit Virginie. Et on voulait juste paraître plus originaux. »
Je me suis mis à rire de tout ça. Chacun créait le mythe de son histoire. Quel pouvait être le mien ? À quoi pouvais-je m’accrocher maintenant ? Moi qui avais pensé être un héros, que me restait-il ? N’aurais-je pas dû aussi inventer des détails de vie, créer des illusions pour le regard des autres, comme pour me protéger des trajectoires déviées, de la vie brutale et absurde ? N’aurais-je pas dû me modifier, me barricader de rêves, me transformer en l’un de ces héros fantasmés par les enfants ? Si j’avais la moindre chance de remodeler mon passé, par où passerais-je ? Par le versant illusoire sûrement.
J’ai coupé l’eau et le gaz, fermé les volets. J’ai fait toutes ces choses très simplement, presque froidement. C’était la fin d’une période. Je suis monté dans cette voiture surréelle. En compagnie d’un couple heureux, je suis retourné vers Paris.